Venezuela



«Uh Ah Chavez no se va» !

Frédéric  Lévêque *

Nous sommes le 15 août. Il est trois heures du matin. Un clairon déchire le silence nocturne de El Manicomio, un de ces nombreux quartiers populaires qui se sont construits au rythme de l'exode rural sur les flancs des collines entourant la vallée de Caracas. Alors que la musique révolutionnaire envahit le quartier et que quelques feux d'artifice explosent au loin, des femmes, en chemise de nuit, sortent de chez elles et commencent à discuter, dans la ruelle, du déroulement de la journée. Car c'est le jour J. Celui du référendum révocatoire du mandat du président Hugo Chavez. Un référendum révocatoire (RR) qui s'est avéré être ratificatoire.

 A 100 mètres de là, à l'école Alberdi - autogérée depuis 20 mois -, les gens font déjà la file. Répondant à l'appel du président, une grande partie de la population s'est levée avant le soleil pour voter le plus vite possible. A l'instar de quasi tous les bureaux de vote du pays, la plupart devront faire la queue durant des heures avant d'exercer leur droit constitutionnel. Mais quasi tous attendront 6, 8, 10, 12 heures pour voter, sans en être obligé, sous un soleil de plomb, simplement pour se prononcer sur l'avenir de leur pays.

 L'issue du vote, à Manicomio, ne fait pas de doute. Une large banderole indique que nous sommes en «territoire bolivarien», les «No» recouvrent les murs, s'affichent sur les voitures et les bus, couvrent les petits gradins du terrain de basket. La question centrale n'est pas de savoir qui va gagner, mais avec quelle marge Chavez se confortera au pouvoir. Les gens spéculent également sur le comportement qu'adoptera l'opposition ; elle qui, dans son monde médiatique virtuel, est tout aussi convaincue qu'elle est majoritaire. Même si elle a recueilli 2.5 millions de signatures pour solliciter le RR, ces dirigeants doivent bien savoir que la plupart de la population vit dans des quartiers pauvres où l'écrasante majorité soutient l'actuel processus de changement social. C'est le cas à Manicomio où des quelque 3 000 votants, 2 500 ont choisi de garder Chavez à la présidence.

Trois ans de déstabilisation

Hugo Chavez – "ancien colonel putschiste" et "ami de Fidel Castro" comme aime à le répéter la presse européenne pour le discréditer – a pris les rênes du pouvoir en février 1999. Surfant sur le discrédit et l'effondrement du système politique dominant depuis 1958, il a promis de refonder la république sur de nouvelles bases. Pour ce faire, il s'est attaqué au cadre politico-juridique. Il a doté ainsi le pays d'une nouvelle constitution affirmant la souveraineté nationale sur les ressources naturelles ainsi que le rôle central de l'Etat dans l'économie et introduisant le mécanisme du référendum révocatoire. Pour consolider son soutien massif, le gouvernement a utilisé les mécanismes électoraux et référendaires et a maintenu en état de mobilisation permanente les secteurs populaires.

Il a fallu attendre novembre 2001 pour que l'administration Chavez prenne les premières mesures économiques structurelles, rompant, sur certains aspects, avec le modèle promu par le Consensus de Washington. L'adoption, le 12 novembre 2001, par l'Exécutif de 49 décrets-lois (loi sur les hydrocarbures, sur la terre, sur la pêche, etc.) donna un contenu socio-économique plus significatif au processus et plongea le pays dans un conflit qui n'en finit pas. C'est le tournant politique majeur au Venezuela. Jusque-là, le gouvernement avait mené une politique macroéconomique conservatrice, à plusieurs niveaux (austérité budgétaire, inflation zéro, etc.), tout en augmentant malgré cela les dépenses publiques et sociales et en lançant des programmes sociaux relevant de l'assistance (Plan Bolivar 2000).

Le conflit vénézuélien a éclaté avec l'organisation, le 10 décembre 2001, d'un lock-out patronal, appuyé notamment par les médias commerciaux. L'année 2002 a été le théâtre d'un profond processus de polarisation politique et sociale qui a divisé la société vénézuélienne. L'opposition a organisé en un an quatre «grèves» générales dont une a conduit au coup d'Etat du 11 avril 2002, et une autre au sabotage pétrolier informatique dont a été victime la société publique Petroleos de Venezuela (PDVSA).

A chaque tentative de déstabilisation, de nombreux secteurs populaires se sont radicalisés. Chavez en est ressorti à chaque fois renforcé, car il a pu nettoyer, grâce aux actions de l'opposition, l'armée de secteurs non-démocratiques et l'entreprise pétrolière (PDVSA) de gestionnaires qui ne voulaient pas se plier à la réforme pétrolière nationaliste du gouvernement. Depuis le début du conflit, Chavez a appelé l'opposition à attendre la moitié de son mandat et à organiser un référendum révocatoire auquel il s'est dit disposé à se soumettre. Mais les dirigeants de l'opposition n'en avaient que faire. Accusant défaites sur défaites, l'opposition a dû se résoudre à accepter les règles démocratiques. C'est ce qu'a dit le président le jeudi 3 juin 2004 après l'annonce des résultats de la récolte de signatures, «Ils ont refusé les chemins du terrorisme, du coup d'Etat. Qu'ils soient les bienvenus sur les chemins de la démocratie.» Malgré la fraude qui a marqué la collecte de signatures de l'opposition – des milliers de morts ont signé en faveur de l'organisation du référendum – Chavez, certainement convaincu de sa victoire, a accepté le «défi». Pour ce faire, le président a créé une nouvelle structure nationale: le Comando Maisanta et a appelé une nouvelle fois au renforcement de l'auto-organisation de la population, avec les patrouilles électorales.

Fidèle à lui-même, le Comandante a évoqué l'histoire du pays pour parler de l'actualité. Chavez a évoqué le souvenir du «Général du peuple souverain», Ezequiel Zamora, figure importante de la guerre fédérale qui opposa les conservateurs aux libéraux et fédéralistes, entre 1853 et 1869. «Zamora fut un grand stratège. Un jour, quand il ne pouvait maintenir ses forces dans la ville de Barinas, il commença à se replier et laissa les forces adverses occuper la capitale de cette province. C'était en 1859. Zamora se replia et l'oligarchie conservatrice prit Barinas et avança en disant: «Nous avons mis Zamora en échec ! Il se retire». Et ils commencèrent à faire la fête.» Et Chavez d'expliquer la tactique militaire de Zamora qui fit croire aux Conservateurs qu'ils avaient gagné, alors qu'il s'agissait d'un retrait tactique pour les attirer dans les plaines de Santa Inès et leur donner le coup final le 10 décembre 1859.

Ce scénario s'est reproduit le 15 août 2004. Avec une campagne menée presque sur un mode militaire, les partisans du gouvernement ont à nouveau remporté, pour la huitième fois consécutive, un rendez-vous électoral. Avec 59,25% des suffrages, et la reconnaissance internationale, entre autres, dudit ministère des Colonies étasunien - l'Organisation des Etats américains (OEA) - et du Centre Carter, Hugo Chavez a été reconfirmé à son poste jusqu'en 2006. Une déroute cuisante pour les secteurs d'opposition qui - une attitude qui était prévisible - dénonce une fraude massive qui n'est que fiction.

L'offensive des «missions»

Pour l'opposition, les gens qui votent pour Chavez le font car le gouvernement achète leurs votes. Les autorités ecclésiastiques locales, les quotidiens français Libération ou Le Monde ne disent pas autre chose. Une caricature publiée récemment dans le quotidien El Universal (07-08-04) est éloquente. On y voit un Chávez sur un yacht, accoutré en pêcheur, et qui affirme que le mieux pour pêcher des «imbéciles» est de leur lâcher le lest budgétaire.

Après avoir été surtout dans une logique défensive de survie face à la campagne de déstabilisation orchestrée par les médias commerciaux à la tête d'une opposition largement arrosée de dollars par l'administration Bush, le gouvernement a récupéré le contrôle de la principale entreprise du pays début 2003. Avec le contrôle sur la rente pétrolière il a repris l'offensive et lancé une série de programmes sociaux – «les missions» – à travers des structures parallèles à un Etat corrompu et inefficace où l'opposition garde de beaux restes.

Le succès de ces «missions» est surtout basé sur la mobilisation et la participation de la population. Utiliser les revenus du pétrole pour des programmes sociaux, voilà qui démontre la  «démagogie», l'«électoralisme», le «populisme» de Chavez. Mais le résultat est là. Il a été annoncé le 16 août 2004, à 4 heures du matin par le Conseil national électoral. Parmi les 5.800.629 personnes qui ont voté pour le «no» à la révocation, on trouve certainement les plus d'1.2 millions personnes qui ont été alphabétisées, les quelques 120 mille familles qui ont bénéficié de la réforme agraire, les millions de Vénézuéliens qui profitent du nouveau réseau de médecine gratuite de proximité, des milliers d'étudiants exclus du système universitaire qui se sont inscrits à la nouvelle Université bolivarienne, les milliers de membres de coopératives qui ont bénéficié de formations et de micro-crédits, les «sans papiers» vénézuéliens et étrangers qui ont vu leur situation régularisée, etc.

Certes, tout n'est pas rose au pays de Bolivar. Le projet de Chavez est marqué par plusieurs incohérences: l'Etat reste gangrené par la corruption ; l'insécurité est un problème important ; le chômage reste élevé ; la sécurité sociale «publique et universelle» nécessite un financement adéquat ; plus de la moitié de la population travaille dans le secteur informel, etc. Mais la situation économique du pays s'est largement améliorée depuis l'an dernier, ce qui explique peut-être l'acceptation du résultat du référendum par une partie du patronat qui voit, en se distanciant d'un conflit politique interminable, une manière de profiter de la croissance.

Chavez est le produit de luttes sociales et de l'auto-organisation populaire. Il a renforcé ces luttes et cette organisation. Les invisibles d'hier, les réprimé·e·s de toujours, les oublié·e·s de la Venezuela saoudite sont aujourd'hui les acteurs principaux d'un processus de changement radical, contradictoire, indéfini mais certainement novateur et porteur d'espoir. Le soutien des principaux mouvements sociaux latino-américains apporté au président Chavez témoigne aujourd'hui de ce que représente à l'échelle continentale et mondiale la Révolution bolivarienne.

* Animateur du réseau RISAL, 28 août 2004

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