Travail et santé
La prévention de la souffrance au travail
est-elle un problème de santé ?
Damien Cru *
Le livre de Marie-France Hirigoyen Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien [Edition Pocket, 2000] a eu un effet de dévoilement. Le grand public a découvert un phénomène de société: les salariés vivent mal leur entreprise. Après les discours dithyrambiques sur l’entreprise des années 1980, le contraste est saisissant.
Les médias ont multiplié les dossiers avec témoignages de salariés présentés comme victimes de procédés iniques accompagnés de force explications psychologiques de la perversion. Les salariés ont massivement projeté dans ces descriptions ce qu’ils vivent au quotidien. Les spécialistes de la santé au travail ont repris et discuté le concept. Des variantes ont émergé ici ou là: harcèlement psychologique, harcèlement stratégique, harcèlement immoral… Le monde du travail se mit à étudier le harcèlement moral. Les assureurs proposèrent aux entreprises des contrats couvrant leurs risques psychosociaux, des associations de victimes se créèrent. La pression fut telle que, quatre ans après son apparition, la notion de harcèlement moral fut inscrite dans le code du travail et dans le code pénal. A la fin des années 1990, le silence est rompu. En septembre 2003, les partenaires sociaux européens signent un accord-cadre sur le stress au travail balayant largement les questions. En France l’INRS, le réseau ANACT/ARACT proposent des méthodes et guides pour mettre en œuvre des démarches de prévention des risques dits psychosociaux. La reconnaissance sociale et législative des différentes formes de malaise psychique au travail constitue une avancée considérable. Les problèmes de leurs émergences, de leur persistance, de leurs effets sur la santé des salariés peuvent être discutés. Pour autant, cette reconnaissance pose de nouveaux problèmes. D’une part, la souffrance psychique menace d’occulter l’existence des atteintes physiques, chimiques et autres qui prennent parfois de nouvelles formes et pas seulement dans l’industrie. D’autre part, cette reconnaissance de la souffrance n’ouvre pas automatiquement sur l’action en milieu de travail. Les termes de stress, de souffrance, de harcèlement moral en passant dans le langage courant jouent le rôle d’écran où se reflète la dureté des conditions et relations de travail. En même temps ils en occultent la dimension sociale, politique et idéologique. Les praticiens en entreprises (médecins, inspecteurs du travail, consultants) rencontrent toujours la difficulté de leurs interlocuteurs, direction, cadres, salariés, syndicats, CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail), à passer du vécu au pensé, de l’indignation à l’élaboration d’une stratégie. Comment rendre compte de cette difficulté à passer du témoignage à l’action ? Certes, dire c’est déjà agir, mais tout dépend en quels termes vient le dire. Il est frappant de constater que le discours type de la victime utilise les mêmes schèmes que le discours du management moderne, post-taylorien:
- mise en avant des individus et des rapports interpersonnels ;
- moralisation des conduites ;
- évitement des problèmes techniques, de l’activité concrète de travail au profit de références au savoir-être.
L’expression de la souffrance au travail se moule dans un discours où se côtoient l’individualisation des problèmes sociaux, la psychologisation et la moralisation des rapports sociaux, la victimisation des conflits, la médicalisation et la judiciarisation de leur traitement. Entre la sourde oreille à la plainte et l’oreille complaisante à la victimologie, une autre écoute est possible qui vise à replacer les salariés et leurs représentants en position d’acteurs. Il faut savoir entendre ce que disent les salariés de leur souffrance et, pour agir, il faut savoir tout autant couper le discours victimaire. Cette coupure passe par la réintroduction de l’activité de travail et de ses déterminants dans l’analyse de la situation et l’institution de lieux où la diversité des expériences au travail puisse être élaborée et discutée. Le déplacement de problématique opéré par cette approche a des incidences à plusieurs niveaux.
En entreprise, le CHSCT n’a pas vocation à traiter seul des difficultés qu’il rencontre. Un problème posé en terme de souffrance et de santé mentale au CHSCT va trouver sa solution, en terme de prévention collective, au Comité d’Entreprise qui possède des compétences en économie, en organisation du travail, horaires, gestion, formation, etc. Autrement dit, l’action de prévention en entreprise se doit d’éviter de chosifier la souffrance au travail – comme s’il s’agissait d’un objet à travailler en lui-même – par des audits, diagnostics et mesures de satisfaction. Dans le même ordre d’idée, l’analyse du travail ne doit pas être focalisée sur les seules situations de crise. L’attention aux situations ordinaires de travail est cruciale car elles contiennent souvent les réponses aux problèmes de prévention. Les conflits sur le travail peuvent y éclater, être mis en débat professionnellement et résolus. Et ce sont les conditions d’existence de ces régulations qui sont riches d’enseignement. Dans cette perspective, le fonctionnement des institutions s’avère déterminant, qu’il s’agisse des institutions représentatives du personnel, des organismes paritaires de prévention, des services de santé au travail, mais également des directions d’entreprise, de la fonction de l’encadrement. Toute une réflexion politique doit s’engager sur les moyens de donner du corps à la vie institutionnelle, non pas en multipliant les instances, mais en leur permettant de fonctionner dans la durée, pour que de la parole puisse y advenir (sécuriser les parcours professionnels des salariés, ralentir la rotation des cadres dirigeants, accepter la confrontation entre les logiques professionnelles et la logique gestionnaire, etc.).
* Damien Cru est professeur associé d’ergonomie à l’ISTIA (Institut des Sciences et Techniques de l’Ingénieur d’Angers), consultant à l’AOSST (Approche Organisationnelle de la Sûreté et de la Santé au Travail), Paris.
(24 mai 2007)
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