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Sobrino

 

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Jon Sobrino face au myrmidon Benoît XVI

Charles-André Udry

Début mars, le quotidien de l’Etat espagnol, El Païs, annonce que le pape Benoît XVI – un nom qui renvoie aux termes de «douceur» et d’«indulgence» – condamne Jon Sobrino, sans préciser la sanction. Un concentré de diplomatie vaticane. Jon Sobrino est l’un des théologiens majeurs de l’Amérique latine. Il appartient au courant de la théologie de la libération. Ratzinger-Benoît XVI frappe pour la première fois. Cet acte est en conformité avec ses interventions réactionnaires dans le débat politique en Italie portant sur les questions dites de société.

1980: Oscar Romero tué ; 1989 cinq «frères» de Jon Sobrino, assassinés

Il est possible que des lectrices et lecteurs aient encore en mémoire le massacre commit par des «escadrons de la mort», le 16 novembre 1989, dans la capitale du Salvador: El Salvador.

Cinq jésuites de l’Université centroaméricaine (UCA) – un centre de réflexion, de publication et de diffusion, entre autres, de la théologie de la libération et d’analyses politiques sur le conflit militaire en cours au Salvador et en Amérique centrale  – furent tués, le 16 novembre 1989, par des sicaires de l’administration républicaine de George Herbert Walker Bush. Une cuisinière fut aussi assassinée sur les lieux de la tuerie. Jon Sobrino, absent ce jour-là, échappa à la mort.

Le 24 mars 1980 – alors que l’administration démocrate de Jimmy Carter était aux commandes et avait initié la guerre contre le Nicaragua sandiniste et soutenait l’armée du Salvador – des assassins du même acabit ont abattu Mgr Oscar Romero. Ce dernier célébrait la messe dans une chapelle d’un hôpital. Lors des funérailles les militaires salvadoriens tirèrent sur la foule, très nombreuse. Un carnage.

Mgr Oscar Romero, lors de son dernier prêche clamait: «Je fais appel à vous, membres de la garde nationale, soldats, policiers, vous qui  faites partie de notre peuple. Ces paysans que vous tuez, ce sont vos propres frères. Tout ordre injustifié d’un homme qui vous demande de tuer est subordonné à la loi de Dieu qui dit: «Tu ne tueras point».  Aucun soldat n’est tenu d’obéir à un ordre immoral, contraire à la loi de Dieu. Il est temps d’obéir à votre conscience. [ …] Au nom de Dieu, au nom du peuple qui souffre et qui crie vers le ciel, je vous implore, je vous supplie, je vous ordonne: cessez la répression.»

Pour lui, «l’option préférentielle pour les pauvres», noyau dur de la théologie de la libération, avait une implication: «Une Eglise qui ne s'unit pas aux pauvres et, à partir d'eux, ne dénonce pas les injustices commises contre eux, n'est pas la véritable Église de Jésus-Christ.»

Pour le pouvoir impérialiste étatsunien (qui implantait déjà ses «sectes évangéliques» en Amérique centrale), pour l’oligarchie salvadorienne, pour la hiérarchie militaire qui en faisait partie, pour la bureaucratie théologico-étatique du Vatican, ce discours de Romero était inacceptable.

Une voix «inaudible», «trop incorrecte» pour être écoutée?

En fin 2005, Jon Sobrino, après avoir rappelé le massacre de 1989, l’assassinat d’Oscar Romero et des quatre sœurs des Etats-Unis tuées par l’armée salvadorienne, encadrée par les officiers des Etats-Unis, traduisait de la sorte son option politique et éthique: «Mais octobre dernier [2005] a fourni d’autres victimes, œuvre de la nature– ouragan [ouragan Stan] et éruption d’un volcan – et de l’iniquité humaine. A San Marcos toute une famille, les parents et trois enfants, est morte ensevelie. Ce n’est pas la nature qui les a tués mais la pauvreté.»

Il ajoutait: «La catastrophe s’étend au Mexique, au Nicaragua et surtout au Guatemala. Le village de Panabaj a été déclaré cimetière: 3 000 personnes environ sont mortes ensevelies. «Un village maya gît sous 12 mètres de boue», disait les médias. Au moment d’écrire ces lignes, s’est produit le tremblement de terre au Cachemire: 30 000 victimes et 2 millions et demi de sinistrés.

Devant cela, notre première réflexion est la suivante. Ces terribles réalités ne nous offrent rien que nous n’ayons déjà vu. Avec des nuances différentes, elles nous disent toujours la même chose: dans leur immense majorité, les victimes sont toujours les pauvres. Les catastrophes montrent la pauvreté de notre monde, et, à son tour, cette pauvreté est, pour une bonne part, à l’origine des catastrophes et de leurs conséquences. Nous nous sommes habitués à cela tout naturellement, afin que la psychologie, l’insensibilité ou la mauvaise conscience des êtres humains puissent cohabiter avec la catastrophe. Sans prononcer les mots, cela revient à dire: «C’est normal que, eux, les pauvres, souffrent car les choses sont ainsi. Il serait anormal que nous, hommes et femmes, qui ne sommes pas pauvres, souffrions de ce genre de malheurs.»

Avec un regard aiguisé, en intelligence avec le paupériatat, Jon Sobrino signalait, au sens fort: «On présente la mondialisation comme une promesse ferme et sûre de salut, mais cette mondialisation, en contradiction flagrante avec le concept et la formulation, reste, lorsque surviennent les grandes tragédies, absolument sélective: toujours contre les pauvres, jamais - ou rarement - contre les riches. Lors du tsunami, on a été surpris de voir souffrir des Européens et Nord-Américains, mais on n’a pas été surpris que les pauvres d’Asie souffrent. Et durant l’ouragan Katrina, on n’a pas été surpris que les riches quittent la Nouvelle-Orléans en jets privés, ni que d’autres fassent de longues queues sur les routes pour obtenir de l’essence. Ni que bien d’autres personnes de race noire, hommes et femmes, soient restées au milieu des inondations dans le quartier pauvre de la ville. C’est la stratification naturelle de la société. Comme le disait Aristote, «le lieu naturel» des pauvres est la pauvreté. Ni la Banque mondiale, ni le Fonds monétaire, ni le G8, ni ceux qui proclament le défi du millénaire ne sont capables de penser et de décider vraiment pour une mondialisation réelle de la vie. Il n’est pas question que tous souffrent mais que personne ne souffre.»

Puis soulignant les «bonnes intentions» des donateurs face à ces tragédies, Sobrino les mettait en garde: «Que les donateurs n’oublient pas que s’ils n’aident pas à changer nos structures injustes, pire encore s’ils les consolident et s’en servent pour faire une bonne affaire, l’aide lors des catastrophes est une routine dépourvue d’humanité. Elle peut même être une insulte. C’est comme garder moribond le pauvre Lazare à côté du richard, de plus en plus vigoureux et opulent.»

Il concluait ainsi son propos: «Mes réflexions allaient porter sur les martyrs de la UCA du 16 novembre et sur les quatre religieuses nord-américaines du 2 décembre. A cette époque-là, les victimes mouraient de mort violente aux mains des tortionnaires. De nos jours, celles qui sont mortes, ou continuent à souffrir, sont mortes en grande partie de l’inertie, de la corruption, de l’ambition égoïste, qui lentement érodent notre pays. Et c’est d’elles dont nous avons parlé.»

C’est cette voix que Ratzinger-Benoît veut faire taire. C’est «l’option pour les riches» qui veut écraser ceux qui défendent, encore, «l’option préférentielle pour les pauvres». Cette destruction planifiée n’est que l’avers de l’écrasement, physique et culturel, que les exploité·e·s et les opprimé·e·s endurent tous les jours.

Jon Sobrino fait partie de  ceux et celles qui savent choisir leur camp en toute lucidité, de manière raisonnée, refusant de séparer la praxis et l’éthique de classe, récusant la prétendue césure entre le particulier et l’universel.

Autrement dit, Jon Sobrino agit et pense sur une voie fort éloignée de celle empruntée par adeptes d’une «politique institutionnelle», ayant son essor dans une société du spectacle. Une construction sopciale qui cultive le narcissisme de la «visibilité», cette attitude obscure que révèle au grand jour la pratique de la «classe politique», lorsque les médias choisissent d’étaler sa face sombre: «magouilles», «compromis et compromission», «consensus», «corruption morale et matérielle». Valeurs diffusées par les dominants comme relevant des exigences de la stabilité naturalisée d’un ordre nécessaire, même si, «parfois, certes, il est difficile de l’accepter dans sa totalité». Mais, cette acceptation, n’est-elle pas ce qui qualifie le «vrai politique» ? En fait, ce sont là des assertions d’une grande banalité propres à la mise en œuvre et à la reproduction du pouvoir des dominants. Depuis fort longtemps.  

Sobrino: une élévation et une force qui nanise Benoît XVI

A la notification faite par la Congrégation pour la doctrine de la foi – ex-Saint-Office et ex-Inquisition – Jon Sobrino a répondu de la sorte: «Je ne me retrouve absolument pas dans le jugement d’ensemble émis dans la notification [notificatio] sur mes livres. Il ne paraît pas honorable, probe, d’y souscrire, d’y adhérer.» (El Pais, 20 mars 2007). La procédure, comme lors des procès de Moscou, veut que le «coupable» signe la notification qui inculpe ses nombreux livres et articles, car ils contiennent des «propositions dangereuses et erronées.»

Jon Sobrino contre-attaque. Il accuse le cardinal Ratzinger de manipuler les textes, d’être un faussaire. Une tradition reprise par les staliniens et post-staliniens. Sobrino s’adresse au général de la Compagnie de Jésus (jésuite), Peter Hans Kovenbach. Ce dernier fonctionne comme intermédiaire entre le Vatican et Jon Sobrino, d’origine basque. Sobrino vit au Salvador depuis des décennies.

Dès 1975, les théologiens de la libération sont pourchassés par le Vatican. Jon Sobrino rappelle à Kovenbach qu’il a été contraint de répondre plusieurs fois, déjà en 1976, à la Congrégation de la foi, sous le régime du cardinal Franjo Seper ; un prélat croate, issu d’une Eglise qui manifesta activement son adhésion au fascisme et au nazisme. Seper dirigea l’inquisition vaticane de 1968 à 1981.

Puis Jon Sobrino eut à faire à Ratzinger. Sobrino souligne: «Mes Supérieurs m’ont toujours incité à répondre de manière intègre, fidèle et humble… Ils m’ont laissé entendre que les manières de faire dans les Curies [gouvernement du Vatican] du Vatican ne se distinguaient pas toujours par leur intégrité et leur évangélisme.» Sobrino invoque le Général des Jésuites, Pedro Arrupe, basque d’origine, qui fut très actif lors du Concile Vatican II, dont le déroulement dura de 1962 à 1965 et secoua la hiérarchie. Un Concile honnit par Benoît XVI.

Dans une lettre à un de ses amis, Javier Dominguez, du Comité Oscar Romero de Madrid, Sobrino écrit: «Au plan personnel, je suis en paix. Je ne sais pas, de plus, ce qui va se passer. Peut-être, le saurais-je vite. Une partie du mal qui ronge la Curie est le culte du secret [et de la mise au secret]. C’est comme si l’on était condamné à la solitude… Tu ne vas pas me croire, si je te dis que plus que Rome, ou l’histoire, ce qui me préoccupe et m’anime c’est ce que pensait la cuisinière [tuée en 1989]: est-ce qu’elle a vu en nous des gens de bien ?»

Bush et l’Opus Dei

La notification de Ratzinger-Benoît XVI ne peut être détachée de la politique de l’administration Bush en Amérique latine. Cette politique s’appuie, simultanément, sur Lula (au Brésil et dans le continent) et sur Alvaro Urribe (en Colombie), au même titre que sur Felipe Caldéron au Mexique ; et, partout, sur les armées ainsi que sur les corps répressifs, officiels ou officieux.

Pour régler son compte à Jon Sobrino, directeur de la «Revista Latinoamericana de Teologia», Benoît XVI a choisi de faire porter l’arme de l’exécution à l’archevêque de San Salvador: Fernando Saenz Lacalle.

C’est un membre connu et de haut rang de l’Opus Dei. Cette organisation du catholicisme réactionnaire – réunissant hommes d’affaires, structures éducatives et la hiérarchie catholique – est très active en Europe (en Espagne, entre autres) ainsi qu’en Amérique latine ; par exemple au Chili où le régime de Pinochet a concouru à la fortifier.

Frenando Saens Lacalle n’est pas enclin à faire des concessions à Jon Sobrino. Se dessine ici une analogie historique. Elle relève presque d’une ironie et d’une insolence divine: faire exécuter «religieusement» et institutionnellement Jon Sobrino par celui qui occupe, aujourd’hui, le même poste qu’Oscar Arnulfo Romero y Galdámez, nommé, lui, en 1977, et qui fut abattu en 1980.

La solidarité politique et humaine avec Jon Sobrino s’inscrit, exactement, dans le sens de son engagement aux cotés des luttes émancipatrices, les plus modestes, du paupériatat.

Face à cette dite éthique de la responsabilité des politiques – qualifiée de réalisme – il appartient aux dominé·e·s et exploité·e·s de faire, parfois, irruption sur la scène sociale et politique et d’en bouleverser la donne. C’est une manière de transformer leurs exigences en données incontournables pour les dominants, pour tous. Les convictions et la pratique de Jon Sobrino fusionnent avec cette possibilité, nécessaire.

(21 mars 2007)

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