Bolivie

La Bolivie, Bush et l'Amérique latine

Immanuel Wallerstein*

Le soulèvement bolivien, qui a renversé un président [Sanchez de Losada, le 17 novembre 2003], a suscité une énorme et inaccoutumée couverture de presse aux États-Unis et en Europe.

Ce fait est surprenant, dans la mesure où des pays comme la Bolivie sont généralement ignorés (ou peu couverts), y compris par les meilleurs périodiques. L'explication réside peut-être dans l'accumulation d'événements révélateurs, au cours de ces deux dernières années, d'un changement politique dans l'ensemble de l'Amérique latine. Il est probable que la région va redevenir un foyer central de la politique mondiale.

Dans les années 1960 la "révolution" était un thème récurrent dans cette aire. Cuba était le symbole du socialisme. Che Guevara [1928-1967, capturé en Bolivie par l'armée, puis assassiné] symbolisait ce qu'on appelait le "foquisme" [construction de foyers de guérilla dans la campagne, foyers devant irriguer l'ensemble du pays et censés susciter une crise de l'appareil d'Etat répressif] ou "la révolution dans la révolution", qui conduisit à la mort de Guevara en Bolivie [la formule fait allusion au titre du livre de Régis Debray: Révolution dans la révolution? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, Ed. Maspéro, 1967].

La dépendance [de la périphérie face au centre] était le nouveau mot d'ordre des intellectuels latino-américains, à partir des concepts de centre et de périphérie élaborés par Raul Prebisch [économiste argentin] et la Commission économique de l'ONU pour l'Amérique latine (CEPAL). Ouvertement, ces intellectuels se sont mis à s'opposer aux partis communistes [staliniens] latino-américains, les estimant réformistes, anti-révolutionaires et collaborateurs, de fait, des États-Unis et du capitalisme mondial. Des mouvements guérilleros virent le jour un peu partout et parurent très puissants. Au Chili, Salvador Allende fut élu [en 1970] sur un programme de transition au socialisme.

Pour stopper la vague, les États-Unis favorisèrent des coups d'État contre nombre de régimes (Brésil, Chili, Argentine, Uruguay...). La vague révolutionnaire commença à décroître dans les années 1970, alors que les Sandinistes au Nicaragua en étaient la dernière avancée [victoire du FSLN, en juillet 1979; la dictature de Somoza est renversée].

Dans les années 1980, la stagnation de l'économie-monde se mit à produire ses effets en Amérique latine. Le Mexique fut, en 1982, le premier touché dans la région par la "crise de la dette" (alors qu'en Pologne, la crise fut tout juste évitée en 1980).

C'est au cours de cette décennie 1980 que reculèrent les thèses "développementistes" au profit de la "démocratie" (à savoir la politique électorale) et que, dans l'ensemble, les eaux se calmèrent. Les différents mouvements de guérilla en Amérique centrale déposèrent les armes. Ils obtinrent, en contrepartie, la possibilité de participer à la politique électorale. L'effondrement de l'URSS et des régimes communistes d'Europe de l'Est et d'Europe Centrale désorienta et désarma considérablement la gauche latino-américaine.

Les années 1990 ont été une période faste pour les États-Unis en Amérique latine. Il y a eu l'adhésion du Mexique à l'Accord de libre échange nord-américain (ALENA). Et il y a eu, dans ce même pays, l'élection, en 2000, à la présidence de la République du leader d'un parti conservateur. Le Parti d'action nationale [PAN], totalement acquis au libre échange et pro étatsunien: Vicente Fox Quesada. Et cela, après un demi-siècle ininterrompu d'un gouvernement de parti unique: le PRI [Parti révolutionnaire institutionnel, fondé officiellement en 1946]. Mais dès son adhésion à l'ALENA, le Mexique se trouva confronté à l'émergence et à la résurgence d'un mouvement zapatiste extrêmement novateur au Chiapas [les zapatistes occupent 5 villes du Chiapas en 1994], défendant les intérêts des populations indigènes opprimées.

Alors que les Zapatistes [par référence au leader paysan, Emiliano Zapata qui, en 1910, dirigea l'armée du sud dans le cadre de la révolution mexicaine] suscitèrent un immense intérêt et trouvèrent beaucoup d'appui partout dans le monde, les États-Unis n'y prêtèrent aucun cas, probablement en raison du fait que les insurgés proclamaient ne pas vouloir prendre le pouvoir.

Les États-Unis se mirent alors à promouvoir l'idée d'une zone de libre échange des Amériques (ZLEA et ALCA en espagnol) et obtinrent du Chili la première adhésion à un accord bilatéral dans ce cadre.

Peu après on assista à une lente avalanche de mécontentement politique en Amérique latine. Il s'exprima sous des formes et des modalités différentes selon qu'il s'agisse de l'Équateur, du Pérou, du Brésil ou encore de l'Argentine. Mais, partout, il y avait, en commun, le mécontentement des populations indigènes et métisses ou de secteurs paysans et syndicaux.

Les "classes moyennes" apparurent relativement désorientées et indécises face à ces événements. Dans aucun des processus en question ne parvint au pouvoir un gouvernement "révolutionnaire", au sens donné à ce terme dans les années 1960. Mais, dans tous les cas, l'opposition est, plus ou moins ouvertement, hostile aux diktats du FMI et au projet de ZLEA-ALCA.

A chaque fois, les États-Unis se montrèrent insatisfaits, mais parfaitement incapables de réagir aussi rapidement et directement qu'au cours des années 1970. Il n'y a plus eu de coups d'État droitier du style de celui d'Augusto Pinochet.

Puis vint le soulèvement en Bolivie, le pays peut-être le plus pauvre d'Amérique du Sud. Il faut se souvenir que la Bolivie a été pionnière de la précédente vague révolutionnaire. La révolution de 1952 [placée sous la direction politique du MNR, Mouvement nationaliste révolutionnaire, et des syndicats] procéda à la nationalisation des mines d'étain. Dans cette révolution la Centrale ouvrière bolivienne (COB) joua un rôle décisif; elle était dirigée par les mineurs du secteur de l'étain, en majorité indigènes. Ladite révolution choqua beaucoup les États-Unis, du fait de la combinaison du syndicalisme et de l'indigénisme pour la conquête politique de l'État. Mais avec la chute des cours de l'étain sur le marché mondial, nombre de mineurs indigènes se reconvertirent dans la production des feuilles de coca, ce qui déclencha la fureur des États-Unis, qui lancèrent une campagne contre les drogues.

Lors des dernières élections, le dirigeant des producteurs de coca, Evo Morales, leader du Mouvement vers le Socialisme (MAS), avec l'appui de la COB et des mouvements indigènes, perdit de peu face au candidat conservateur, Gonzalo Sanchez de Lozada [Morales obtint lors du premier tour des élections présidentielles de juin 2002, 209% des voix].

On dit que lorsque Lozada fut reçu à Washington par Georges W. Bush, il plaisanta en disant qu'il ferait ce qu'il lui demandait, mais que sa prochaine visite aux États-Unis serait en tant qu'exilé. Et c'est ce qu'il advint. Quand Sanchez de Lozada vendit le gaz bolivien à très bas prix [à des transnationales Américaines et espagnoles] et proposa, en plus, qu'il soit transporté par gazoduc jusqu'à un port autrefois bolivien et annexé par le Chili lors de la guerre entre les deux pays au XIXe siècle [1879-1883], la Bolivie entra en éruption, d'abord dans les bidonvilles de l'altiplano [El Alto], puis dans la capitale [La Paz]. Soudainement, étudiants et ouvriers, population aymara, manifestant dans les rues, se mirent à crier à la gloire de Che Guevara (slogan repris dans un texte officiel de la COB).

Les États-Unis proclamèrent leur soutien à Sanchez de Lozada et obtinrent du secrétaire général de l'Organisation des États américains (OEA) qu'il en fasse de même. Mais le soulèvement fut le plus fort.

Le vice-président [Carlos Mesa Gisbert] retira son appui au gouvernement Lozada, ce qui lui ouvrit le chemin du pouvoir. Quelques jours plus tard, en Colombie, le gouvernement conservateur, le plus solide allié des États-Unis sur le continent, perdit, à la surprise générale, des élections majeures à Bogota (comme à Medellin, la seconde ville du pays), avec l'élection du dirigeant syndical et ex-communiste Lucho Garzon.

Les causes du mécontentement étaient fondamentalement les mêmes: les dommages causés par le néolibéralisme et sa prétention à éradiquer la coca, plutôt que la ligne dure gouvernementale dans les négociations avec la très ancienne guérilla des FARC.

Ainsi, il n'y a eu nulle part de "révolutions", mais une série d'échecs des forces conservatrices et de la ligne politique états-unienne. Reprenons. Au Brésil, Lula et le PT ont gagné la présidentielle en octobre 2002 [et Lula devient président en janvier 2003]. En Argentine, élève-modèle du FMI, l'effondrement économique et la turbulence politique produisirent un président - Nestor Kirschner - qui défia le FMI et obtint l'approbation de l'électorat. En 2003, lors du vote crucial au Conseil de sécurité de l'ONU sur l'Irak, les États-Unis ne parvinrent pas à obtenir l'appui du Mexique et du Chili. A Cancun [en octobre 2003, négociation de l'OMC], l'opposition aux propositions états-uniennes fut conduite, avec succès, par le Brésil. Un peu partout, c'est le réveil politique des populations indigènes qui, dans une bonne part de l'Amérique latine, sont la majorité de la population.

Ce surgissement est rendu possible par deux phénomènes conjoints. D'une part, les États-Unis ne sont plus en capacité de tout régenter en Amérique latine, spécialement depuis qu'ils sont engagés dans des opérations militaires au Moyen-Orient. D'autre part, les dirigeants politiques latino-américains, en particulier ceux de centre-gauche, ont tiré la leçon qu'ils ne sont pas au pouvoir pour de grandes avancées rapides, mais plutôt pour des avancées lentes qui peuvent s'accumuler. L'Amérique latine se trouve dans un processus permettant de tirer avantage des faiblesses états-uniennes. Les batailles décisives sont doubles: elles dépendent du niveau des luttes indigènes, paysannes ou syndicales et de leur impact politique, ainsi que de l'incertitude qui pèse sur la réussite de la ZLEA-ALCA du fait de la rigidité des EU à admettre des concessions significatives.


* Directeur du Fernand Braudel Center for the Study of Economies, Historical Systems, and Civilizations, auteur de très nombreux ouvrage parmi lesquels: Historical Capitalism, with Capitalist Civilization, Verso, Londres, 1995; The Capitalist World-Economy. Cambridge, Cambridge Univ. Press, l979; Historical Capitalism, Verso, Londres, l983. L'article a été publié dans le quotidien mexicain La Jornadale 22 novembre 2003.

Pour plus d'information sur la situation en Bolivie et au Brésil, voir les nombreux article sur le site alencontre.org.

Immanuel Wallerstein a le mérite de mettre les événements politiques présents en perspective. Son point de vue sur le passé et encore plus sur le présent mérite débat.

Haut de page
Retour


Case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Abonnement annuel: 50.-
étudiants, AVS, chômeurs: 40.- (ou moins sur demande)
abonnement de soutien dès 75.-
ccp 10-25669-5