Migrations

Khadafi: sentinelle de l'UE

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«L’Europe n’envoie que des signaux répressifs»

Entretien avec Ali Bensaad *

Les 22 et 23 novembre 2006 s’est tenue à Tripoli (Libye) une «Conférence ministérielle sur les migrations et le développement entre l’UE et le continent africain». Nous publions ci-dessous un entretien avec le géographe algérien, professeur associé de l’Université de Provence, Ali Bensaad.

Quel jugement portez-vous sur la conférence de Tripoli ?

Ali Bensaad: Cette conférence – comme celle qui s’est tenue à Rabat au mois de juillet passé – démontre avant tout une chose. La gestion des flux migratoires est envisagée en termes répressifs. Au-delà des déclarations de convenance, les décisions qui sont prises à l’occasion de ces réunions ne vont que dans un sens: la lutte contre le trafic des personnes, la coopération judiciaire et policière, le contrôle des frontières. Mesures qui toutes, de plus, se révèlent inefficaces. Toutefois, je dois faire une observation positive.

Laquelle ?

A.B: Ces réunions, par le fait même qu’elles ont lieu, font la démonstration qu’il n’est plus possible de traiter la question des migrations seulement du point de vue économique. D’un certain point de vue, elles redonnent à la migration sa dimension humaine. Les émigrants subsahariens ont fait que soit posée au centre du débat la liberté de circulation. Les résultats des discussions sont décevants, mais au moins la question reste posée.

Ne vous semble-t-il pas qu’on attache une importance trop grande, de la part de l’Europe aux flux migratoires en provenance de l’Afrique ?

A.B: Lorsque l’on se réfère à des chiffres, en effet, on s’aperçoit que la perception du problème est faussée. Cette année, 28'000 arrivants ont été enregistrés dans les îles Canaries espagnoles. Un phénomène qui a été qualifié comme relevant de «l’urgence»; ce qui a conduit aux accords de réadmission signés entre Madrid et les divers Etats de l’Afrique de l’Ouest. Mais personne ne dit que les Africains ne représentent qu’à peine 3% du total des immigrants en Espagne. Personne ne dit que, si l’économie espagnole a connu, conjointement à celle de l’Irlande, le taux de croissance le plus élevé du continent européen, c’est grâce aux immigrés [ndlr: la croissance espagnole a en effet été tirée par le boom de la construction]. Personne ne dit que les immigrés ont un taux d’emploi supérieur à celui des Espagnols. Ce qui enlève toute à la prétendue équation entre immigration et chômage.

Il s’agit aussi dans ce cas d’un discours visant à criminaliser les immigrés. Le trafic des êtres humains existe, mais c’est un phénomène insignifiant. Le gros des candidats subsahariens à l’émigration se déplace de façon «autogérée», exploitant les possibilités ouvertes dans certains endroits marginaux qui préexistent. Dans le désert du Sahara, au Nigeria et au Mali, ces sont les commerçants touaregs, y compris avec la connivence des gouvernements respectifs qui organisent les déplacements des personnes intéressées. A la frontière entre l’Algérie et le Maroc, il y a une forte tradition de commerce informel, surtout en direction de la région du Rif, région qui a toujours manifesté un esprit rebelle face à Rabat. Dès lors, ce ne sont pas les passeurs qui provoquent tous ces mouvements. Ces mouvements sont une réalité. Les passeurs se limitent à offrir des services à des gens qui cherchent à émigrer. Ce sont au fond comme des petites agences de voyages.

Le Maroc et la Libye, qui ont été les hôtes de ces conférences internationales, développent un rôle de contrôle des flux migratoires en direction de l’Europe, organisent des rafles et procèdent à des rapatriements.

Que gagne l’Afrique du Nord à jouer le gendarme pour le compte de l’UE ?

A.B: Ce qui a été proposé aux pays de l’Afrique du Nord, c’est de jouer le rôle de sentinelle avancée de l’Union européenne, laquelle a déplacé ainsi ses frontières vers le sud et externalisé le contrôle. En échange, on offre à ces pays de l’argent, des moyens, et avant tout une reconnaissance politique. Prenons le cas de la Libye: il y a quelques années, il était impensable qu’une conférence de ce type, avec la participation de ministres des Affaires étrangères européens et africains, puisse se tenir à Tripoli. C’est aussi grâce à la question migratoire que le colonel Khadafi a réussi à se réhabiliter à l’échelle internationale.

* Professeur à l’Université de Provence (France)

4 décembre 2006

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