Bolivie


La clameur populaire contre l'austérité s'amplifie

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Le 30 janvier 2004, la tension est montée en Bolivie après que le président Carlos Mesa-Gisbert a officialisé l'ensemble des mesures d'austérité qui toucheront directement les plus pauvres d'un pays, dont près de 70 pourcent de la population est considérée comme pauvre selon les critères, plus que discutables, de la Banque mondiale.

Deux thèmes rythment les rumeurs et débats politiques. Le premier porte sur la prétendue existence de «groupes subversifs armés». Dit autrement, la répression du mouvement de protestation populaire se prépare. Le second a trait à la viabilité du parlement que Carlos Mesa-Gisbert a voulu transformer en Constituante, afin que tout reste à l'identique, en donnant l'illusion du changement.

Il faut rappeler que dès l'accession au pouvoir de Carlos Mesa une armée d'intellectuels plus ou moins servile – comme les dominants en trouvent à ces occasions – annonçait que la nouvelle présidence ouvrait «une période de progrès et de développement de la Bolivie» . Cette antienne est bien connue dans ce pays. Or, il a fallu moins d'un mois pour que le vrai visage de la politique de Mesa apparaisse au grand jour. Le soutien immédiat qu'il a reçu de l'ambassade américaine ne laissait aucun doute à ce sujet.

Le degré de tension socio-politique est, aujourd'hui, plus exacerbé qu'il ne l'était en février 2003 ou en octobre de la même année. Deux camps s'affrontent: les masses populaires en voie d'organisation et de lutte, d'un côté, et les militaires, la police, de l'autre.

La pureté des traits de l'Etat bourgeois – sous sa forme répressive – apparaît clairement. Les théoriciens de l'Etat disposent là d'un matériau expérimental. Et cette netteté ne peut être imputée à la «non-complexité» de la société bolivienne. Certes, les structures de commandement de la bourgeoisie, des élites dirigeantes et de l'impérialisme ne sont pas simples et font appel à une foule de mécanismes et à une machinerie politico-culturelle sophistiquées, «même» en Bolivie. Mais lorsque s'approchent des échéances d'affrontement entre classes fondamentales, comme celui en cours, les traits de l'Etat s'épurent.

La propagande sur les «groupes subversifs» ont pour fonction de justifier les mesures spéciales prises par les Forces armées afin de défendre, comme le dit le président du Congrès (les deux chambres du législatif), Hormando Vaca Diaz, la «stabilité démocratique» et de faire passer des décisions devant «démocratiquement» appuyer la répression.

L'ambassade des Etats-Unis laisse entendre qu'existeraient des «groupes militaires irréguliers» dans le Chapare (assez proche de Cochabamba) et les Yungas (assez proches de La Paz), deux régions de cultivateurs de la coca. Des opérations militaires conjointes des Américains et de l'armée bolivienne, pour «arracher la coca», s'y effectuent depuis fort longtemps. Un terrain rêvé pour l'action et la propagande.

Au mouvement syndical, enseignant et urbain, s'ajoute, aujourd'hui. La protestation de la corporation des transporteurs qui sont visés aussi par la hausse à venir du carburant: les prix des transports exploseront et l'utilisation populaire des bus et des camions diminuera, les transporteurs paieront, indirectement, le prix de la politique d'austérité à répétition.

Dans la ville de El Alto, la Fédération des femmes a déclaré «l'état d'urgence et de  mobilisation» face au manque de gaz liquide (bonbonne) et face à la future hausse des prix, si le peuple ne la stoppe pas. En fait, se prépare un affrontement entre une structure usée, le Congrès dominé par la droite et une institution qui renvoie aux expériences de lutte du peuple bolivien: la mise en place d'une Assemblée populaire, centralisant les besoins et les aspirations d'un peuple opprimé depuis si longtemps.

Le patronat veut une politique économique dure qui soit appliquée par une main de fer. Néolibéralisme et pouvoir autoritaire ne font qu'un. L'exemple bolivien devrait faire réfléchir, au plus vite, toutes les forces qui se réclament de la gauche ou de la «gauche radicale», en Amérique du Sud. Charles-André Udry

Les voix de la population civile des principales villes boliviennes ont joint hier leurs protestations à celles des syndicats et des organisations sociales et populaires pour condamner les mesures économiques préparées par le président Carlos Mesa-Gisbert.

«Ils ne peuvent pas demander davantage de sacrifices au peuple». «C'est aux riches et non pas aux pauvres de payer la crise». «Le gouvernement a encore le temps de réfléchir». «Ce sera la pire des erreurs du Président». «Ils ne peuvent pas nous faire cela». Voilà ce que disaient les citoyens et citoyennes de diverses couches sociales devant les chaînes de télévision et les radios locales.

La protestation s'est généralisée lorsqu'on a appris que parmi les mesures économiques que prépare le gouvernement, il y a, entre autres, l'arrêt des subsides pour le gaz liquéfié domestique consommé par les foyers les plus pauvres, et l'augmentation du prix des principaux carburants. En effet, ces mesures ont un effet multiplicateur sur le reste des produits du panier familial, le transport et l'alimentation.

Le soulèvement populaire

Le  "mallku"1, Felipe Quispe a lancé cet avertissement: «Le peuple va se soulever(...) Si Mesa annonce l'augmentation des taxes sur les bonbonnes de gaz ou sur l'essence, le peuple va se soulever, et très vite, Carlos Mesa tombera».

«Nous nous préparons à sortir dans la rue pour nous opposer aux mesures économiques et pour faire tomber Mesa» a poursuivi le leader des paysans de l'Altiplano. Il prépare, avec la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) une grève générale à durée indéterminée ainsi qu'un blocage des routes si Mesa prend les mesures économiques convenues avec le Fonds Monétaire International et ne répond pas aux demandes sociales et syndicales.

La protestation a atteint une telle intensité qu'elle a alarmée y compris les parlementaires du Mouvement vers le Socialisme (MAS), dirigé par Evo Morales, leader des cultivateurs de coca de la région du Chapare, alors que leur parti donne son appui au Président Mesa et avait condamné l'appel de la COB à la grève comme étant «séditieuse» et «susceptible de créer un coup d'Etat» (voir à ce sujet les articles sur ce site en date du 5 et 23 janvier 2004).

«Nous avons dit au Président qu'il serait suicidaire de supprimer la subvention au gaz liquide» a avoué un sénateur du MAS, Filemon Escobar [ancien militant du Parti ouvrier révolutionnaire dont le leader historique se nomme G. Lora] qui a estimé que ces mesures économiques provoqueraient d'importants conflits sociaux. «Il y aura une convulsion sociale, dont profiteront certainement ceux qui ne veulent pas attendre les élections» s'est lamenté le sénateur du MAS. Son parti tente de canaliser toutes les protestations sociales et le mouvement d'opposition populaire contre le néolibéralisme vers une voie électorale.

Actuellement il existe dans le MAS une crainte que la lutte populaire soit contrecarrée par un coup d'état militaire d'extrême droite, ce qui suspendrait la démocratie et annulerait les élections, et ainsi la possibilité pour ce parti d'être représenté au gouvernement.

Les mesures

Selon les sources officielles, le Président Carlos Mesa annoncera à la fin de cette semaine [voir introduction] son programme économique d'urgence, grâce auquel il va tenter de financer un déficit budgétaire élevé de plus du 6% du Produit intérieur brut (PIB). Jusqu'à maintenant on sait déjà qu'il réduira de 10% les salaires des sommets de la bureaucratie étatique, et qu'il économisera un peu plus de 35 millions de dollars avec une politique d'austérité. Quelque 100 millions de dollars supplémentaires viendraient de la «coopération internationale» [avec une participation de la Direction du développement et de la coopération - DDC – helvétique].

Il resterait donc environ 250 millions de dollars à trouver. Selon les dénonciations des dirigeants syndicaux et les annonces déjà faites par les autorités gouvernementales, cette somme devrait provenir des contributions des entreprises pétrolières, de la suppression du subside au gaz liquide, de l'augmentation des impôts sur les salaires les salariés et de l'augmentation du prix de l'essence et de diesel [huile lourde utilisée pour les moteurs, dont l'allumage exige une compression particulière].

Dans les couches populaires il existe actuellement la certitude, fruit des expériences passées, que l'augmentation des impôts et l'augmentation du prix des carburants a un impact très important sur le pouvoir d'achat effectif des pauvres, qui constituent les deux tiers de la population. Or, visiblement, jusqu'ici, ces derniers ne semblent pas très disposés à se sacrifier comme le leur demande le président Mesa.

Assez de sacrifices

«Chaque année, on nous demande davantage de sacrifices, chaque année on nous demande de nous serrer les ceintures. Comment faire? Nous, les Boliviens, sommes très pauvres, on a juste de quoi survivre» protestait le dirigeant des enseignants urbains de La Paz, José Luis Alvarez. Il pense que Mesa continue à mener la même politique que le ex-président Gonzalo Sanchez de Lozada, qui a été chassé par le déchaînement populaire en octobre de l'année passée.

«Ce sont toujours eux qui ont dirigé l'économie, et ce sont eux qui l'ont démoli (...) S'ils ne peuvent pas nourrir le peuple, il faut qu'ils quittent le pouvoir» ajoutait le dirigeant, dans son appel aux travailleurs de l'ensemble du pays à s'organiser avec la COB pour freiner le «paquet d'austérité» économique.

À Cochabamba, le principal dirigeant de la Centrale Ouvrière Départementale (COD), Alberto Machaca, a exigé de la direction nationale qu'elle avance la date prévue pour la grève générale et pour la construction des barrages routiers afin d' arrêter le «gasolinazo» (augmentation du prix des carburants) de Mesa.

À Oruro, une réunion élargie de la Fédération des Mineurs a lancé un appel analogue à la mobilisation. Miguel Zubieta, le dirigeant des mineurs le plus haut placé a affirmé: «Nous avons accepté d'avancer de manière unitaire avec les  travailleurs autour des documents programmatiques et révolutionnaires des mineurs, de remplacer le Parlement bourgeois avec une assemblée populaire d'ouvriers, de paysans et des classes moyennes, et de nous mobiliser contre les mesures économiques.»

Encore des protestations

Le mouvement de protestation populaire a déjà fait naître une division virtuelle à l'intérieur du Cabinet ministériel, entre, d'une part, ceux qui insistent pour appliquer les mesures convenues avec le FMI et, d'autre part, ceux qui estiment que le gasolinazo est une mesure suicidaire.

Pendant ce temps, les reportages sur les protestations s'accumulent et se suivent.  Sur le réseau Bolivision, par exemple, on montrait des habitants de la ville de Santa Cruz2 qui disaient: «Nous n'acceptons pas cette augmentation, puisqu'elle va porter préjudice à la classe la plus pauvre». «Je ne suis pas d'accord avec l'augmentation du prix du gaz, car cela pèsera sur l'ensemble du panier familial». «Avant d'augmenter le prix du gaz, le gouvernement devrait songer à augmenter les salaires». «Cela fait beaucoup d'augmentations, je crois que le gouvernement devrait bien réfléchir avant d'appliquer ces mesures antipopulaires».

Dans la ville de La Paz, on entendait des protestations analogues: «C'est une mesure qui va contre le peuple. D'où allons-nous sortir l'argent pour acheter le gaz, depuis plusieurs années il n'y a pas eu d'augmentation salariale?». «Je ne suis pas d'accord avec cette politique du gouvernement». «J'aimerais que le gouvernement nous explique comment il va identifier les plus riches de manière à leur faire payer davantage pour le GLP, il s'agit encore d'une ruse du gouvernement pour lancer ses mesures antipopulaires». «Je suis en total désaccord avec cette mesure. Je crois que le Président Carlos mesa fait erreur, car les mesures économiques ne doivent pas peser sur les épaules du peuple, mais sur celles des riches et celles de la classe politique».

À Cochabamba, c'étaient les mêmes commentaires: «Je ne suis pas disposé à payer ce montant, car la crise économique est en train de frapper l'ensemble du peuple. Je crois que le gouvernement doit réfléchir et retirer cette mesure». «Il n'y a pas de travail, on n'a pas d'argent, et l'on veut encore nous imposer ces augmentations du prix du gaz et des impôts. Avec cette mesure, le gouvernement va nous pousser à devenir des délinquants». «Au milieu de cette crise économique, comment peuvent-ils envisager d'augmenter le prix des carburants? Cette mesure nous condamne à la misère». Voilà ce qui disent les gens à la chaîne de télévision Bolivision. (La Paz - 29 janvier 2004)

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1. Les mallkus sont des divinités chthoniennes – c'est-à-dire divinités infernales, que l'on supposait résider dans les cavités de la terre – dont l'esprit est censé résider dans des monuments construits en adobe (brique en argile mêlée à de la paille, ou à un autre liant) et en terre séchée, appelés pokara, de forme conique. Par une petite ouverture le dieu peut apparaître aux hommes au cours de rêves ou de visions.

Le mallku est un dieu mâle, mais il est accompagné de son épouse, la t'alla, qui réside dans le même monument (voir à ce sujet Nathan Wachtel, Le retour des ancêtres, Gallimard, 1990, 689 p.). réd

2. Capitale de la région la plus riche du pays, où se mélangent nombre d'activités «illégales» et «légales»; et où des forces séparatistes de droite sont fortes; l'aéroport de Santa Cruz est en complète déconnexion avec la Bolivie de Cochabamba ou de La Paz, sans parler d'Oruro ou Potosi; signe de son insertion particulière dans l'environnement géo-économique, entre autres brésilien. La région de Tarija est celle où se concentre l'essentiel des richesses pétrolières (voir carte).

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