Irak-Etats-Unis

Irak, le jeu du mensonge

John Pilger*

* John Pilger a publié cet article le 27 août 2002 dans le quotidien anglais Daily Mirror. John Pilger est un journaliste qui a reçu un nombre important de prix. Il vient de publier aux éditions Verso un ouvrage intitulé «The New Rulers of the World». Son film sur la situation en Palestine passera le lundi 16 septembre sur la chaîne anglaise ITV1 à 23 heures (heure anglaise).

Le gouvernement Blair était informé, en janvier 2002, par les Américains qu'il n'existait pas de justification pour attaquer l'Irak au nom d'«une guerre contre le terrorisme». Les Américains indiquaient que leur but principal était d'écarter Saddam Hussein qui faisait obstacle au contrôle par l'Occident des richesses pétrolières du Moyen-Orient.

Cela explique partiellement pourquoi Blair a abandonné sa présentation devant le parlement britannique d'un fameux «dossier» dans lequel «les preuves de la détention par Saddam Hussein d'armes de destruction de masse sont simplement amples».

Ce dossier n'est rien d'autre qu'un amas d'affirmations réchauffées et trompeuses fournies par Washington. Selon des sources de renseignement crédibles provenant d'autres pays occidentaux, qui étaient dans le secret de ce type de communication, la CIA (Central Intelligence Agency) avait reconnu clairement qu'il n'y a «pas de preuves effectives» justifiant une attaque contre l'Irak.

Alors que Blair continuait de relancer sa propagande sur le thème l'Irak est une menace pour la région et pour ce que Blair désigne comme étant la «civilisation», la vérité était depuis longtemps devenue un secret de Polichinelle. Le 5 février 2002, le New York Timesindiquait: «La CIA ne dispose d'aucune preuve selon laquelle l'Irak s'est engagé dans des activités terroristes contre les Etats-Unis depuis au moins une décennie; et la CIA est aussi convaincue que le président Saddam Hussein n'a fourni aucune arme chimique ou biologique à Al-Qaida.»

Alors que Blair avait proclamé que l'Irak avait reconstruit son arsenal «d'armes de destruction massive», ses conseillers savaient parfaitement que cela était une absurdité. Et si Blair lui-même n'était pas au courant, il en découle une interrogation: quel type de premier ministre est-il?

Ses conseillers avaient lu les éléments avancés par Scott Ritter qui a été pendant sept ans un inspecteur de l'armement de premier rang de l'ONU en Irak; il a une place remarquable pour juger de l'importance du danger que représente le régime irakien.

Ritter, un Américain qui est une autorité internationale dans le domaine du désarmement, a dirigé personnellement les inspections, les recherches et la destruction des armes biologiques et chimiques du programme irakien.

Le 23 juillet 2002, il affirmait: «Il n'y a pas d'élément pour une guerre. J'affirme cela non pas en tant que pacifiste ou comme quelqu'un qui est effrayé par la guerre. J'ai fait la guerre avec le corps des marines américain. De plus, je suis membre du Parti républicain, j'ai voté pour George W. Bush à la présidence. Plus important, je crois à la vérité. Les inspecteurs de désarmement de l'ONU ont obtenu un succès extraordinaire en Irak. A la fin de notre travail, nous avons réussi à obtenir un niveau de désarmement de 90 à 95%. Et cela non pas parce que nous prenions pour exact ce que les Irakiens nous disaient. Nous nous sommes rendus en Europe et nous avons fouillé les pays qui avaient vendu des technologies à l'Irak jusqu'à ce que nous trouvions les sociétés qui avaient opéré une transaction avec une autorité irakienne. Nous avons établi la relation entre chaque pièce et les numéros de série. C'est pour cette raison que je peux affirmer que l'Irak a été désarmée à 90-95%. Je peux confirmer que 96% des missiles irakiens ont été détruits. Pour ce qui a trait aux armes chimiques, même si l'Irak a réussi à stocker des gaz neurotoxiques tels que le Sarin ou le Tabun, ces produits chimiques ont une durée de conservation de cinq ans. Après, ils se détériorent et deviennent un magma inutilisable.» 

Ritter ne nie pas que l'Irak ait pu commencer à redévelopper un programme d'armement: «Mais ils auraient dû le faire en commençant depuis rien parce qu'ils ne disposent plus d'usines, étant donné que nous les avons détruites, y compris celles concernant la recherche et le développement. Et s'ils cherchaient à le faire, les preuves seraient facilement détectables. La technologie est à disposition. Mais si l'Irak produisait des armes chimiques aujourd'hui à une échelle un peu significative, on aurait des preuves concrètes à mettre sur la table, simplement. Il n'y en a aucune.»

Tony Blair doit aussi être au courant que l'Agence internationale pour l'énergie atomique a annoncé qu'elle avait balayé le programme d'armement nucléaire «de façon efficace et efficace». Lorsque Blair et Bush «exigent le retour des inspecteurs en Irak», ce qu'ils oublient de dire, c'est ce que ces inspecteurs n'ont jamais été jetés hors d'Irak mais que l'ONU les a obligés de sortir après qu'il a été découvert que ces inspecteurs servaient de couverture à des activités d'espionnage américain.

L'absurdité n'est jamais très éloignée dans le monde Bush. Son secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, affirme que l'absence de preuves confirme simplement que l'infâme Saddam a caché habilement son arsenal dans des caves et sur les remorques de camion. Comme le dit Rumsfeld: «L'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence.»

Le deuxième plus grand mensonge est le suivant: l'Irak serait «une menace pour la région». Blair et Bush, sans discontinuer, affirment cela comme s'ils faisaient écho aux craintes des dirigeants de cette région. L'opposé est vrai.

En mars 2002, lors du sommet à Beyrouth de la Ligue arabe, un clair message a été émis par les 22 gouvernements qui désiraient voir se terminer le conflit avec l'Irak, pays qu'ils ne considéraient plus comme une menace. L'Arabie saoudite et l'Irak ont rouvert leurs frontières communes. L'Irak a été d'accord de redonner toutes ses archives au Koweït et d'engager une discussion sur les personnes disparues. La Syrie et le Liban ont rétabli des relations pleines et entières avec l'Irak. La compagnie aérienne nationale de Jordanie a un vol, cinq fois par semaine, entre Amman et Bagdad.

La vérité, qui ne peut être exprimée, c'est que toute la région du Golfe et le Moyen-Orient est mise sens dessus dessous, non pas par une crainte face à l'Irak, mais par l'obsession des Américains de remplacer Saddam Hussein.

Or, il était leur homme. Un gangster dont le parti, le Baas, a été mis au pouvoir par la CIA à l'occasion de ce qu'un responsable de cette agence décrivait comme «notre coup le plus apprécié». De plus, il a été, une fois au pouvoir, soutenu par Ronald Reagan, George Bush Sr et Margaret Thatcher qui lui ont donné toutes les armes qu'il voulait, souvent clandestinement et illégalement. A Washington, cette relation était qualifiée d'«affaire d'amour».

Lorsque j'étais en Irak en 1999, j'ai rencontré un sous-directeur d'hôtel dont l'ironie à propos de la double morale occidentale était des plus agréables.

«Ah! Un journaliste de Grande-Bretagne, dit-il. Voudriez-vous voir où M. Douglas Hurd [secrétaire d'Etat britannique aux Affaires étrangères] se trouvaient ainsi que M. David Melon - il voulait dire David Mellor [politicien qui a servi sous les ordres de Douglas Hurd] -, M. Tony Newton [politicien conservateur] et tous les autres membres du gouvernement Thatcher? Ces Messieurs étaient nos amis et nos bienfaiteurs.» 

Cet homme avait une collection du journal irakien en langue anglaise, le Bagdad Observer, venant des «bons vieux jours». Saddam se trouve sur la première page, là où il est toujours. Le seul changement: sur chaque photo, il est assis sur le canapé présidentiel blanc avec un autre ministre du gouvernement britannique qui force un sourire inquiétant similaire à celui de son hôte meurtrier.

Sur ces pages, un papier jaunissant, on voit deux fois Douglas Hurd: sur le canapé, en deuxième page, s'inclinant devant le tyran. On trouve aussi le corpulent David Mellor, alors aux Affaires étrangères, sur le même canapé blanc, en 1988. Au moment où Mellor - ou «M. Melon», comme notre sous-directeur d'hôtel préfère - était reçu par Saddam Hussein, son hôte ordonnait le gazage de 5000 Kurdes dans la ville de Halabija. Le Foreign Office a essayé de supprimer les informations concernant cette atrocité et le Département d'Etat américain a tenté de rejeter la faute sur l'Iran. «S'il vous plaît, transmettez mes salutations à M. Melon», m'a dit alors le sous-directeur d'hôtel [Melon a dû quitter les affaires politiques suite à un scandale].

En 1994, l'enquête menée par Richard Scott sur les livraisons illégales d'armes à Saddam Hussein mit au jour que la duperie était très largement répandue parmi les fonctionnaires et diplomates britanniques. Un de ces personnages dont l'honnêteté fut soulignée par Sir Richard Scott était l'ancien chef du Département Irak à Whitehal, Mark Hjson, qui a décrit la «culture du mensonge» au sein du Ministère des affaires étrangères (Foreign Office). Sous Tony Blair, rien n'a changé. Le Foreign Office a systématiquement menti sur les effets inhumains pour la population civile d'Irak de l'embargo sous conduite américaine. Il a menti concernant la croissance du nombre de cancers dans le sud de l'Irak, ledit «effet Hiroshima» dû à l'uranium appauvri, une arme de destruction massive utilisée par les forces britanniques et américaines au cours de la guerre du Golfe. Il a menti sur l'importance des biens de type humanitaire refusés à l'Irak même si le Conseil de sécurité de l'ONU les avait approuvés. Parmi ces biens, se trouvent des équipements médicaux pour la détection et le traitement du cancer, et des équipements pour permettre à l'Irak de nettoyer les champs de combat contaminés.

Sur l'Irak, la similitude d'attitude entre les conservateurs de Thatcher et les nouveaux travaillistes de Blair est remarquable. En 2000, Peter Hayn, ministre des Affaires étrangères et fervent supporter de l'embargo à l'encontre de la population civile, a bloqué une demande du parlement de publier la liste complète des entreprises britanniques qui avaient soutenu Saddam Hussein au pouvoir.

Au même titre où le Foreign Office sous le règne des conservateurs avait empêché que les rapports ayant trait au gazage par Saddam des Kurdes soient diffusés dans les médias (des membres du Foreign Office avaient même mis en question l'authenticité des photos), leurs successeurs du New Labour ont mis en question la véracité des études de l'ONU sur la mort des enfants suite à l'embargo. Ils minimisent systématiquement le désastre humanitaire qui pourrait frapper les Irakiens lors d'une invasion par les Américains. Il y a quatre ans, le Pentagone informait le président Clinton que lors d'une invasion de l'Irak il fallait s'attendre à des «dommages collatéraux» (des civils tués) à hauteur de 10'000 personnes innocentes.

Ces derniers jours, plusieurs personnages au look de Saddam Hussein ont été reçus au Foreign Office. Il s'agit de nombreux généraux qui ont servi sous les ordres du tyran et qui seraient, au cas où la justice internationale pour les amis de l'ouest existerait au même titre que pour ses ennemis, condamnés pour crimes de guerre. Un nouveau gangster obéissant est recherché pour diriger l'Irak, le deuxième pays au plan des réserves de pétrole, ce qui est prisé par les économies insatiables des pays développés, particulièrement les Etats-Unis.

Pourquoi est-il si urgent d'attaquer l'Irak? Il est vrai que l'administration Bush a besoin de quelque chose qui corresponde à sa lutte effrénée contre le terrorisme. Mais il y a une raison qui est rarement soulignée. C'est un affreux Etat, numéro un du point de vue des réserves de pétrole, voisin de l'Irak, l'Arabie saoudite. Ce repoussoir médiéval est le plus important client américain dans la région, presque aussi important qu'Israël. Et Washington est en train de perdre le contrôle de la situation.

L'Arabie saoudite est aussi le berceau d'Al-Qaida, de la majorité des pirates du 11 septembre et d'Oussama Ben Laden. L'importance de l'Arabie saoudite pour les Etats-Unis est démontrée par les liens étroits existant entre beaucoup de «gros du pétrole» de l'administration Bush et les cheiks saoudiens. George Bush père, un consultant pour le géant de l'industrie pétrolière Carlyle Group, a rencontré la famille Ben Laden à plusieurs occasions.

Il n'est pas étonnant qu'aucune bombe américaine ne soit tombée sur l'Arabie saoudite. L'Afghanistan appauvri était une option préférée par les Etats-Unis.

Etant donné les liens entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite, l'opposition au sein de ce royaume fondamentaliste n'a cessé de croître. Al-Qaida jouit certainement d'un soutien ou d'une influence parmi les familles régnantes. Les Américains intiment le dirigeant précautionneux, le prince Abdoullah, de moderniser - aujourd'hui encore, les femmes ne peuvent conduire une voiture et vous pouvez perdre votre tête pour apostasie. Mais les pressions américaines ont des effets contradictoires. Le soutien populaire à Al-Qaida reste inchangé.

George W. Bush et son propre régime chrétien fondamentaliste, non élu, font face à un dilemme. Une attaque contre l'Irak et un conflit dans le Moyen-Orient apporteraient un soutien, au bon moment, au complexe militaro-industriel américain, en faveur duquel le Sénat a voté une augmentation de dépense historiquement très importante. Une telle attaque détournerait aussi l'attention d'une économie malade et des scandales de la corruption régnant dans les grandes sociétés, scandales dans lesquels Bush et son vice-président sont plongés jusqu'au cou.

Toutefois, une attaque contre l'Irak, le voisin de l'Arabie saoudite, pourrait aussi offrir à Al-Qaida une conjoncture qu'il attend lui permettant, à travers des intermédiaires, de contrôler l'Arabie saoudite, donc les champs pétroliers les plus importants au monde. Il n'est pas nécessaire de dire que les dilemmes face auxquels se trouve Bush n'incluent aucune considération ayant trait aux milliers d'Irakiens qui mourraient sous les bombes à fragmentation et les explosifs à base d'uranium appauvri.

Il est naïf d'attendre que Tony Blair dise quoi que ce soit à ce propos, qu'il nous dise la vérité. Toutefois, des personnes dans le monde entier bougent. Une majorité claire de la population britannique s'oppose à l'aventure criminelle des Etats-Unis et à la complicité de leur propre gouvernement. Le silence n'est plus une option. Comme le disait Martin Luther King: «Nos vies prennent fin le jour où nous adoptons le silence face à des questions qui sont importantes.»

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