Venezuela

 

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L’expérience vénézuélienne

Jorge Sanmartino *

Nous publions ci-dessous un extrait d’un article plus ample écrit par Jorge Sanmartino à l’occasion du Forum social mondial (FSM) qui s’est tenu à Caracas en janvier 2006. L’auteur y traite de questions telles que le «contexte international», «les gouvernements de centre-gauche  en Amérique Latine», etc. Le texte que nous publions aborde un thème: les rapports entre l’Etat et un processus de transformation sociale. Il se concentre sur l’expérience vénézuélienne. Il participe d’une réflexion plus large sur le sens de la formule: «l’actualisation du socialisme». Ce débat spécifique ne recoupe pas nécessairement la formule qui fait florès: «Le socialisme du XXIe siècle a commencé au Venezuela». Réd.

Pour les idolâtres de l’Etat, il n’y a pas de possibilité de changements sans l’Etat. Toutefois, ils omettent de prendre en compte le type d’Etat qui peut effectuer ces changements. La Mecque [pour une partie de la gauche] s’est transférée du Brésil [du Parti des travailleurs et de Lula] au Venezuela. C’est en partie compréhensible. Le gouvernement vénézuélien a conduit une politique extérieure indépendante. Chavez a manifesté de la bravoure en s’asseyant aux côtés de Fidel Castro, en commerçant et en établissant des relations avec l’Iran, la Russie et la Chine ou qui que ce soit ; et cela bien que les Etats-Unis en soient fort mécontents. De ce point de vue, Kirchner [président de l’Argentine], Lula [président du Brésil] ou Tabaré Vazquez [président de l’Uruguay] ne lui arrivent pas à la cheville.

Il est aussi vrai que durant les dernières années du gouvernement Chavez au Venezuela, avant tout après l’échec du coup d’Etat [avril 2002] et après la déroute subie par les forces ayant engagé la «grève» du secteur pétrolier [en 2002-2003], le cours de la dynamique sociale a abouti à l’introduction de changements importants. Les missions [actions ciblées dans le domaine de l’éducation, du logement…], la réforme de la santé, le combat contre l’analphabétisme sont des indicateurs d’une nouvelle politique sociale qui est appuyée par l’immense majorité des pauvres des villes et des campagnes. Toutefois, cela ne modifie pas le caractère de classe de l’Etat au Venezuela.

Le processus révolutionnaire au Venezuela n’a pas encore défini clairement une orientation pour ce qui a trait à la rupture avec la propriété privée des moyens de production stratégiques, des moyens de communication – qui ont été l’instrument des tentatives des coups d’Etat impérialistes –  ainsi que de la réforme agraire [propriété foncière], moyens qui constituent des instruments indispensables et irremplaçables pour engager un processus d’industrialisation et une utilisation productive des revenus issu de la rente pétrolière. Le «socialisme du XXIe siècle» ne peut connaître une avancée que s’il prend appui sur ces instruments fondamentaux. Et cela, d’évidence, exige un approfondissement du processus révolutionnaire qui assimile les leçons de tout le XXe siècle, ainsi que celles des mouvements de transformations [sociales], plus ou moins profonds, qui se sont développés en Argentine, au Pérou, au Brésil ou Mexique, sans que, sur le long terme, aient été modifiés les rapports sociaux fondamentaux.

Ensuite, le type d’Etat auquel aspirent les socialistes depuis Marx doit se construire avec la force et la participation, à la base, de l’immense majorité des exploité·e·s ; il commence à prendre forme dès que cette participation devient effective. A partir de là, ce dernier se transforme en un «non-Etat», un appareil qui va en se dissolvant, en dépérissant et en se défaisant de ses pouvoirs politiques qui sont réabsorbés par la société dont il a été séparé et, y compris, qu’il affrontait de manière irréconciliable.

Au Venezuela, l’Etat représente le tout (ou presque), alors que la société est faible. Cette caractéristique historique a abouti à la construction de relations inégales entre le pouvoir étatique et les masses en introduisant des éléments césaristes [allusion à la nature du pouvoir de César à Rome] et caudillistes [référence au terme caudillo qui renvoie au régime d’un général ayant pris le pouvoir] permanents. Cette particularité historique a produit des traits autoritaires et répressifs permanents propres au système du bipartisme vénézuélien, s’appuyant sur l’Action démocratique [fondé en 1936 par Romulo Betancourt, qui s’est donné un profil social-démocrate] et le parti Social-chrétien-Comité d’organisation politique des élections indépendantes (COPEI) [Parti démocrate-chrétien fondé en 1946 par Luis Herrera Campins].

La force du caudillo ne peut provenir seulement de la volonté populaire. Toutefois pour que le mythe perdure, cette volonté doit être remise dans les mains du chef. Et plus se renforce cette autorité – même si, comme c’est le cas pour Chavez, elle se traduit par l’adoption de mesures progressistes et anti-impérialistes – moins les masses disposent d’une capacité d’exercer leur auto-gouvernement. On arrive donc à un moment où le gouvernement d’un homme – un césarisme progressiste face au pouvoir impérialiste – devient un obstacle au développement de la cité [polis] moderne du gouvernement démocratique de la majorité populaire. Le caudillo n’est plus contrôlé et des contre-pouvoirs n’existent pas. Les partis peuvent être des médiations véhiculant les exigences présidentielles, mais ils ne peuvent ni limiter ni contrôler et encore moins écarter le pouvoir présidentiel.

La conséquence de la faiblesse historique de ce que l’on peut qualifier de «société civile» a abouti à ce que les masses interviennent dans des conjonctures spécifiques du processus révolutionnaire vénézuélien, tel qu’à l’occasion du coup d’Etat de 2002 ou lors de la «grève» dans le pétrole en 2002-2003. Toutefois, la grande majorité des initiatives à caractère permanent d’organisation et de participation des masses ont été adoptées depuis le gouvernement et à partir de l’Etat, que ce soit les missions, les cercles bolivariens, les conseils communaux. Y compris la formation de l’UNT (l’Union Nationale des Travailleurs) fut agréée par le sommet, même si  sa formation a été stimulée grâce à la participation ouvrière dans la lutte contre la «grève» dans le secteur du pétrole.

Néanmoins, il existe une dialectique entre organisation et cooptation fondée sur l’élargissement de l’espace où l’influence partidaire peut s’exercer, ce qui provoque en même temps une tendance dynamique, autonome et d’auto-gouvernement. Cela a favorisé l’émergence d’organes, de noyaux autonomes dans les communautés, dans le secteur rural et dans les mouvements indigènes. Mais, simultanément, se manifeste aussi une dépendance envers les structures étatiques et une subordination politique de ces instances. C’est un mouvement contradictoire et un processus vivant qui est encore en plein développement. La cogestion ouvrière, limitée à peu d’entreprises, a été obtenue grâce à la capacité combative des travailleurs contre le «lock-out» patronal. Elle fut à ses débuts appuyée par le gouvernement. Mais, elle s’est tassée et y compris fut démantelée dans la PVDSA [firme étatisée contrôlant le secteur pétrolier] et même congelée dans le secteur de l’électricité.

Alors que l’Etat s’arroge la représentation des travailleurs, un certain nombre d’entre eux exigent de participer directement à la gestion des entreprises. Les dénonciations ayant trait à la corruption de l’appareil étatique, le rejet massif des «partis du changement» officiels, et y compris le boycott face à des représentants gouvernementaux [par exemple dans des régions], à des maires et à des fonctionnaires à l’occasion de mesures que le peuple exige, tout cela démontre à quel point l’appareil d’Etat est étranger à la population. Il est un agent de classe qui surplombe cette dernière ; c’est un agent hiérarchique soutenant un système hétéronome aux relations sociales.

Ce n’est pas par hasard que seul la figure présidentielle dispose d’un pouvoir de convocation et soit respectée, une figure sans laquelle le processus ne progresserait pas. La relation bonapartiste de l’exécutif avec les masses populaires traduit la faiblesse et non pas la force du processus ; elle rend encore plus impératif le développement d’organisations autonomes de la classe des travailleuses et des travailleurs, des paysans et du peuple pauvre afin de développer et de renforcer le pouvoir populaire ainsi que l’auto-gouvernement du peuple.

L’expérience du «socialisme réel» dans les pays de l’est européen devrait être suffisamment instructive quant aux risques que soit encouragé et y compris justifié le bureaucratisme, le substituisme et la prise de décisions de type verticaliste, y compris celles portant sur des mesures progressistes qui sont mises en œuvre au nom de l’anti-impérialisme et du socialisme du XXIe siècle.

Il serait ironique que nous soyons capables de tirer des conclusions adéquates concernant les processus historiques qui se sont développés à l’est de l’Europe et que nous soyons incapables de maintenir une orientation socialiste cohérente et indépendante en Amérique Latine. L’urgence de se situer du bon côté dans la lutte contre l’Empire ne doit pas être une excuse pour signer un chèque en blanc au nationalisme de gauche au Venezuela, ni au dit socialisme de l’Etat cubain, avec toute la valeur et le courage (et donc la sympathie et l’appui que nous devons leur exprimer) nécessaires pour s’affronter à un pouvoir impérialiste mille fois supérieur.

Au contraire, une conception libertaire et effectivement socialiste, telle que la formulerait – au-delà de ses points faibles – le Lénine de l’Etat et la révolution pourrait servir mille fois plus le socialisme aussi bien à Cuba qu’au Venezuela ; et une telle orientation serait mille fois plus utile qu’un suivisme acritique et une conception étatique et bureaucratique d’un dit socialisme.

* Membre du collectif des Economistes de gauche (EDI) en Argentine.

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