Etats-Unis

Alberto R. Gonzales, ministre de la Justice, un des concepteurs du droit d'exception pérenne

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Un droit d’exception permanent

Jean-Claude Paye *

La «guerre de 30 ans» contre le terrorisme» s’accompagne de la construction d’un droit d’exception aux Etats-Unis. Ainsi, le 17 octobre 2006, le Président G.W. Bush a signé le Military Commissions Act. La nouvelle loi légalise les commissions militaires, des tribunaux spéciaux qui furent créés par un décret présidentiel au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. L’état d’urgence fut invoqué pour justifier la mise en place de ces juridictions, si liberticides qu’elles violent le Code militaire lui-même. Ces tribunaux ont été créés pour juger des étrangers, soupçonnés de terrorisme par le ministre de la Justice et contre lesquels il n’y a pas de preuves recevables par une juridiction civile ou militaire.

Le jugement de la Cour Suprême

Après plusieurs années d’existence, les commissions militaires ont été déclarées illégales par un jugement de la Cour Suprême datant du 29 juin 2006. Cet arrêt stipule que ces tribunaux n’ont pas le pouvoir de procéder à des jugements car leurs structures et leurs procédures violent les droits de la défense contenus dans le code militaire des Etats-Unis et dans la Convention de Genève de 1949 .

La Cour a rejeté, à cette occasion, les prétentions de la Maison blanche qui affirmait avoir le droit de créer ces tribunaux spéciaux, compte tenu des pouvoirs de commandant en chef des armées dont dispose le Président et de la résolution votée par le Congrès au lendemain du 11 septembre 2001, lui accordant des prérogatives extraordinaires afin de prévenir de nouveaux attentats.

La Cour soulignait que c’est le Congrès qui a le pouvoir de déclarer la guerre et d’organiser les procès relatifs aux prisonniers de guerre. Le jugement de la cour Suprême a suscité l’enthousiasme des diverses associations de défense des libertés civiles.

Cependant, la décision majoritaire de la Cour Suprême a laissé la porte ouverte au gouvernement pour atteindre ses objectifs. Elle ne modifie pas le statut des prisonniers de Guantanamo. Elle n’ordonne pas non plus la fermeture de la prison.

Le jugement autorise plutôt le gouvernement à trouver une autre façon de juger les prisonniers selon la loi. Une opinion minoritaire, écrite par le juge Stephen Breyer [1], lui indique même la voie à suivre: si «le Congrès n’a pas donné un chèque en blanc à l’exécutif, rien n’empêche le Président de retourner devant le congrès pour demander l’autorité qu’il estime nécessaire». C’est effectivement le chemin dans lequel s’est s’engagé l’administration Bush. Les choses ont été très vite, le gouvernement ayant largement anticipé la réponse de la Cour Suprême. The Military Commissions Act of 2006 est définitivement adopté par le Sénat le 29 septembre 2006.

Légalisation des commissions militaires

Le  Military Commissions Act of 2006  va confirmer la possibilité accordée au gouvernement de détenir indéfiniment des étrangers soupçonnés de terrorisme et permet de juger ces personnes par des commissions militaires.

Il prévoit également un système formel de révision des jugements devant un tribunal civil qui est seulement autorisée à vérifier la conformité de la procédure suivie. Il n’y a pas d’enquête sur la véracité des faits avancés par l’accusation.

En votant cette loi, le Congrès a accordé, de manière permanente, au pouvoir exécutif des prérogatives judiciaires extraordinaires qui s’opposent à la Constitution. Grâce à la nouvelle loi, les commissions militaires peuvent accepter des preuves par ouï-dire et des aveux arrachés par des mauvais traitements.

Si la torture est formellement interdite, un «certain degré de coercition» est permis et c’est le Président qui est chargé de fixer le niveau de dureté des interrogatoires. Des preuves obtenues sur base d’aveux, arrachés dans des pays qui pratiquent la torture, sont également recevables.

Rappelons que c’est ce type de «preuve» qui avait permis d’établir que l’Irak disposait d’armes de destruction massive et qui, ainsi, avait justifié l’invasion du pays. Dans le même temps, la loi empêche toute poursuite d’agents américains pour torture ou mauvais traitement pour des actes commis avant la fin de l’année 2005.

Le système des commissions militaires réduit les droits de la défense à une peau de chagrin. L’accusé n’a pas le choix de son avocat. Celui-ci est un militaire désigné par le pouvoir exécutif. L’accusé peut être exclu de certaines phases de son procès pour des raisons de sécurité nationale. Il n’a pas accès à l’entièreté du dossier. La loi n’accorde pas aux détenus le droit d’être jugé rapidement, même devant une commission militaire. Ce faisant, elle pérennise la possibilité, accordée au ministre de la Justice [2], de maintenir indéfiniment en détention administrative tout étranger soupçonné de terrorisme.

Ennemi combattant ou ennemi du gouvernement ?

Cette loi inscrit dans le droit la notion d’ennemi combattant illégal. Elle donne à cette incrimination un caractère directement politique en désignant comme tel des personnes «engagées dans des hostilités envers les Etats-Unis ou qui, intentionnellement et matériellement, supportent de telles hostilités …».

Cette définition est tellement vague qu’elle peut s’appliquer à des mouvements sociaux ou à des actions de désobéissance civile. Cela a d’autant plus d’importance que la notion «d’ennemi combattant» s’applique aussi aux nationaux. Seuls les ennemis combattants illégaux étrangers peuvent être traduits devant des commissions militaires. Les ennemis combattants ayant la nationalité américaine pourront, quant à eux, recourir aux juridictions civiles, pour faire valoir une requête en Habeas Corpus.

Cependant, cette loi, légalisant les commissions militaires, a été conçue, dès le départ, pour s’appliquer à l’ensemble de la population, nationaux inclus. Le premier projet est particulièrement explicite à cet effet. La résistance de quelques parlementaires républicains a limité la compétence de ces tribunaux aux seuls étrangers.

Etant donné la rapidité avec laquelle elle fût votée, la loi garde encore des traces de l’objectif initial. Ainsi, la notion «d’ennemi combattant illégal», qui fonde la création de ces tribunaux spéciaux, inclut les nationaux. De plus, parmi les infractions qui peuvent être jugées par une commission militaire, on trouve celle qui punit toute personne qui, «dans une position d’allégeance ou de devoir vis-à-vis des Etats Unis», soutient intentionnellement des actions hostiles aux USA ou à ses alliés. Qui, outre un citoyen américain, peut se trouver dans une position d’allégeance ou de devoir vis-à-vis des Etats-Unis ?

Parmi les infractions, qui peuvent être jugées par les commissions militaires, on trouve des définitions qui s’attaquent directement aux luttes sociales, telle la notion d’attaque à une propriété protégée ou celle relative au pillage, qui transforme toute occupation illégale en terrorisme. Le caractère directement politique de ces délits est aussi indicatif de l’intention du gouvernement de pouvoir juger des Américains devant ces commissions.

Un nouvel ordre politique

Jusqu’à présent les pouvoirs spéciaux, que s’était accordés l’administration, reposaient sur le vote du Congrès, au lendemain du 11 septembre 2001, stipulant: «que le Président est autorisé à utiliser toutes les forces nécessaires et appropriées contre les nations, organisations ou personnes qui ont planifié, autorisé, commis ou aidés les attaques terroristes survenues le 11 septembre 2001...».

Si ce vote, à cette date, avait accordé, de manière abstraite, au Président le droit de s’accorder des prérogatives extraordinaires, le Military commissions Act incorpore ce pouvoir dans le droit.

L’inscription de l’anomie [absence de normes] dans la loi fait qu’elle ne peut plus, comme dans l’Executive Order de novembre 2001, être justifiée par l’état d’urgence.

Le Military Commissions Act installe l’exception dans la durée. Il procède à une mutation de l’ordre juridique et politique qui met fin à la séparation formelle des pouvoirs de manière permanente. Il crée un droit purement subjectif qu’il place aux mains du pouvoir exécutif.

Ce dernier peut désigner toute personne comme ennemi combattant, décider la détention administrative à vie de tout étranger ou, s’il décide de le juger, il peut nommer les juges militaires et déterminer le niveau de coercition des interrogatoires. Le texte légalise des pressions, physiques ou psychiques, proches de la torture. Ainsi, le Military Commissions Act offre la possibilité de criminaliser des actions politiques de citoyens américains et jette l’ensemble des étrangers, soupçonnés de terrorisme, dans un système de violence pure. Cette dernière réalité ne concerne pas uniquement les étrangers capturés à l’extérieur du territoire américain par l’armée ou la CIA et les étrangers résidant aux Etats-Unis, mais par exemple tout habitant de l’Union européenne.

Dans le cadre des accords d’extradition signés en juin 2003, toute personne, résidant dans un Etat membre de l’Union européenne et accusée de terrorisme, peut être remise aux autorités américaines pour être soumise à ce droit d’exception. Si l’objectif initial du gouvernement de pouvoir traiter les nationaux comme des étrangers et, ainsi, supprimer l’Habeas Corpus de l’ensemble de la population, n’a pas été atteint, il s’agit, comme l’a exprimé le sénateur républicain >Linsay Graham [3], «d’un bon début».


1
. Stephen Breyer a été nommé par Clinton en 1994 à la Cour suprême. (NdR)

2. Alberto R. Gonzales, Attorney General (ministre de la Justice) a été nommé au début 2005, pour le second mandat de Bush. Il a remplacé John Ashcroft. Ce catholique, d’origine Hispanique, a une carrière correspondant aux requêtes de l’administration Bush. Après avoir siégé à la Cour suprême du Texas, il devint, en 2001, conseiller juridique de la Maison Blanche. Il sera, en janvier 2002, l’auteur d’un mémorandum qui aboutira à ce que les «terroristes» capturés en Afghanistan soient exclus de l’application de la Convention de Genève. En effet, ils sont définis comme des «combattants ennemis» et non pas des prisonniers de guerre. Dès lors, ils peuvent être emprisonnés, dans les conditions que l’on connaît maintenant bien, dans le Camp X-Ray de Guantanamo, sur l’île de Cuba. Parmi les nombreux mémorandums produit par A.R. Gonzales, il faut mentionner celui qui donne une définition des plus restrictive de la torture, car elle n’est reconnue que dans la mesure où elle provoque des lésions corporelles définitives ou pouvant entraîner la mort («injury such as death, organ failure, or serious impairment of body functions»). (NdR)

3. Sénateur républicain de Caroline du Sud depuis 2002. Craignant que dans de futurs combats les soldats américains et les membres des divers services secrets puissent souffrir d’un manque de protection assuréepar la Convention de Genève, suite aux lois passées par le Congrès et à la pratique en cours depuis le 11 septembre 2001, il a proposé des projets de lois devant assurer la protection des «combattants américains» (NdR).

*Jean-Claude paye est sociologue. Il travaille en Belgique. Il a publié aux Editions de la Dispute, La fin de l’Etat de droit. La lutte antiterroriste, de l’état d’exception à la dictature (2)004

(25 janvier 2007)

 

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