France

De Florence à Paris:
FSE: un mouvement pour aller au delà

Paolo Gilardi

Plus de 50'000 accréditations, 55 conférences, 250 séminaires et peut-être 100'000 participants à la manifestation de clôture. Voilà, en chiffres, les premières bonnes nouvelles du deuxième Forum Social Européen qui s'est tenus dans plusieurs localités de la périphérie de Paris entre le 13 et le 16 novembre. Ce sont des chiffres qui expriment aussi tant une confirmation de la vitalité qu'une maturation de ce mouvement des mouvements qui, depuis Gênes, s'est affirmé comme un véritable point de référence.

Malgré cela, certains organes de presse se sont permis de célébrer à pleine page le succès relatif ou carrément le pari perdu des altermondialistes.

La preuve d'un tel échec se trouverait encore une fois dans les chiffres: moins de participants qu'à Florence en novembre 2002 où il y avait 60'000 personnes et une manifestation de clôture ridicule à comparer au mythique million qui défila dans la cité du lys.

Malgré le contexte

Le raisonnement est un peu court. Il l'est d'abord parce qu'il fait abstraction d'un fait capital: la guerre qui s'est faite malgré les impressionnantes manifestations du 15 février. C'est précisément là que se trouve la raison de l'optimisme au moment du bilan: y a-t-il déjà eu un mouvement, battu sur sa mobilisation principale, qui a pu se remettre en selle si rapidement pour réunir durant trois jours pratiquement le même nombre de participants qu'avant la lutte? Parce qu'entre 60'000 à Florence et plus de 50'000 à Paris on ne saurait se permettre des jugements tranchés.

Si l'on prend ensuite en compte le contexte français, la participation au Forum de Paris doit être considérée comme un vrai succès. Le premier Forum social européen, celui de Florence, s'inscrivait dans une dynamique de croissance des luttes ouvrières -il eut lieu peu avant la grève générale sur le statut des travailleurs- et des mobilisations ascendantes contre la guerre; Florence se voulait aussi la démonstration de la capacité du mouvement d'assurer une apparition pacifique après Gênes et le tentatives de criminalisation mises en route par le gouvernement Berlusconi.

Au contraire, le second Forum social européen s'est tenu dans le pays dans lequel le mouvement contre la guerre a été le plus faible et le plus désorienté de toute l'Europe; dans un contexte qui a vu les principales luttes sociales du printemps - celle sur les retraites, celle des enseignants et des travailleurs intermittents du spectacle - s'écraser contre le mur de l'intransigeance du patronat et de l'Etat. De ce point de vue, les plus de 50'000 participant (parmi lesquels, fait nouveau à relever, un nombre significatifs de délégués de l'Europe de l'Est) représentent non seulement une confirmation, mais aussi un vrai succès.

Le même raisonnement sur le contexte français s'applique pour la manifestation de clôture: les 100'000 manifestants de Paris ne doivent pas être comparés au quasi million de Florence mais aux manifestations françaises de la dernière décennie. De ce point de vue, la manifestation du 17 novembre a certainement été la plus importante que la capitale ait connue depuis l'hiver 1995. Le fait aussi que des secteurs sociaux des luttes du printemps aient participé au cortège n'est pas à sous-évaluer: ainsi, cet aspect représente le premier embryon de convergence de ces mouvements qui, jusqu'à l'été et à la défaite, ont cheminé côte à côte sans jamais se rencontrer.

Si l'on tient aussi compte du fait que la direction d'ATTAC-France a peu fait pour populariser la manifestation -on dit qu'il y eut seulement 3'500 affiches collées sur tout Paris- la participation doit être considérée comme particulièrement importante.

Langage commun

Le bilan est aussi positif quant aux dynamiques internes du mouvement. Malgré la fragmentation voulue par la direction française du forum en quatre lieux distincts et éloignés les uns des autres, tant la manifestation que l'assemblée des mouvements sociaux du dimanche matin ont contribué à recréer et renforcer ce sentiment de force et d'appartenance développé à Gênes, à Florence et autours des mobilisations d'Evian.

Derrière les problèmes logistiques se dessinent en fait deux options différentes et contradictoires: celle d'un mouvement altermondialiste qui se limite à un "travail d'éducation populaire" à l'intérieur du système et celle d'un mouvement capable d'assumer un rôle de mobilisation et capable d'en fixer les échéances. De ce point de vue le bilan est particulièrement positif.

En fait, l'ensemble des séminaires a représenté un moment crucial de discussion, d'élaboration de bilan et de propositions peu commun. En ce sens on peut parler de maturation: pour la première fois depuis des décennies, des milliers de personnes d'un mouvement si différent par ses composantes ont été capables d'en affronter la brève histoire et de l'inscrire dans les dynamiques actuelles de la société pour en tirer les nécessaires conclusions en termes d'action.

Le Forum social de Paris confirme ce qui est l'émergence d'une frange de militants, numériquement importante et représentative de différents mouvements, capable au-delà des frontières - qui ne sont pas seulement nationales - de développer un langage fait d'expériences communes, de bilans critiques et d'élaboration d'échéances partagées par de larges majorités.

C'est l'émergence de cette frange militante qui a aussi permis, au niveau des contenus, de créer un cadre de discussion propice à l'approfondissement des questions fondamentales inhérentes aux conditions de construction de "l'autre monde possible". En fait, que les débats aient porté sur la guerre, sur l'agriculture, sur le service public, sur l'Amérique latine ou sur les rapports entre radicalité et unité du mouvement, les vraies discussions sur les stratégies de changement ont été très nombreuses.

Rouvrir certains débats

Très souvent implicitement, mais aussi parfois très explicitement, les problématiques centrales liées à la transformation sociale ont commencé à être mises en lumière à Paris. A ce propos, la guerre contre l'Irak oblige le mouvement à se poser les problèmes de manière différente de celle avec laquelle il se les posait il y a une année à Florence. Si alors, comme à Seattle, comme à Gênes la tâche était de celle de délégitimer le libéralisme, de dénoncer les méfaits du capitalisme, la nouvelle situation mondiale nous oblige tous à rouvrir certains débats qu'une partie du mouvement ne voulait ou ne pouvait pas affronter il y a moins d'une année, c'est-à-dire la question de la propriété privée, celle du pouvoir et, enfin, celle des forces sociales capables de changement.

L'expérience de la guerre est caractéristique: que le discours belliciste ait été délégitimé est un fait; que des millions de personnes aient montré leur disponibilité à se mobiliser a été prouvé par le 15 février. Cependant, la guerre, le gouvernement des Etats-Unis l'a faite, tout comme, malgré les immenses manifestations de rues, le gouvernement français a imposé sa réforme des retraites. Le problème qui se pose, et qui a été posé à Paris, et celui d'aller au-delà des manifestations de rue.

C'est un problème qui fait surface dans toutes les discussions avec une question au fond très simple: pourquoi n'avons-nous nous pas pu l'empêcher? Pourquoi, malgré le fait que l'écrasante majorité des manifestants du 15 février aient été des salariés, des travailleurs, dans aucun pays, pas même en Grande-Bretagne, l'on a eu recours à la grève générale, la seule vraie arme pour empêcher la guerre?

La question est centrale pour le mouvement des mouvements. Si, durant la phase précédente, son objectif a été de détruire l'hégémonie culturelle du discours libéral, le mouvement des mouvements doit aujourd'hui affronter une problématique tout autre: il doit se demander comment, dans un monde dans lequel cette hégémonie a été contrariée, construire une autre hégémonie, avec quelles forces sociales et avec quelles perspectives de transformation de société.

Ces problématiques, le mouvement a commencé à les discuter. Il exprime ainsi un vrai pas en avant, un phénomène salutaire de maturation. Mais Paris ne doit pas rester un moment isolé! Fort d'une grande capacité à fixer son propre agenda, le mouvement risquerait de s'épuiser dans une succession d'échéances sans poser le problème de comment et avec qui aller au-delà du capitalisme.

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