Turquie

Deux «images» d'une lutte qui a duré 78 jours, avec «une ville de tentes» au centre d'Ankara

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La lutte des ouvriers de TEKEL: vers une «classe pour soi»

Cem Akbalik

Nous avons déjà présenté sur ce site la lutte déterminée des salariés de TEKEL; une lutte qui a été conduite dans un pays marqué, entre autres, par des atteintes aux droits démocratiques et syndicaux, une répression permanente et un chômage qui atteint , officiellement, le taux de 14% de la population active, en fait quelque 20%.

Après un repli, une nouvelle échéance a été fixée au 1er avril par les travailleurs de TEKEL. L’article que nous publions ici permet d’appréhender la place de cette lutte dans la configuration présente de la classe ouvrière et des conflits de classes en Turquie. (Réd.)

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Arrivant au pouvoir en 2002, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), comme tous les gouvernements précédents, s’est mis, tout de suite, à accélérer la privatisation des entreprises appartenant à l’Etat et les services publics au profit des grandes entreprises multinationales étrangères. La dernière de ces privatisations fut l’Entreprise publique de production de Tabac et d’Alcool (TEKEL). En effet, le 24 février 2008, TEKEL fut acheté par le groupe britannique British American Tobacco (BAT), qui est le deuxième cigarettier mondial. Alors que ceci permettait au groupe britannique d’accroître sa part de marché en Turquie de 7% à 36%, le gouvernement d’AKP décidait de fermer tous les entrepôts de TEKEL et de supprimer 12’000 postes de travail. S’opposant à la privatisation de leur entreprise, et en particulier à l’application de l’article 4/c de la loi N°657, deux mille salariés de TEKEL venant de toute la Turquie, avec leurs familles, se sont réunis dans la capitale (Ankara) afin de construire une résistance contre les politiques du gouvernement actuel.

En quoi consiste cet article dit 4/c ?

L’article 4/c prévoit, en effet, le « reclassement des fonctionnaires ou agents d’une entreprise publique liquidée dans d’autres entreprises ou administrations publiques», dans les pires conditions. Le 4/c attribue à l’Etat un pouvoir absolu sur les ouvriers et remet en question tous les droits syndicaux en Turquie. De plus, cet article oblige les salariés de travailler dans des conditions précaires (baisse des salaires, le travail supplémentaire non-rémunéré, la suppression de l’assurance médicale, pas de remboursement de la part de la sécurité sociale des frais médicaux, etc.). Avec une telle politique, les patrons auront également le pouvoir de licencier arbitrairement les salariés, sans payer une quelconque compensation salariale.

C’est la raison pour laquelle deux milles salariés de TEKEL se sont mis en grève à Ankara avec un soutien très fort des organisations (politiques, syndicales et associatives) et de la population turque. En peu de temps, le soutien aux ouvriers de TEKEL s’est répandu et dans presque toutes les villes de Turquie, il y a eu des manifestations, des occupations et d’autres formes d’actions pour soutenir les salariés de TEKEL. Leur lutte a pris une telle ampleur que l’ensemble des confédérations syndicales avait appellé à une journée de grève générale le 17 janvier 2010. Elle a rassemblé 100’000 personnes. La détermination des ouvriers de TEKEL obligea les grandes confédérations syndicales, notamment le syndicat Türk-IS, de descendre une deuxième fois dans les rues pour « exiger la démocratie, la justice sociale et le respect des droits des Travailleurs»… Ainsi, plusieurs milliers de personnes ont défilés dans les rues de toute la Turquie pour dénoncer la privatisation de TEKEL et soutenir les ouvriers qui sont en grève dans des tentes depuis plusieurs jours au sein d’Ankara.

Le Conseil d’Etat  a annulé le délai de 30 jours accordés aux ouvriers de TEKEL

Après avoir vendu à British American Tobacco, le gouvernement (4 février 2010) a imposé aux ouvriers de TEKEL de faire une demande, dans un délai de 30 jours, afin de passer au statut de fonctionnaires défini par l’article 4/c. Alors que les ouvriers résistaient dans les tentes, leur syndicat Tek Gida-IS a demandé au Conseil d’Etat d’annuler la durée de 30 jours qui figure dans le décret du Conseil des ministres.

Sur cette demande, la 12ème chambre du Conseil d'Etat a examiné le dossier et a annulé l’exécution du décret du Conseil des ministres. Cette décision du Conseil d’Etat a été considérée comme une victoire par les syndicats. Dès lors, les tentes montées par les travailleurs ont été démontées dans une ambiance de fête. Un travailleur expliqua sa joie ainsi: « Nous avons lutté contre l’injustice et nous avons gagné pour le moment. Nous faisons une pause en tout restant vigilant car on sait que le gouvernement ne va pas digérer cette victoire et il va encore essayer de nous attaquer par d’autres moyens.»

Néanmoins, la décision du Conseil d’Etat semble diviser les ouvriers de TEKEL qui sont épuisés par une lutte acharnée qui a duré à peu près trois mois. Un ouvrier parlant à la presse explique que « cette décision a été prise pour nous diviser et faire en sorte que le gouvernement d’AKP gagne la bataille. Tous les partis politiques qui défendent les politiques néolibérales, les sociaux-démocrates compris, ont toujours défendu les intérêts de la classe dominante et ils ont tous appliqué les mêmes politiques en privatisant les services publics et en licenciant les salariés. Ça suffit ! Franchement, ça suffit ! Les politiques, les bureaucrates, les patrons des grands syndicats ne nous représentent pas. N’écoutons pas les grandes confédérations syndicales qui ne veulent pas faire la grève générale pour faire face au gouvernement et construire un vrai front syndical dans lequel les salariés prendraient leurs décisions eux-mêmes démocratiquement. C’est la pression venant d’en bas et le soutien massif des étudiants, des intellectuels et d’autres salariés qui les ont obligés de descendre dans la rue. Ils avaient peur d’une réaction de la part de leurs adhérents.»

Le gouvernement s’oppose à la décision du Conseil d’Etat

Le gouvernement d’AKP s’oppose à la décision du Conseil d’Etat qui a annulé le délai de trente jours donnés aux ouvriers de TEKEL pour passer au 4/c. D’après le gouvernement, cette durée de trente jours a été prise de « bonne foi», dans le cadre des mesures budgétaires, et la durée de trente jours a été considérée suffisante pour passer au 4/c. Le gouvernement a expliqué également que le décret ministériel concernant la durée de trente jours a été préparé pour les salariés qui ont perdu leur travail suite aux privatisations.

Lors d’une manifestation pour soutenir les lycéens qui ont été expulsés pour avoir soutenu les ouvriers de TEKEL, un des représentants syndical de Tek- Gida Is critique le gouvernement en affirmant: «Les ouvriers de TEKEL qui ont fait une pause suite à la décision du Conseil d’Etat sont toujours prêts à mener cette bataille jusqu’à ce que nous obtenions nos droits. Nous continuons à lutter contre les privatisations et contre les licenciements. Nous sommes solidaires avec les lycéens qui sont expulsés de leur lycée à cause du soutien qu’ils ont apporté aux ouvriers de TEKEL. Nos camarades soutiennent et luttent en même temps avec les ouvriers des différents secteurs tels que MARMARAY et TARIS qui sont en grève aussi. La lutte n’est pas finie, elle vient seulement de commencer. »

«Le retour des classes sociales»

Le terme « retour des classes sociales» est le titre d’un ouvrage collectif préparé sous la direction de Paul Bouffartigue [Ed. La Dispute, 2004] qui a pour but de montrer que les classes sociales « ne peuvent prendre fin qu’avec le dépassement du capitalisme ». Et les classes sociales « ne se construisent que dans leurs rapports» à travers une lutte de classe latente et/ou explicite.

Il est, en effet, encore très tôt pour dire qu’en Turquie il y a une classe ouvrière mobilisée qui lutte pour ses propres intérêts en tant que classe. Mais il ne serait pas exagéré de dire que la résistance des ouvriers de TEKEL a joué le rôle d’un déclencheur dans la construction d’une conscience de classe au sens social du terme. Toutefois, cette lutte a suscité – comme l’explique le sociologue Alain Bihr –, «d’une part, le sentiment d’appartenance à un même ensemble sociologique, à un même groupement social, à un même « monde» (qui n’est pas nécessaire identifié ni reconnu comme une classe sociale) à travers la reconnaissance réciproque des différents membres comme participant d’une même expérience (vivant dans des conditions identiques, similaires ou voisines) et comme représentant d’un même type psychologique; et d’autre part, la conscience d’une opposition entre « nous» et « eux»: entre ceux qui font partie de notre monde et ceux qui n’en font pas partie; mais sans conscience claire ni encore moins une connaissance précise de ce qui fonde cette opposition, des rapports sociaux qui la génèrent.»

Nous pouvons ainsi dire que la lutte des ouvriers de TEKEL (et la résistance construite autour de celle-ci) est devenue le symbole de la « lutte des classes» explicite qui était « oublié», depuis longtemps, dans une Turquie déchirée par d’autres conflits politiques, religieux et ethniques. En outre, la domination des idées néolibérales et les travaux académiques, politiques et idéologiques menés par les défenseurs de ces idées – qui prétendent dépasser les classes sociales (qui auraient été une particularité des sociétés industrielles) – ont contribué d’une manière décisive à rendre invisibles les rapports sociaux des classes. Nous pouvons donner, en guise d’exemple, le nouveau parti de « gauche» l’EDP, parti qui vient d’être créé et qui n’évoque nulle part le terme de classes ou d’autres adjectifs faisant allusion aux classes sociales dans son programme.

En tous état de cause, la lutte des ouvriers de TEKEL ainsi que d’autres luttes tel que TARIS [dans le secteur de l’huile d’olivre], MAYMARA et dans le secteurs du textiles  sont très loin de composer une classe mobilisée qui aurait un objectif politique défini, bref une classe pour soi. Cependant, ces luttes ont montré les failles sociales qui existent (en terme de classes) dans toutes les communautés religieuses, ethniques et sociales qui nous semblaient jusqu’à présent comme des groupements homogènes se basant soit sur l’islam, soit sur l’ethnicité ou autre.

Un ouvrier de TEKEL qui a voté toujours soit pour les partis de droite, soit pour l’AKP critiquait ce dernier de la manière suivante: «(…) Avant je votais pour la droite. Depuis 2002, je vote pour l’AKP qui me semblait un parti politique défendant les valeurs de l’Islam et la démocratie. Alors qu’aujourd’hui je me suis rendu compte que ce parti comme d’autres partis de droites défendent les intérêts des patrons. Désormais, je ne voterai jamais ni pour un parti de droite, ni pour AKP. Un patron musulman aussi c’est un patron comme d’autres, et lui aussi exploitent ses ouvriers…».

Ainsi que nous le montrent les propos de ce travailleur, la lutte des ouvriers de TEKEL a joué un rôle considérable en termes de conscience sociale et politique. Elle a permis aux ouvriers de se confronter à leur réalité sociale. Nous pouvons donc considérer cette lutte comme révélatrice du retour de nouvelles luttes de classes et/ou comme les germes d’une nouvelle lutte de classes qui aboutira, peut-être, vers une classe sociale mobilisée pour soi.

(25 mars 2010)

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