Irak-Etats-Unis

Se rappeler le 11 septembre

par John Pilger*

Commémorer le 11 septembre avant tout comme un spectacle horrifiant est une insulte aux victimes de ce crime inimaginable. Toutefois, commémorer/se rappeler est important afin de donner un sens à l'événement, et surtout à ce qui s'est passé après.

La plupart des pirates de l'air venaient d'Arabie saoudite, un protectorat des Etats-Unis. L'Arabie saoudite est la patrie de la famille de Ben Laden, famille qui était cliente de Gorge Bush père, lorsqu'il était consultant du géant Carlyle Group qui dispose de substantiels intérêts dans le pétrole. Le pétrole et le combat des Etats-Unis pour défaire l'Union soviétique se trouvaient donc au cúur de cette histoire.

L'Arabie saoudite et le Pakistan constituaient les bases arrière pour l'Opération Cyclone de la CIA [contre la présence soviétique en Afghanistan], avec un trésor de guerre de 4 milliards de dollars et l'appui secret de la Maison Blanche, opération qui a abouti à créer effectivement le parti islamique de la guerre qui a attaqué finalement les Etats-Unis. Ce mouvement terroriste, les moudjahidins, était l'arme des Etats-Unis brandie contre l'Union soviétique. Le «gène» islamiste n'a cessé de se manifester et de s'étendre en relation proportionnelle avec l'influence et les pressions américaines exercées dans la région. L'émergence des talibans en est le résultat direct.

L'Arabie saoudite, foyer des lieux saints de l'islam, est devenue une vaste base américaine au cours de l'offensive contre l'Irak en 1990-1991; offensive qui était présentée à l'Ouest par le président Bush père comme «la plus grande campagne militaire morale depuis la seconde guerre mondiale». Le but non proclamé de cette «guerre» résidait dans la consolidation du pouvoir américain sur les champs pétroliers et dans l'endiguement (containment) de l'Irak dont le pétrole peu cher et d'excellente qualité était une menace pour le prix du pétrole de l'Arabie saoudite. «La plus grande campagne morale» de libération du Koweït avait peu à voir avec le but affiché.

Al-Quaida a pris racine en Ararabie saoudite au sein des familles dominantes qui s'opposaient aux accords de la famille du roi Fahd avec les Etats-Unis, accords qu'elles considéraient comme un pacte faustien [vendre son âme au démon]. «Le jour où la bulle a éclaté», voilà la façon de décrire le 11 septembre par ceux, nombreux, qui, dans le monde arabe, saisissaient ces tensions.

Dirigé par des hommes riches et puissants, Al-Quaida, à a stimulé l'amertume dans le monde arabe face au soutien des Etats-Unis à Israël. Et ce sentiment, dans un sens plus large, était partagé à travers le monde, à divers degrés, par ceux qui avaient ressenti la botte impériale de l'Occident. Dans son ouvrage classique, Les damnés de la terre, Franz Fanon, en 1961, prédisait avec précision ces tourbillons que récolterait le colonialisme.

Certes, rien de cela ne peut réduire le choc du 11 septembre. La première réponse, partout, fut une attitude de compassion. Les personnes qui se trouvaient dans les tours jumelles étaient des innocents qui se rendaient à leur travail quotidien. Cette sympathie quasi universelle a été captée par Bush Jr et Blair. La poursuite de la justice a été empaquetée dans le drapeau d'une puissance impériale corrompue, donc les actions futures devaient être aussi infâmes que le crime du 9/11 lui-même.

Bien que le degré de souffrance ne supporte pas la comparaison, il y a des similarités avec la façon de s'approprier l'Holocauste pour en faire une justification durable des injustices et des crimes infligés en Palestine. Il serait tout aussi blasphématoire pour les victimes que  le «11 septembre» suscite la même attitude dans notre conscience.

Les forces multiples vouées à un superculte de l'américanisme - célébré par les fondamentalistes de Washington jusqu'aux correspondants mielleux attachés à la Maison Blanche - veulent nous faire croire que les événements de ce jour (du 11 septembre) «ont changé le monde», fournissant un appendice aux vues de Francis Fukuyama sur la fin de l'histoire.

Le monde n'a pas changé. La poussée militaire et économique des Etats-Unis s'est encore plus accélérée, conjointement aux attaques contre la social-démocratie. Et au même titre où les absurdités de Fukuyama ont été déconsidérées, il en ira de même pour le «11 septembre» présentée comme une autre fin de l'histoire. Ce qui s'est passé au cours de la dernière année démontre une prise de conscience, à travers le monde, de la réelle rapacité de la puissance dominante américaine. Cela est à l'opposé de ce que les propagandistes voulaient. Ou, comme l'écrivait une fois John Berger: «Plus jamais une seule histoire ne sera racontée comme si elle était l'unique».

La presse fanfaronne, qui appelle à l'incinération d'une population innocente en Irak (qu'elle insulte collectivement, comme le fait Saddam Hussein), s'adresse les uns aux autres comme cela se fait d'un podium à Hyde Park Corner [partie du parc où toute personne peut prendre la parole] lors d'un triste jour d'hiver. Tout indique que la majorité de la population dans ce pays [la Grande-Bretagne] et à travers le monde n'écoute plus, et est fatiguée par les sons des tambours américains.

Edward Saïd décrivait une fois le pouvoir extraordinaire des écrits de Franz Fanon comme étant ceux d'un «contre-narrateur clandestin des forces régnant à la surface du régime colonial». Le même pouvoir extraordinaire apparaît dans de nombreux pays, dans chaque continent, et pas moins dans ceux que les médias occidentaux ont balayé de la carte. C'est une raison, je le crois, de manifester un optimiste.

La réaction de Bush et Blair au 11 septembre a été rapidement comprise. Déjà en octobre 2001, Gallup International [institut de sondage] rapportait qu'une majorité, dans plus de 30 pays, s'opposait à des solutions militaires. Tony Blair ne disposait d'aucun mandat pour envoyer des soldats dans des expéditions vides de sens, pourchassant des tribus de la même façon qu'il y a 150 ans. Aujourd'hui une claire majorité de l'opinion publique britannique s'oppose à ces plans, sans explications probantes, de se joindre à une invasion américaine de l'Irak, un pays que les propagandistes américains, sans preuves, associent à la guerre qui a échoué «contre le terrorisme».

En tenant compte de la clause qu'un nombre inconnu d'Américains pourrait être tué en prenant d'assaut Bagdad, une petite majorité d'Américains est aussi opposée à une invasion; ce qui réchauffe le cúur et est remarquable, étant donné le festival de paranoïa organisé depuis le 11 septembre.

La vérité c'est que le gang de Bush et ses adjudants - Ariel Sharon et Tony Blair (et le presque inconnu John Howard en Australie) - sont isolés. La période de la passivité face à la télévision est dépassée. Des meetings publics rassemblent des milliers de personnes convoquées de bouche à oreille. Au Etats-Unis, Howard Zinn, le grand historien d'opposition, considère que le flux des messages sur son e-mail a atteint tous les records, pour ce qui a trait au grand nombre de protestations dans les petites villes. Cela défie tous les stéréotypes.

Peut-être ce qui bouge aux Etats-Unis - sous le poids des mythes de son exceptionalisme, de son moralisme et de ce que l'organisateur de la guerre froide George Kenan nommait avec cynisme son «idéalisme de Rotary club» - est le modeste début d'un rejet, analogue dans ses débuts et son ampleur à celui qui a conduit aux grands mouvements pour les libertés civiques [contre les discriminations frappant les Afro-Américains] . Jamais les Américains ordinaires ne sont apparus aussi sardoniques face à la vénalité et à la corruption de leurs dirigeants.

Cela ne doit pas être exagéré, mais sous tous les régimes et dans toutes les circonstances, et malgré la propagande de leurs gardiens accrédités, les gens ne sont jamais restés sans bouger, silencieux. La moralité trompeuse dégoisée par Blair a eu l'effet inverse. Ce que les commentateurs attitrés nomment le «malaise public» peu être relié à ces appels de Blair aux accents gladstoniens [par référence à Glastone, premier ministre libéral de l'empire britannique à la fin du XIXe siècle] et propre à l'époque des canonnières; appels qui sont en syntonie avec l'évocation par Bush de l'Ouest sauvage de l'Amérique où, comme le faisait remarquer D.H Lawrence [l'orientaliste et agent politique britannique: Lawrence d'Arabie],  les héros sont simplement des tueurs.

Le silence a été brisé depuis le 11 septembre. L'hostilité internationale à la violence du gang de Bush (une étude de l'Université du New Hampshire évalue à 5000 les personnes tuées par les bombardements) se serait, probablement, développée dans tous les cas. Mais l'utilisation outrageante de la tragédie du 11 septembre a servi de signal. Voilà ce qui a changé.

En Grande-Bretagne, le barrage médiatique a montré des fissures dangereuses. Un tabloïd populaire, le Daily Mirror, est revenu à ses origines dissidentes et sérieuses. Il a provoqué une telle crainte et répugnance parmi les élites que l'un de ses propriétaires américains a effectué des menaces voilées. Dès lors, l'hagiographe de Washington, de Whitehall [siège des principaux ministères britanniques] et de Murdoch [le magnat de la presse] , William Shawcross, s'est vue commander une page dans le quotidien The Guardian pour condamner «l'infantile» Mirror et quasiment tout le monde qui ose mettre en question l'obéissance de notre gouvernement à l'administration Bush totalement irrespectueuse de la légalité.

Les courtisans de Washington - les «atlantistes», comme ils aiment être appelés - sont inquiets. La censure par omission, une fois si assurée  - celle qui a permis l'Etat britannique de se joindre aux aventures impériales américaines, plus particulièrement le massacre unilatéral effectué au cours de la guerre du Golfe, l'événement le plus «couvert» dans l'histoire mais celui dont on a le moins rendu compte - n'est plus autant opérationnelle. Dans le Mirror, dans les pages «opinion» du Guardian, dans les reportages de Robert Fisk dans The Independant et, ici et là sur les radios, des voix dissidentes - le sang de toute société libre - se sont fait entendre. Sur la toile (le web), il existe aujourd'hui l'équivalent d'un solide samizdat.

Seule la télévision a été rendue muette. La résistance de la mythologie de la BBC sur son «objectivité» et sur son attachement à «l'équilibre» ne doit pas être sous-estimée. Une grande partie de l'humanité continue à être objectivée selon la gradation de leur valeur pour l'Occident et de leur incorporation dans le système des valeurs occidentales. Comme Fanon l'écrivait, il y a plus de 40 ans: «Pour les indigènes, l'objectivité est toujours tournée contre eux». Ainsi les nouvelles de la BBC peuvent «équilibrer»...justice et injustice, faits et mensonges autorisés, tout en réduisant des sociétés entières à une somme, relevant de la démonologie, de leurs dictateurs

Il est urgent de donner sens au 11 septembre. Un autre crime est éminent. En 1998, le Pentagon avertissait Bill Clinton que les «dommages collatéraux» d'une invasion complète de l'Irak pourraient s'élever à la mort de 10000 civils. Combien de fois, de façon routinière, l'humanité devra-t-elle subir cela? C'est la question qu'actuellement beaucoup se pose. Quand le correspondant du Washington Post, un journal libéral réputé, peut affirmer sur la BBC que les Britanniques parlent contre le parti de la guerre parce qu'ils sont jaloux que les Etats-Unis sont «le soleil autour duquel tourne le monde», vous pouvez apprécier comment pense l'élite d'une grande puissance. Les Romains et l'élite impériale britannique auraient pensé la même chose. Mais le XXIe siècle est arrivé et la respectabilité que le nazisme a tirée de l'impérialisme devrait interdit d'effectuer son retour. 6 septembre 2001

*John Pilger est un des journalistes critiques de langue anglaise qui jouit d'une très large audience et qui s'est vu attribué de nombreux prix internationaux pour ses enquêtes et ses films. Son dernier film, Palestine is still the Issue, passera sur la chaîne anglaise ITV le lundi 16 septembre, à 23 heures (heure anglaise).

 

Haut de page


case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: