Le 14 juillet 2004, une grève nationale a ébranlé le Pérou. Dans toutes les principales villes, la mobilisation a directement visé le gouvernement de Toledo et sa politique de contre-réformes néolibérales. La réaction contre la corruption gouvernementale fut aussi un des moteurs de la colère populaire.
L'opposition de l'APRA (Alliance populaire révolutionnaire américaine, formation historique nationaliste), bien que soutenant formellement la grève, continue à appuyer la politique de privatisation, le Traité de libre-échange (TLC) avec les Etats-Unis, l'Alca (Zone de libre-échange des amériques) et le Plan Colombie (développé par les Etats-Unis). Toutes les forces liées au capital national et transnational sont favorables aux caractéristiques néoconservatrices de la constitution de 1993, mise en place par de l'ex-président Fujimori. Elles s'opposent à l'appel populaire pour une Assemblée constituante. Elles sont favorables à ce que des changements constitutionnels n'interviennent que dans le cadre du Parlement. Elles visent donc à voler au peuple le droit de se prononcer sur des questions de vie et de mort – au sens le plus strict du terme.
La grève du 14 juillet est qualifiée de «grand succès» par la Centrale générale des travailleurs du Pérou (la CGTP). Et cela malgré les menaces de répression (voir article ci-dessous). D'ailleurs, selon le Ministère de l'Intérieur, quelque 70 personnes ont été arrêtées sous le prétexte qu'elles bloquaient des routes et brûlaient des pneus. La grève a été particulièrement suivie dans les villes de l'intérieur, à hauteur de 75% à 90%. A Lima, la CGTP considère que 60% de la population active a participé au mouvement. Une des instances indépendantes du pays – la Defensoria del Pueblo – considère qu'un «important secteur de la population» a suivi la grève. Le président de la CGTP, Juan José Gorriti, a indiqué au correspondant du quotidien argentin Pagina 12 que si le président Toledo ne donnait pas de signe de changements profonds, le 28 juillet, date anniversaire de sa troisième année au pouvoir, de nouvelles mobilisations seraient organisées. Et, Gorriti a ajouté que cette grève générale s'inscrivait dans les trois plus grandes grèves de l'histoire récente du Pérou, celle de 1977 et celle de 1999, «les deux étaient faites pour chasser un gouvernement dictatorial» (respectivement le général Francisco Morales Bermudez et Fujimori). Cette grève générale contre un gouvernement et pour la convocation d'une Assemblée constituante traduit la situation de révolte politique populaire qui constitue une des caractéristiques de la conjoncture politique et sociale en Amérique latine, avec, aussi, toutes les difficultés à trouver une issue politique permettant de battre en brèche la politique de misère qui s'approfondit. Réd.
Dans deux semaines, le président Alejandro Toledo aura accompli trois années de pouvoir présidentiel, mais, ce 14 juillet 2004 il va affronter la première grève générale appelée par les syndicats au cours de ses années de gestion mouvementées. Il le fera à partir d'une position politique très précaire puisque, selon les sondages, ceux qui approuvent sa présidence ne dépassent pas les 10%. Au dernier moment, Toledo a décidé d'écourter son voyage en Equateur et d'être présent au Pérou pour faire face à la principale mobilisation antigouvernementale depuis les manifestations contre l'ex-président Alberto Fujimori, qui a quitté le pays en 2000 et est réfugié au Japon.
A cette occasion, Toledo se trouvait de l'autre côté de la barricade ; il était à la tête de ceux qui protestaient, avec un grand appui populaire. Aujourd'hui, il est au gouvernement, sans soutien populaire, sans capacité de leadership, et ceux qui, alors, marchaient à ses côtés sortent dans la rue pour protester contre lui. Et Toledo leur a déjà répondu, les accusant d'être des violents et même des terroristes.
La grève générale de 24 heures convoquée par la Confédération Générale des Travailleurs du Pérou (CGTP), la principale centrale syndicale du pays, a mis en échec le gouvernement. Une nervosité a envahi le palais du gouvernement. On y craint que la journée de grèves, si elle est réussie, se transforme en un coup assez dur pour un gouvernement qui tremble depuis assez longtemps. Plus l'appui à la grève augmentait – selon les dernières enquêtes 70% de la population soutien la grève –, plus le gouvernement lançait une campagne visant à déconsidérer les organisateurs de la protestation populaire. Au cours des derniers jours sont apparues à la télévision des annonces publicitaires payantes (et payées par le gouvernement) qui affirmait que le terrorisme était à la base de la convocation de cette grève antigouvernementale. Mais cette campagne ne semble pas avoir eu un effet majeur sur la population qui, très largement, continue à soutenir la grève.
Et comme le gouvernement devient tous les jours plus nerveux, l'appui croissant pour la mobilisation à fait que certains partis politiques, au dernier moment, sont montés dans le train. C'est le cas de la formation social-démocrate APRA (une des plus anciennes formations politiques du Pérou), qui est traditionnellement opposée à la CGTP. Par opportunisme, elle, s'est ralliée à la protestation sociale. Les dirigeants de la CGTP ont qualifié l'appui de l'APRA comme «opportuniste».
Le gouvernement a passé de la menace verbale à la menace réelle lorsqu'il a annoncé qu'il ferait sortir les forces armées dans la rue pour réprimer les manifestations antigouvernementales. Mario Huaman (président de la CGTP) a qualifié cette décision comme étant «une mesure anticonstitutionnelle qui traduit une façon autoritaire de gouverner». De son côté, l'ex-président du Pérou, Alan Garcia, [Alan Garcia Perez sera président du Pérou de 1985 à 1990. Il sera poursuivi pour corruption], a défini la réaction de Toledo comme étant: «une réponse exagérée et absurde, propre à une dictature».
Le 13 juillet, le ministre de l'Intérieur, Javier Reategui, a cherché à limiter les critiques faites à l'encontre du gouvernement concernant le recours aux forces armées. Devant la presse étrangère, il a assuré que «les tanks ne sortiraient pas dans la rue et que les soldats ne patrouilleraient pas pendant la grève ; les forces armées se limiteront à assurer la sécurité interne des locaux publics». Reategui a assuré que les 93'000 policiers – c'est-à-dire l'effectif total existant dans le pays – seront, eux, chargés de maintenir l'ordre durant la grève. «Les forces armées ne feront pas un travail répressif, mais dissuasif ; le gouvernement a choisi la dissuasion, mais la dissuasion énergique», voilà l'explication confuse faite par le ministre pour justifier l'appel aux militaires. Reategui a insisté sur la mention «d'infiltrations terroristes» en vue de la mobilisation convoquée pour le 14 juillet. Néanmoins, il n'a pu présenter aucun argument solide qui puisse étayer ses accusations. Le ministre de l'Intérieur a signalé que «le gouvernement qualifierait le terrorisme à partir des actes, et si il y a des actes de violence, il y a dès lors du terrorisme». C'est une généralisation dangereuse qui menace de faire passer devant les tribunaux, en tant que «terroriste», toute personne qui, au cours de la protestation, lancerait une pierre.
Dans les derniers jours, les porte-parole du gouvernement non seulement ont parlé de la prétendue présence de Sendero Luminoso [Sentier Lumineux, organisation d'origine maoïste avec une base indigène dans le nord du Pérou dont le dirigeant, Abimael Guzman Reynoso, a été arrêté en 1992 et condamné à la prison à vie ; Sentier Lumineux menaçait et agressait les leaders syndicaux et paysans qui exprimaient un désaccord avec elle], mais ils ont été jusqu'à dire que les FARC colombiennes «finançaient les groupes de gauche pour créer le chaos et la violence».
Toutefois, ils n'ont pas pu présenter un quelconque élément qui justifie leurs accusations. Les dirigeants de la CGTP ont démenti avec énergie les accusations portant sur des prétendus liens avec le «terrorisme». Ils ont comparé ces accusations du gouvernement de Toledo à «la stratégie de Fujimori consistant à accuser tous ceux qui protestaient contre le gouvernement d'être des terroristes».
La plate-forme de lutte de la grève nationale d'aujourd'hui [14 juillet] exige, entre autres, une assemblée constituante pour modifier la Constitution imposée par Fujimori et qui reste en vigueur. Elle réclame aussi, le changement de la politique économique néolibérale du gouvernement ; le rejet des négociations pour un traité de libre-échange avec les Etats-Unis. En outre, elle revendique de mettre fin aux privatisations commencées par Fujimori et continuées par Toledo. Enfin, elle demande une enquête sur la corruption qui concerne divers membres du gouvernement.
*Article publié dans le quotidien Pagina 12 (14 juillet 2004).