Turquie

 

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Les fantômes d'une «sale guerre»

Guillaume Perrier et Olivier Truc *

Reclus dans un village, "quelque part dans le sud de la Suède", Abdülkadir Aygan vit sous la protection des services secrets suédois. Et pour cause : ce réfugié fait trembler la Turquie à chacune de ses révélations. Ancien membre de la rébellion kurde du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan], il a été "retourné" par l'armée turque dans les années 1990. Il a alors collaboré avec le Jitem, une cellule clandestine de la gendarmerie chargée de la lutte antiterroriste. Pendant dix ans, il a pris part aux crimes perpétrés dans le sud-est de la Turquie, au plus fort de la "sale guerre" menée par l'armée contre les rebelles kurdes et une population accusée de les soutenir. Abdülkadir Aygan a quitté la Turquie en 2003. Aujourd'hui, il parle.

"J'ai été embauché comme fonctionnaire civil antiterroriste en septembre 1991 avec le matricule J27299", nous raconte-t-il, dans sa maison suédoise. Avec force détails, il passe en revue les séances de torture et les exécutions sommaires de militants soupçonnés de soutenir la cause kurde, dont il fut le témoin. Des centaines de meurtres et d'enlèvements, non élucidés, auraient été commis dans le sud-est de la Turquie entre 1987 et 2001. "Il y a près de 1500 dossiers connus de disparus, estime un avocat de Diyarbakir engagé dans la défense des droits de l'homme, Sezgin Tanrikulu. 5000 en comptant les meurtres inexpliqués."

En Turquie, les aveux d'Abdülkadir Aygan ont totalement relancé l'enquête sur ces disparitions et rendu espoir aux familles des victimes. Le corps de Murat Aslan, un jeune de 25 ans volatilisé en 1994, a ainsi été retrouvé dix ans après, brûlé et enterré au bord d'une route. "Nous l'avons enlevé dans un café après une dénonciation et amené au local du Jitem, se souvient M. Aygan. Un caporal expert en torture l'a accroché au plafond par les mains, avec des poids aux pieds. Il le battait. Il est resté trois ou quatre jours sans nourriture. Moi, j'évaluais ses informations." Selon Abdülkadir Aygan, Murat Aslan a finalement été envoyé à Silopi, puis amené au bord du Tigre. "On lui a mis un bandeau sur les yeux et des menottes. Le sous-officier Yüksel Ugur a tiré et Cindi Saluci l'a arrosé d'essence et a mis le feu. C'est grâce à mon témoignage que son corps a pu être retrouvé par sa famille et identifié grâce à un test ADN."

Le repenti décrit également les "puits de la mort", tels que les a baptisés la presse turque : des cuves de la compagnie pétrolière d'Etat Botas, dans lesquelles sept corps auraient été jetés en 1994 après avoir été dissous dans l'acide ou brûlés. Il précise aussi que trois syndicalistes, arrêtés la même année et remis par le procureur au chef du Jitem à Diyarbakir, le colonel Abdukerim Kirca, ont été exécutés par ce dernier d'une balle dans la tête près de Silvan. "Nous prenons ce qu'il dit très au sérieux, explique Nusirevan Elçi, le bâtonnier de Silopi, à l'origine de la réouverture du dossier. Après vérification, tout ce que raconte Aygan est exact."

L'ex-membre du Jitem est loin d'avoir livré tous ses secrets. Il dit craindre pour sa vie, en Suède, où il a reçu des menaces : la Turquie réclame son extradition pour le juger pour le meurtre de l'écrivain kurde Musa Anter, en 1992. "Je suis prêt à être jugé n'importe où et n'importe quand mais pas en Turquie, s'insurge-t-il. Cette demande est faite pour me faire taire."

Depuis le 9 mars, l'enquête sur les disparitions a pris une nouvelle dimension. Sur requête des avocats qui s'appuient sur les déclarations de M. Aygan, la justice a finalement ordonné des fouilles autour de Silopi, dernière ville avant la frontière irakienne, et dans la région de Diyarbakir. Les "puits de la mort", situés à proximité de la principale caserne militaire de Silopi, et sur le site de l'entreprise Botas, ont été explorés. Ainsi que des charniers présumés dans plusieurs villages, où des dizaines de fragments d'os, un gant vert, des cordelettes nouées, des débris de vêtements, un crâne humain ont été découverts.

Le traumatisme, encore vif, des méfaits commis dans la région remonte à la surface à la faveur de ces excavations. "Ces crimes étaient connus de la population depuis des années. Chaque famille a une histoire de disparu", précise le bâtonnier Elçi. Du vendeur de kebabs de la place centrale au chef local de l'AKP, le parti du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, tous ont perdu un proche. Rien qu'à Silopi, 15 000 habitants, au moins 300 personnes seraient portées disparues.

Ahmet s'est évaporé un matin, en 1998, en sortant de chez lui. "Il était photographe, marié et père de trois enfants. On ne l'a jamais revu", raconte son père Enver, les larmes aux yeux. Après la disparition, le vieil homme se souvient avoir été interrogé par un responsable du Jitem. "Je ne pense qu'à une chose depuis dix ans, dit-il. Retrouver le corps de mon fils." Voyant à la télévision, depuis peu, les pelleteuses fouiller la terre, Enver a poussé la porte de l'Association des droits de l'homme : "J'ai pensé que, avec cette affaire Ergenekon qui éclate en ce moment, il pourrait y avoir de nouvelles informations."

Les langues se délient depuis le lancement, en 2007, d'une enquête sur le réseau Ergenekon, une puissante nébuleuse militaro-nationaliste incrustée dans l'appareil d'Etat turc et soupçonnée d'avoir fomenté putschs et assassinats. Depuis octobre 2008, 86 personnes - militaires, académiciens, journalistes, politiciens et mafieux - sont jugées devant un tribunal spécial, dans la banlieue d'Istanbul, pour un complot présumé contre le gouvernement. A partir de juillet, 56 autres suspects seront traduits devant la justice. Des dizaines d'autres pourraient suivre.

L'existence du réseau Ergenekon n'est pas une surprise : les Turcs parlaient jusqu'ici d'"Etat profond" pour désigner ce réseau ultranationaliste. Décapité par les vagues d'arrestations, le réseau pourrait percer le mystère de quelques-unes des affaires les plus sombres de l'histoire récente de la Turquie, telles que l'assassinat du journaliste d'origine arménienne Hrant Dink... ou les exactions du Jitem, dans le Sud-Est. "Les fondateurs d'Ergenekon étaient aussi des membres du Jitem, souligne Abdülkadir Aygan. Ergenekon a aussi utilisé à l'occasion des chefs de la mafia pour mener des missions. Par exemple contre des chefs d'entreprise qu'ils faisaient assassiner. Une partie des victimes dans le sud-est ont été tuées par le Jitem, mais aussi par d'autres services de police, de gendarmerie ou de l'armée, voire même par le MHP, le parti d'extrême droite nationaliste."

"Plus de 80 familles de disparus ont rompu le silence depuis décembre, estime Nusirevan Elçi qui, chaque semaine, voit arriver de nouveaux dossiers. L'investigation sur Ergenekon a fait sortir de nouveaux témoignages et doit se concentrer sur le sud-est : on y retrouve beaucoup d'acteurs de l'histoire." A la surprise des habitants, de nombreux anciens hauts responsables militaires en poste dans la région au moment des disparitions, entre 1987 et 2001, ont été arrêtés ces dernières semaines : le major Arif Dogan, surnommé "l'Ange de la mort", ou l'ancien général Levent Ersöz, réputé pour sa cruauté.

Le 23 mars, c'est le colonel Cemal Temizöz qui a été interpellé. Ancien chef du Jitem à Cizre, il a été désigné par des suspects comme le commanditaire de plusieurs enlèvements. Son nom fait encore frissonner l'avocat Elçi : "Les gens se détournaient de leur chemin pour ne pas se retrouver face à lui." Personne n'osait plus emprunter la route qui traverse le petit village voisin de Kustepe. Vidé de ses habitants et surveillé par trois "gardiens de villages", les miliciens supplétifs de l'armée, il aurait également abrité un charnier. Les enquêteurs y ont découvert un grand nombre d'ossements. "Des os de chevaux, rien de plus", s'agace l'un des gardiens de village en treillis, armé d'une kalachnikov, en faisant signe de circuler. "A l'époque, la peur nous empêchait de parler. Nous risquions d'être tués à notre tour", explique Salih Teybogan, un paysan de Silopi.

Son frère, qui travaillait au poste-frontière, a été enlevé en rentrant chez lui, et sa voiture retrouvée brûlée, "à 200 m de Botas". Quelques mois plus tard, trois corps sont retirés d'un puits, sous un ancien restaurant, aujourd'hui désaffecté. "Nous allons faire des tests ADN, dit Salih Teybogan. Maintenant, les choses changent. Quand j'ai entendu qu'ils allaient ouvrir les charniers, je suis venu réclamer mes droits."

L'affaire des "puits de la mort" sonne peut-être la fin de l'impunité pour ces crimes perpétrés jusque très récemment. A Istanbul et à Diyarbakir, les Mères du samedi - l'équivalent turc des Mères de la place de Mai à Buenos Aires - ont repris leurs manifestations hebdomadaires pour réclamer les corps de leurs enfants disparus. "Maintenant, il nous faut une véritable commission vérité et réconciliation, estime l'avocat Sezgin Tanrikulu. Le problème, c'est que les anciens du Jitem sont toujours là, au sein de l'armée."

Le colonel Abdulkerim Kirca, désigné par Abdülkadir Aygan comme l'assassin d'une douzaine de Kurdes, au moins, dans les années 1990, a été retrouvé avec une balle dans la tête en janvier, avant de pouvoir être interrogé. Officiellement, un suicide. Tout le gratin de l'état-major assistait à ses funérailles.

* Cet article a été publié dans le quotidien français Le Monde, en date du 14 avril 2009

(15 avril 2009)

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