La presse économique européenne, ces derniers jours, annonce une hausse considérable des bénéfices des principales entreprises qui constituent les firmes de référence pour les indices boursiers. Le New York Times du 24 septembre se pose la question suivante: est-il sérieux de se réjouir de la hausse de quelque 40% des indices boursiers à l'échelle mondiale par rapport au plancher atteint en 2002? Il en conclut: peu nombreux sont ceux qui sont prêts à célébrer ce "second anniversaire" [de hausse boursière] tant les inconnues sont nombreuses. Le quotidien new-yorkais précise: "Il existe un sentiment en Europe et aux Etats-Unis que la situation mondiale est hors de contrôle, que les emplois s'en vont et que les gouvernements sont incapables de résoudre les réels problèmes."
Si certaines grandes firmes transnationales sont assises sur des montagnes de bénéfices, qu'en font-elles? Tout d'abord, les études confirment que les grandes transnationales s'autofinancent quasi complètement, donc n'ont pas recours à l'emprunt.
Deuxièmement, en volume effectif, à l'échelle internationale, elles n'accroissent pas (ou peu) leurs investissements (en bâtiments, machines et "achat de main-d'oeuvre"). Fondamentalement, elles réorganisent leurs investissements au travers d'une véritable "chaîne productive" internationalisée, dont un des maillons de plus en plus important est constitué par un grand réseau de sous-traitance. Lorsqu'une firme transnationale affirme qu'elle crée 5000 emplois, la plupart du temps c'est une tromperie. En effet, elle peut "créer" 5000 emplois dans un chaînon (une usine dans un pays) de sa chaîne productive. Mais le solde global des emplois n'a pas augmenté de 5000 (si l'on prend en compte ne serait-ce que les départs, les préretraites, sans même parler des licenciements). Des augmentations d'emplois sont parfois enregistrées dans la statistique et reprises dans la presse. Or, très souvent, elles ne font que traduire les effets d'un rachat ou d'une fusion.
Le centre stratégique de ces firmes transnationales est constitué par une ou des holdings financières, qui, concrètement, traduisent la forme légale de la concentration et centralisation du capital. Au sein de ces holdings se rencontrent le capital industriel, bancaire et assurantiel. Cette convergence organique représente la forme effective du capital financier transnational, soit le capital impérialiste.
Les holdings financières constituent le centre de commandement stratégique de ces firmes transnationales. Et elles interviennent aussi bien au niveau du procès de production qu'au niveau du procès de circulation (c'est-à-dire vente des marchandises pour réaliser la plus-value; ainsi, une firme automobile, aujourd'hui, sans système bancaire de leasing, n'a aucune chance d'entrer de façon compétitive dans la concurrence sur le marché mondial).
Troisièmement, les firmes transationales ne redistribuent pas les profits aux salariés. Au contraire: le mot d'ordre est celui de la «diminution des coûts du travail». La redistribution peut se faire en direction des 5% à 10% qui forment le sommet de la pyramide salariale de l'entreprise et dont les revenus sont directement issus de l'appropriation de la plus-value.
Quatrièmement, la masse de bénéfices va, en toute logique capitaliste, en direction des propriétaires-actionnaires. Ces derniers encaissent les dividendes et peuvent bénéficier de la hausse des actions qui, souvent, est stimulée par des rachats de paquets d'actions par la firme transnationale elle-même.
Baisse d'impôts: croissance et emploi?
Dans un tel contexte, il n'est pas étonnant de constater que l'ensemble des gouvernements capitalistes s'engagent dans des opérations de baisses d'impôts. Cela peut tout d'abord permettre d'ouvrir de nouveaux champs d'investissements grâce à "l'étranglement" des services publics d'infrastructure (transport, poste, électricité) sous l'effet précisément des baisses d'impôts et des déficits budgétaires qu'elles contribuent à accroître. La baisse des dépenses sociales suscite aussi l'émergence de services sociaux privatisés, allant de l'éducation à la santé. Cela sert également à accroître et à concentrer la propriété patrimoniale d'une couche de rentiers qui dictent les choix politiques des pays. Pour faire passer cette politique, les gouvernements associent baisse des impôts à croissance et création d'emplois. C'est le contenu concret de la politique de l'administration Bush. C'est le discours du Conseil fédéral helvétique et de tout le grand patronat.
En 2003, l'administration républicaine a présenté son plan «emploi et croissance». Les deux devant être obtenus grâce à des baisses d'impôts... qui profitent avant tout aux plus riches.
Pour rendre crédible cette politique, l'administration Bush, comme celle de quasi tous les gouvernements impérialistes, produit des "études d'experts économiques". Ainsi, le Conseil des experts économiques de W. Bush avait prédit il y a deux ans la création de millions d'emplois.
Or, il «manque» 2 millions d'emplois par rapport aux projections établies par ces "experts". Selon le Bureau de la statistique du travail (officiel) et l'Institut de politique économique (fondation privée), seuls deux Etats comptent plus d'emplois que ceux qui avaient été pronostiqués.
Au mois d'août 2004 – les statistiques sont disponibles depuis la mi-septembre – le fossé entre les promesses de l'administration Bush et la réalité du volume d'emplois créés est gigantesque. Ainsi, pour faire exemple, dans l'Etat de Floride, il faudrait que 50'000 emplois soient créés chaque mois jusqu'en fin 2004 pour que soient atteints les buts fixés par l'administration lors de la présentation de son plan "emploi et croissance".
Or, de février à fin août 2004, la moyenne des emplois créés s'élève à 14'000. Et cela dans une phase de relance économique! Dans l'Etat du Michigan, 55'000 emplois devraient être créés mensuellement jusqu'à la fin 2004 pour que les prévisions soient respectées. Or, selon toutes les sources officielles, au cours des derniers six mois, 9000 emplois ont été perdus!
La presse, mi-septembre, a indiqué le nombre de 144'000 emplois créés en août, pour l'ensemble des Etats-Unis. Avec une certaine unanimité, ce chiffre a été présenté comme un succès. Or, il est tout juste suffisant pour absorber le nombre de jeunes entrant sur le marché du travail.
A ce rythme, malgré la relance économique, la création d'emplois ne suffira pas à abaisser le taux de chômage aux Etats-Unis. Et les chiffres du mois d'août suivent ceux de deux mois de création restreinte d'emplois: 73'000 en juillet et 96'000 en juin. Ces chiffres indiquent la non-pertinence de la relation causale qui existerait entre baisse d'impôts et création d'emplois.
Des prévisions à la réalité
Le plan «emploi et croissance» a été mis en oeuvre en juillet 2003. Il devait, selon le Conseil des experts économiques, créer 5,5 millions d'emplois jusqu'à fin 2004. La prédiction officielle était la suivante: 306'000 emplois créés chaque mois dans le pays depuis juillet 2003. Pour asséner ces arguments, les experts affichaient les deux chiffres suivants: sans coupes d'impôts, seulement 228'000 emplois seraient créés mensuellement; avec les coupes d'impôts 306'000 emplois seraient créés.
Les prévisions officielles estimaient à 4'284'000 le nombre d'emplois qui seraient créés au cours 14 derniers mois. Il en fut créé 2'668'000 de moins. Même pour les résultats du mois d'août 2004, autant vanté par l'administration, on est loin de l'objectif qui était présenté comme une certitude: 162'000 nouveaux emplois.
Mis en perspective historique, ces chiffres prennent un sens particulier, comme le montre une étude de l'Institut de politique économique. Si l'on prend comme référence la durée des 41 mois qui suivent le début de la récession officielle (la récession est définie par le National Bureau of Economic Research par deux ou trois trimestres consécutifs de contraction du Produit Intérieur Brut, en termes réels) – en l'occurrence la date de mars 2001 pour la dernière récession – 1 million d'emplois ont disparu de l'économie américaine.
Cela représente une contraction de 0,8% du total de l'emploi. Depuis les années 1930, le Bureau of labor statistics a montré que, en moyenne 31 mois après le début d'une récession, le volume d'emplois avait retrouvé son niveau antérieur à la récession. Par exemple, de novembre 1974 à avril 1977, le volume de l'emploi a augmenté de 4,9%. De juillet 1981 à décembre 1984, de 4,9% aussi. De juillet 1990 à décembre 1993 – période qui n'a nécessité que 20 mois pour que la relance soit effective – le volume a augmenté de 2,2%. Par contre, de mars 2001 à août 2004 – soit 41 mois – on a assisté à une contraction de l'emploi de 0,8%.
Le secteur privé obtient des résultats bien inférieurs au secteur public. Au cours des trois dernières années, de mars 2001 à août 2004, les emplois dans le privé se sont contractés de 1,5%. Si, dans ce secteur, le rythme de récupération de l'emploi avait suivi la dynamique des cycles économiques précédents, depuis la seconde guerre mondiale, la hausse de l'emploi devrait se situer à + 5,5% de mars 2001 à août 2004. Une mutation profonde est en cours dans le volume et le type d'emplois créés aux Etats-Unis.
Emplois précarisés
Selon diverses analyses, fondées sur les statistiques fournies mi-septembre, non seulement l'emploi subit un effet de contraction, mais les salarié.e.s disposant d'une assurance maladie, qui est liée aux emplois, sont en chute libre. C'est une tendance que l'on constate aux Etats-Unis depuis l'année 2000. Cela explique que des dizaines de millions de salarié.e.s américains sont sans assurance maladie. Ce déclin traduit, dans les faits, un rapport de force plus défavorable pour les salarié.e.s. Il n'est pas le seul produit d'une contraction de l'emploi. De nombreux employeurs, face à la hausse des primes d'assurance, ne sont plus prêts à lier emploi et assurance maladie. Les employeurs déversent les coûts de santé sur le secteur public qui récupère les cas graves de malades sans assurance (Medicaid et State Children's Health Insurance Programs). Le nombre d'Américains sans assurance maladie a passé de 43,6 millions en 2002 à 45 millions en 2003. Une partie importante de cette perte de couverture d'assurance maladie est liée à la perte d'emploi au cours de la récession de 2001 et au rythme lent de création d'emplois. Entre 2000 et 2003, on estime à 3,4 millions le nombre de salarié.e.s qui ont perdu une couverture d'assurance maladie assurée précédemment par leur employeur.
C'est dans le 20% des travailleurs ayant les plus bas salaires que le nombre de non-assurés est le plus élevé. Seuls 24,9% de ces 20% disposent d'une assurance maladie liée à un emploi. Par contre, pour la couche des travailleurs constituant le 20% "le plus privilégié", 77,8% ont une couverture maladie. Ce sont évidemment les enfants de ces travailleuses et travailleurs qui sont le plus durement touchés par cette réduction d'une couverture d'assurance maladie.
Un dernier indice éclaire la configuration effective du marché du travail américain présenté comme exemplaire par le patronat et les autorités helvétiques. En fin 2003, le nombre de salarié.e.s ayant perdu leur emploi et n'ayant pas retrouvé un autre emploi au moment où leur allocation de chômage fournie par leur Etat (canton) se terminait a atteint le niveau record de 43,4%. Le plus haut niveau depuis près de soixante ans. En 1982, lorsque la récession a été violente aux Etats-Unis et a facilité l'accélération du programme de contre-réformes de Ronald Reagan, le taux de travailleurs ayant épuisé leurs allocations de chômage et n'ayant pas trouvé un nouvel emploi se situait à 38,5%. Pourtant, le taux de chômage était bien plus élevé qu'aujourd'hui puisqu'il atteignait 10%. L'origine de cette situation n'est pas mystérieuse: si la création d'emplois reste très faible, même en période de relance, ceux et celles qui cherchent un emploi, sans en trouver, durant une période de quelque six mois sont plus nombreux. Ils se retrouvent donc sans allocation de chômage, tout en n'ayant pas d'emploi. C'est ce qu'indique le chiffre de 43,4% de 2003.
Avec une telle masse de salarié.e.s socialement désécurisés, il est possible d'imposer une précarisation et une flexibilité des emplois qui n'ont jamais été connues depuis la seconde guerre mondiale. C'est ce que les "experts économiques" – et les pisse-copie de la presse quotidienne – qualifient de "fluidité" du marché du travail, qui serait la grande conquête du "modèle américain". En fait, il y a là une image d'une imposante victoire du Capital sur le Travail. 24 septembre 2004