Etats-Unis
Les travailleurs de Delphi commencent à réagir
Micheline Maynard et Jeremy W. Peters *
Depuis l’annonce de la mise sous protection (Chapire 11) en cas de faillite de Delphi, le second équipementier automobile au monde, les responsables syndicaux locaux ont pris quelques initiatives face au quasi-silence de la direction de l’United Automobile Workers International (car réunissant les ouvriers du Canada et des Etats-Unis).
Ainsi, les 6000 travailleurs de l’usine de Dayton (Ohio) – rattachés à la branche locale 696 de l’UAW – ont organisé une manifestation avec le soutien de la population afin d’exprimer leur opposition à la politique de concessions de la direction centrale de l’UAW. Dans les deux Etats du Michigan et de l’Indiana – qui seront fortement touchés par la restructuration de Delphi et de General Motors, ainsi que de Ford – diverses initiatives sont prises. Une jonction s’établit entre des membres de l’UAW et des ouvriers d’autres secteurs. La question de la grève est posée lors de diverses réunions, mais la conscience de la difficulté de développer un mouvement d’ensemble pèse. De plus, les travailleurs savent que les directions de Delphi et GM (qui dépend beaucoup des livraisons de l’équipementier) ont accumulé des stocks pour faire face à une grève. Dans ce contexte, plusieurs fois a émergé la position de refuser les heures supplémentaires et de freiner le travail afin de diminuer les stocks de pièces. Ces diverses propositions ne sont jamais prises en considération par la direction centrale de l’UAW. Comme le dit un travailleur de l’usine Kokomo de Delphi (Indiana): «Si nous voulons faire échec à l’assaut de Delphi, nous devons organiser la contre-attaque depuis la base.» L’importance de l’offensive menée par les deux géants en déclin de l’automobile américains – GM et Ford – et l’équipementier Delphi suscite une véritable discussion sur la stratégie syndicale, après des années de concessions qui ont conduit à une impasse et qui facilitent la division entre jeunes travailleurs et travailleurs proches de la retraite ou déjà retraités qui seront le plus fortement touchés par les coupes dans les prestations sociales versées depuis des décennies par les firmes du secteur.
Néanmoins, si frustration et initiatives à la base existent, il faut garder un regard sobre sur les rapports de force et la difficulté d’organiser la contre-offensive. L’article du «New York Times» que nous publions indique toutefois combien des secteurs de la bourgeoisie américaine sont attentifs aux réactions des travailleurs et travailleuses face à une offensive d’une rare ampleur et qui annonce d’autres restructurations dans les secteurs de l’industrie et des services à l’industrie au moment où s’accélère la mise en place d’une nouvelle division internationale du travail. – Réd.
Robert S. Miller, PDG de Delphi, a été le premier à attirer sur lui les projecteurs publics lorsqu'il a cherché à faire accepter les réductions brutales de salaire par les syndicats (voir sur ce site les articles consacrés à ce thème depuis début novembre ainsi que sur le site La brèche).
Maintenant, ce sont les travailleurs de Delphi – l’équipementier automobile qui est placé sous la protection du Chapitre 11 [loi qui est censée devoir protéger les entreprises des créanciers lors d’une situation de faillite, avant qu’un plan de sauvetage soit présenté ; actuellement cette technique légale est utilisée pour mettre à genoux les syndicats en faisant de leurs «concessions» la condition du sauvetage de la firme] – qui commencent à exprimer leur opposition aux exigences de R.S. Miller, et ce en organisant des piquets, en se réunissant dans des locaux syndicaux pleins de courants d'air, mais aussi en l'affichant sur leurs corps [avec des autocollants].
Jeudi 15 décembre, les travailleurs à Dayton, Ohio, ont l'intention de se vêtir de rouge pour aller à leurs usines, pour symboliser le fait que leurs salaires et autres prestations vont s'écouler comme du sang si la compagnie obtient gain de cause en ce qui concerne ses exigences de réductions brutales des salaires et des prestations [les salaires horaires devraient passer de 27 dollars à 12,5 dollars, selon les dernières propositions ; les coupes dans les prestations sociales – retraite et assurance-maladie].
Jusqu'à maintenant, c'est là le symbole le plus visible de la protestation à la base qui se répand parmi les travailleurs de villes comme Toledo (Ohio), Kokomo, (Indiana) et Rochester (Minnesota), où se trouvent des usines dont l'avenir s'est assombri avec la «mise en faillite» le 8 octobre.
Mais nulle part l'inquiétude n'est plus profonde qu'à l'ouest du Michigan. C'est en effet là que la compagnie a initialement exigé de baisser les salaires à 9,50 dollars l'heure, contre les 27 dollars l'heure que les travailleurs reçoivent actuellement, ce qui a provoqué la colère dans les usines de Wyoming et de Coopersville, qui se trouvent toutes les deux à proximité de Grand Rapids (Michigan).
Des travailleurs des deux usines ont réuni leurs forces pour exprimer leurs protestations, avec l'organisation de meetings et de piquets d'information.
Tom Mitchell, âgé de 49 ans et ouvrier de maintenance à l'usine de Wyoming explique: «On ne fait pas toute sa vie un boulot comme celui-ci pour le plaisir, tu le fais parce que ça paie. Et c'est cela qu'ils veulent nous enlever».
Jack White, président de la branche locale du syndicat United Automobile Workers (UAW) dans cette usine, âgé de 53 ans, expliquait mardi passé: «Au fond, c'est très simple: ils ne respectent pas les engagements pris, et c'est cela qui me rend malade».
De telles doléances n'auront peut-être pas beaucoup de poids là où seront prises les décisions dont dépend le sort des travailleurs de Delphi, à savoir dans la salle d'audiences [du tribunal des faillites]. Lorsque la faillite est déclarée, et pour autant qu'elle puisse démontrer que de telles mesures sont vitales pour sa survie, l'entreprise a le droit de demander au juge de résilier les contrats de travail et de mettre en place des conditions beaucoup plus drastiques.
En fait, M. Miller a déjà dit le mois passé que cela passerait comme une lettre à la poste auprès du juge, vu que d'autres entreprises pratiquent des salaires beaucoup plus bas.
Mais les observateurs estiment que les protestations pouvaient aider les travailleurs à gérer une situation dans une branche industrielle où les négociations contractuelles étaient depuis longtemps centrées sur combien une entreprise pouvait payer, et non sur combien les travailleurs étaient d'accord de lâcher.
James P. Womack, auteur et consultant sur des questions de gestion commente: «Au moins ils peuvent faire un peu de bruit, hurler un peu».
Il ajoute: «Nous avons dépassé les limites de l'océan connu où chacun savait ce qu'était un iceberg, ce qu'était un pétrolier géant et ce qu'était une baleine. Maintenant c'est comme si toutes sortes de créatures inconnues qui émergeaient des flots».
Il y a quelques indices qui tendent à faire penser que M. Miller, qui est connu comme étant un spécialiste de la reprise de firmes en difficulté observe la situation avec attention. Mardi, il a dit, lors d’une conférence de presse à Tokyo, qu'il s'attendait à conclure un accord avec les syndicats de Delphi durant le premier trimestre, et avait fixé comme délai pour la conclusion des pourparlers le 20 janvier 2006
La semaine dernière, M. Miller a déclaré au Wall Street Journal que Delphi était en train de préparer une troisième proposition à présenter à l'UAW. L'entreprise a fait marche arrière sur les deux premières propositions de contrat lorsque les dirigeants syndicaux ont nettement refusé de faire des contre-propositions à ce qu'ils considéraient comme étant des coupes «obscènes».
Peut-être encouragés par les protestations de leurs bases contre la direction de Delphi, les dirigeants de l'UAW se sont davantage manifestés que durant ces dernières années. Ils ont dernièrement convoqué à des conférences de presse et des entretiens avec les médias dans lesquelles ils dénoncent de manière répétée M. Miller et les efforts de l'entreprise pour couper les salaires et les autres prestations sociales.
Des cadres avertissent que le syndicat pourrait se résoudre à utiliser l'ultime arme - la grève - si M. Miller s'obstine dans son projet de restrictions. Richard Shoemaker, vice-président de l'UAW chargé des négociations avec Delphi, a déclaré cette semaine que le syndicat n'excluait aucune option, y compris la grève.
A l'usine de Delphi à Wyoming, les travailleurs sont particulièrement mécontents que M. Miller ait accepté un bonus de $3 millions et un salaire annuel de $1.5 millions lorsqu'il est devenu PDG de Delphi en juillet 2005 ; et cela pas très longtemps avant qu'il ne commence à exiger des coupes salariales. M. Miller a dit plus tard qu'il n'accepterait que $ 1 million de salaire en 2006.
Herb Benedict, âgé de 60 ans, opérateur sur machine à riveter et dirigeant syndical local ironisait: «Tu me donnes 3 millions de dollars et je travaillerai durant les 3 prochaines années pour un dollar, j'aurais tout de même une jolie retraite! Quel sacrifice, eh!».
D'autres expriment leur sentiment d'avoir été lésés par M. Miller. «Ici tout le monde à l'impression que ce type se moque de notre sort - il s'en fout des gens à terre» commente Dave Musselmann, âgé de 48 ans, qui s’occupe de l’entretien des machine et qui a 28 ans d'ancienneté.
M. White, le président de la section syndicale locale a ajouté: «Il ne sert à rien d'utiliser des menaces, ce n'est pas la bonne approche, et ne va rien résoudre. Tout ce que cela va faire, c'est de mettre encore plus de distance entre les deux parties».
M. Womack a estimé que ses sentiments de frustration et les protestations qu'ils suscitent pourraient en fin de compte avoir un impact significatif non seulement sur les pourparlers syndicaux avec Delphi, mais aussi sur comment l'opinion publique perçoit la bataille entre Delphi et les syndicats.
«A un moment donné, la chose devient plus émotionnelle et politique que fondée sur les faits et sur la logique de comment cela doit finir» ajouta M. Womack.
* Jeremy W. Peters a contribué à cet article par son reportage depuis Wyoming, Michigan., article publié dans le New-York Times, le 13 décembre 2005 (trad. de l’américain).
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