Venezuela

Theotonio dos Santos

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Theotonio dos Santos sur le référendum du 15 février

Entretien réalisé par Brasil do Fato *

En date du 4 février 2009 nous avons publié un entretien avec Edgardo Lander sur la situation au Venezuela. Lander permettait de saisir les processus complexes à l’œuvre dans ce pays. Dans cet entretien avec Theotonio dos Santos ** ressort une approche politique assez courante chez certains adeptes de la «révolution bolivarienne». Ils attribuent au «pouvoir d’en haut» un rôle déterminant. En ce sens, il exprime la multiplicité des courants politiques qui, dans cette phase, cherchent à placer dans la «révolution bolivarienne» leur conception d’une «alternative». Un texte instructif à cet égard. (Réd.)

Le Venezuela est en train de vivre une consultation de plus. Ce dimanche 15 février 2009, la population du pays décidera, lors d’un référendum, si les occupants de charges électives pourront ou non se porter indéfiniment candidats pour les mêmes postes.

Les débats autour de cette proposition se concentrent évidemment sur la possibilité pour le président vénézuélien Hugo Chávez de se maintenir au gouvernement pour un temps encore, alors qu’il a achevé ce 2 février dernier sa dixième année au commandement de ladite Révolution Bolivarienne.

Dans la campagne pour le «oui», le mandataire insiste sur la promesse qu’au cas où le «non» sortirait victorieux, il n’attendrait que la fin de son mandat pour s’adonner à son projet personnel de vie. C’est-à-dire qu’il abandonnerait la politique. Dans ses discours, Chávez laisse entendre que le processus de transformation qu’il est en train de mener est le réel enjeu de la consultation sur la réélection possible illimitée.

Selon le spécialiste en sciences politiques Theotonio dos Santos, l’un des tenants de la théorie de la Dépendance, Chávez «veut rester un temps encore au gouvernement afin de pouvoir terminer le projet qu’il a présenté au peuple vénézuélien. C’est un projet qui exige une exécution à long terme. Et il est très difficile d’assister à l’émergence d’un leadership aussi fort que le sien».

Pour T. dos Santos, le manque d’expérience du pouvoir des secteurs populaires rend difficile la construction de directions préparées, capables d’administrer des processus aussi complexes que celui du Venezuela. «Nous devons donc garder le commandement que nous avons».Voici l’entretien que nous a accordé Theotonio dos Santos. (Brasil di Fato)

Pensez-vous que l’on puisse d’une quelconque manière considérer ce référendum comme faisant partie d’une nouvelle étape de la Révolution Bolivarienne ? Pensez-vous que le président Hugo Chávez pense cela ?

Theotonio dos Santos – Cela a déjà été proposé lors du plébiscite antérieur [le référendum constitutionnel de décembre 2007 perdu par le gouvernement]. Cela ne va donc pas dans ce sens. Chávez désire rester un temps supplémentaire au gouvernement pour pouvoir terminer le projet qu’il a présenté au peuple vénézuélien. C’est un projet qui exige une mise en place à long terme. Il est également difficile de voir naître une autre direction aussi forte que la sienne, parce qu’il est clair qu’il ne surgit pas tous les jours des leaders révolutionnaires de ce type. Vraiment, c’est difficile. Il existe une certaine préoccupation autour du fait qu’une nouvelle direction doive prendre le commandement d’un processus si complexe. C’est cela la préoccupation majeure de Chávez, maintenant que le processus vénézuélien est en train de s’approfondir. La réforme agraire a passablement avancé au cours des dernières années. La nationalisation d’entreprises importantes également. De même que le projet de développement économique et celui de développement du social. Prenez par exemple l’éducation: il y a eu l’alphabétisation et les universités qui elles aussi sont en train d’avancer beaucoup… l’idée étant maintenant d’en avoir une dans chaque ville. Ou encore dans le secteur de la santé, par exemple, où 90% de la population est actuellement prise en charge gratuitement et bénéficie de soins de haute qualité. Parce que vous êtes pris en charge immédiatement dans votre maison, et en principe il y a une clinique dans votre quartier. Le problème le plus compliqué, c’est le logement, parce que cela exige des ressources. Mais on avance, même s’il est vrai que c’est un processus un peu plus complexe.

Il existe également une grande préoccupation quant au niveau de conscience, avec ce que Fidel Castro a appelé autrefois la «bataille des idées». Chez nous, l’on investit beaucoup dans ce combat. Il est important de développer fortement la capacité de la population à comprendre et à participer à la politique du pays. Tout cela fait partie du programme présenté par Chávez  lors des élections [novembre 2008] et qui a été approuvé par 60% du peuple vénézuélien. La question est donc maintenant de donner une continuité à cela. Et pour un tel projet, il faut une direction forte. C’est ce que Chávez prétend incarner pour au moins une ou deux élections de plus.

Dans ses derniers discours, Chávez laisse clairement entendre que le futur du processus serait en jeu dans ce référendum. Pensez-vous que la consultation de dimanche définisse le futur de la Révolution Bolivarienne ?

Il est vrai qu’il existe une crainte que la population ne donne pas au gouvernement l’instrument qui lui attribuerait la possibilité d’être réélu. Cela peut véritablement constituer un facteur assez négatif et la préoccupation est légitime.

Que pensez-vous qu’il puisse se passer au cas où Chavez sortirait défait ?

La droite est organisée, combative. C’est une masse importante que nous avons devant nous. Cette droite jouit également de l’appui international. Ce sont ces gens-là également qui disposent de la richesse. Ce qui leur manque peut-être, c’est une stratégie, parce qu’ils n’ont pas beaucoup à offrir. Ils peuvent offrir quelque chose à la classe moyenne. A ces 30% de la population qui perd un peu avec l’avancement des politiques de distribution de la richesse, avec l’augmentation des moyens alloués au secteur social, avec la disparition de certains avantages dont ils ont toujours profité. Ce secteur se sent donc réellement mis à l’écart, en retrait du pouvoir et il réagit. Mais c’est un secteur assez petit. Si donc de l’autre côté l’on reste uni, ils n’ont pas beaucoup de chances.

Mais cette préoccupation de Chávez montre que la Révolution Bolivarienne n’est pas encore suffisamment consolidée ?

Ce mouvement d’opposition est encore grand, et il dispose de beaucoup de moyens et d’appuis provenant même de certains secteurs d’intellectuels et de travailleurs très qualifiés. Ce n’est en aucun cas une plaisanterie. C’est un processus en cours.

Un processus révolutionnaire ne devrait-il pas renoncer à la figure d’un seul leader ? Pensez-vous que sur ce point il faille encore attendre longtemps pour que d’autres directions voient le jour et pour que la population elle-même s’approprie ce processus ?

Ce sujet a été souvent débattu, depuis le 19ème siècle déjà. La classe dominante, celle qui a déjà des siècles de pouvoir derrière elle, a besoin encore de pouvoirs forts pour maintenir sa domination. Imaginez donc ce qu’il en est pour les secteurs populaires qui ne possèdent aucune tradition du pouvoir. Il est très difficile pour eux de produire tous les jours des dirigeants. Nous n’avons pas des universités, des écoles, tout un système extrêmement bien rôdé de communication et de formation, sans parler des religions même qui ont formé ces gens… Il n’est pas facile de former des leaders. Nous devons donc préserver ceux que nous avons.

Mais que faut-il faire alors pour que ce processus révolutionnaire ne dépende pas dans de telles proportions de la personne de Chávez ?

Nous avons besoin d’écoles. De former des générations d’intellectuels marxistes, par exemple. Ce n’est pas une chose facile. On le voit avec la déformation qu’a subie le marxisme dans le processus soviétique. Une grande partie de cette élite politique soviétique n’avait aucune notion de marxisme. Elle s’est réellement détachée du marxisme, bien qu’elle en ait toujours fait sa référence. Les Chinois, par exemple, sont très préoccupés par cela. Ils ont eux aussi des problèmes de formation marxiste. Mais ils ont l’avantage de posséder une expérience bureaucratique de gestion beaucoup plus grande que la nôtre. Il y a chez eux le système des générations.

Chaque génération dispose d’une période de dix ou douze ans de pouvoir, et c’est l’une qui ouvre le chemin à la suivante. Il y a un accord entre ces générations dans ce sens, mais c’est là le produit d’une expérience historique millénaire. Il n’est pas facile de former des leaders. Nous avons eu ici en Amérique Latine plusieurs expériences dans ce domaine. Emiliano Zapata et Pancho Villa par exemple, les leaders de la Révolution Mexicaine, ont abandonné le pouvoir quand ils y sont arrivés. Parce qu’ils voulaient la réforme agraire, un point c’est tout. Ils n’étaient pas préparés à gérer réellement à un niveau beaucoup plus large une économie nationale. Nous avons encore beaucoup de difficultés au sein du mouvement populaire à disposer d’un leadership du genre de celui de Chávez.

Depuis son entrée en fonction, l’un des mérites principaux de son gouvernement c’est d’avoir encouragé la politisation du peuple vénézuélien et d’avoir fortifié l’organisation et la démocratie dans le cadre communautaire, d’avoir fortifié la démocratie participative. Le référendum sur la réélection n’est-il pas en contradiction avec ces conquêtes ?

La démocratie communautaire [municipales] ne dispose pas encore d’instruments lui permettant de parvenir à la direction nationale. C’est d’ailleurs l’un des points qui a été mis en échec lors du dernier référendum. Chávez avait proposé que le Parlement cède du pouvoir aux directions communautaires et c’est l’une des raisons qui l’avaient fait perdre. Le Parlement s’était emparé de la question, avait repris ceci et cela… et c’est l’un des facteurs qui avaient rendu difficile la compréhension de la réforme constitutionnelle.

Ce pas aurait pourtant été très important pour permettre aux communautés d’avoir un poids plus fort dans la politique nationale. Mais ce n’est pas encore une idée vraiment acceptée. Dans beaucoup de secteurs, même dans la gauche, on a beaucoup de réticences face à l’idée que les communautés pourraient jouir d’un pouvoir réellement plus fort. On préfère qu’il y ait un pouvoir de parti, de gens déjà en place, disons à l’intérieur du contrôle politique, plutôt qu’un pouvoir appartenant réellement à la communauté à l’intérieur de laquelle on doive lutter pour l’hégémonie. Ce n’est de loin pas une chose facile. Chávez a toujours été en faveur d’une solution visant à renforcer la communauté, mais il faut bien dire que les politiciens locaux ne se sentent pas très attirés par une telle vision.

Les dernières prévisions ont mis en évidence le fait que le «oui» va sortir victorieux ce prochain dimanche. Que pensez-vous qu’il va se produire si ce pronostic se confirme ? La tendance est-elle que le gouvernement Chávez radicalise sa proposition autour de ce qu’il appelle «un socialisme pour le 21e siècle» ?

Je pense que oui. S’il triomphe, il va essayer d’avancer, en reprenant une grande partie des objectifs du plébiscite antérieur, objectifs que se trouvaient dans le cadre de cette idée d’une socialisation plus grande, d’un pouvoir accru pour la communauté.

Il y a une chose que beaucoup de gens considèrent comme contradictoire: en même temps que Chávez voulait augmenter le pouvoir au sein de la communauté, il voulait augmenter le pouvoir au sein de l’Etat, afin de pouvoir procéder à des planifications plus globales de l’économie.

Mais il n’y a pas forcément de contradiction dans cela, parce que les communautés comprennent qu’il y a des choses qui doivent être décidées à un niveau plus général. Ce qu’il devrait y avoir, c’est une formule dans laquelle les communautés puissent intervenir sur ce plan général, mais d’une manière qui ne soit pas directement en représentation de la communauté. Enfin, ce sont des questions que Chávez a l’intention de travailler encore. Au-delà de toutes ces questions, Chávez veut la centralisation de la planification de l’Etat sur toute une région [la bande latérale du fleuve Orénoque] qui puisse faire du Venezuela le pays détenant la plus grande réserve de pétrole au monde.

Il est prévu que cette région va se convertir en grand centre de l’économie vénézuélienne. Et il veut qu’avec les grands investisseurs, il existe un projet socialiste plus avancé. Rien de tout cela n’est facile, mais cela fait partie d’une lutte pour une perspective plus avancée.

Et pensez-vous que dans ce contexte Chávez puisse avoir plus de force pour réaliser une rupture, même graduelle, avec les bornes institutionnelles, politiques et économique de la démocratie bourgeoise ?

C’est son intention. Il veut développer encore le rôle de la planification dans l’économie et il tient beaucoup à ce que les entreprises elles-mêmes, avec les travailleurs, participent à ce processus. Des entreprises dirigées par les travailleurs eux-mêmes. Il existe déjà des expériences dans ce domaine, mais ce sont des expériences-pilote. Il n’existe pas de loi générale, de formule générale. Cette planification est déjà appliquée dans certains cas, dans le cadre de l’expérimentation de ce type d’entreprises qu’il appelle des entreprises socialistes.

Et quel rôle pensez-vous que puisse jouer dans ce processus le tout récemment créé PSUV [Parti Socialiste Uni du Venezuela] ?

Je pense que la création de ce parti a été une initiative précipitée. Ils auraient dû auparavant passer par une expérience de fronts, avant de devenir réellement un parti. Parce que la nécessité de former celui-ci tout de suite facilite l’émergence de cadres intermédiaires qui ne sont pas dûment formés pour conduire un processus tel que nous le vivons et ils commencent à tirer profit de la situation de pouvoir.

L’idée du parti aurait donc vraiment dû être mûrie. Mais puisqu’il existe maintenant, ce qu’il faut engager, c’est un processus très sérieux de formation de cadres et d’éducation politique. Et il fait créer des mécanismes de participation directe des travailleurs dans la gestion du parti. Tout cela n’est pas facile à faire, mais cela doit être fait. (Traduction A l’Encontre)

* L’hebdomadaire Brasil do Fato – qui  a le soutien du MST brésilien – a publié cet entretien avec Theotonio dos Santos, sociologue et économiste brésilien.

** Theotonio dos Santos a été un des tenants en Amérique latine de la théorie de la dépendance dès la fin des années 1960, une «école» qui était d’ailleurs loin d’être homogène. Schématiquement, on peut affirmer que si le rôle de la domination coloniale et impérialiste était particulièrement mis en relief, les fonctions propres des classes dominantes des pays de la «périphérie» dans les processus socio-économiques des «pays dominés» étaient le plus souvent mises entre parenthèses ou ignorées. Cela explique l’attitude fort acritique de la majorité des «dépendantistes» face à la politique des «gouvernements nationalistes», spécialement lorsqu’ils constituaient une cible pour l’impérialisme.

(14 février 2009)

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