Migrations

Des policiers arrêtent des familles soudanaises au Caire, le 30 décembre 2005

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Comment peut-on accepter le droit de tuer des réfugiés aux frontières de l'Europe ?

Le drame des «sans-Etat»

Michel Agier et Jérôme Valluy *

Il y a juste un an, le 30 décembre 2005, eut lieu l'effroyable massacre, par la police égyptienne, d'un nombre de Soudanais oscillant, selon les sources, entre 27 personnes (d'après les autorités) et plus de 200 (d'après le chiffre cité «selon des témoins oculaires, la presse internationale et des organisations des droits de l'homme» par le Parlement européen).

Ce 30 décembre, ils étaient un peu plus d'un millier à réclamer leur droit à une protection, à une vie sûre et digne, en occupant depuis trois mois la place Mustapha-Mahmoud, à 300 mètres des bureaux du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Tous déclaraient être en butte au racisme antinoir de la population arabe égyptienne. La plupart demandaient une réinstallation dans un pays tiers. Mais le rapatriement au Soudan était la seule solution que leur offrait le HCR, alors même que le pays n'était pas réellement sécurisé, et qu'à juste titre, ils craignaient un rapatriement forcé, pratique du HCR bien connue des réfugiés africains.

Les manifestants soudanais ont été tués par l'intervention brutale de 6 000 policiers après que le représentant régional du HCR eut considéré le dossier bouclé, et qu'il eut demandé au gouvernement égyptien de «prendre d'urgence toutes les mesures appropriées pour résoudre cette situation avec des moyens pacifiques» . Réduites à un problème d'encombrement urbain, les victimes de cette tuerie étaient des «déboutés» (des closed files, «dossiers fermés» dans le langage du HCR). Et, de fait, des citoyens sans Etat. Moins que réfugiés.

Avec la création du HCR en 1951, on pouvait attendre de cet organisme qu'il se porte garant de la protection (physique et juridique) et du respect des droits de l'homme pour celles et ceux qui avaient perdu ces droits de leur Etat d'origine. C'est ce message universaliste qui a dominé le lancement de l'agence onusienne, même si le contexte de la guerre froide peut laisser supposer que d'autres motivations ont prévalu. On peut se demander aujourd'hui si le HCR n'est pas en train d'abandonner purement et simplement cette mission fondatrice ­ la protection des sans-Etat ­ pour la transformer en une vague intention humanitaire et morale annexée aux politiques de contrôle des flux et de rejet des indésirables, en particulier en Europe et en Afrique.

Il est nécessaire d'avoir un débat sur le rôle de l'agence onusienne, organisme public et international, mais aussi sur celle des Etats européens. En effet, les gouvernements européens, principaux financeurs du HCR depuis son origine, portent aujourd'hui une lourde responsabilité dans cette annexion de l'agence onusienne à leurs politiques ultrasécuritaires de contrôle des déplacements, particulièrement en provenance d'Afrique noire. L'incapacité du HCR à définir et tenir une politique de protection des sans-Etat, et à remettre dans le débat public cette question politique essentielle des droits citoyens et humains s'explique par les politiques forcenées que mènent les pays européens à l'égard des exilés originaires du Sud, quelles que soient les raisons qui ont motivé leur déplacement.

Les situations d'extrême relégation qui se développent depuis quelques années dans le monde peuvent aller jusqu'à la mise en quarantaine territoriale (camps, zones d'attente) et finalement jusqu'à la mort. Au-delà du «débouté», dernier niveau sur l'échelle des recours imaginables, il y a le droit de tuer ces personnes. Onze déboutés et «clandestins» sont ainsi morts, dans la nuit du 28 au 29 septembre 2005, sur les hautes grilles qui font la frontière entre le Maroc et l'enclave espagnole de Ceuta: les polices espagnoles et marocaines ont pris le droit de tirer dans la foule.

La médiatisation internationale des événements devant Ceuta et Melilla a été considérable, focalisée moins sur les morts que sur les assauts des barrières par quelques centaines d'exilés qui, étroitement cadrés par les caméras de télévision, incarnèrent le fantasme d'envahissement migratoire qui hante l'Occident. Quelques semaines plus tard, les dizaines ou centaines de morts massacrés au Caire n'ont pas fait autant parler. Quelques articles et reportages ont été publiés, dont le nombre demeure sans proportion avec l'ampleur du massacre et ses significations politiques.

A l'heure des choix politiques en France, il convient de redonner à ces questions de l'asile et des droits politiques des sans-Etat (protection de la vie, droits fondamentaux et reconnaissance d'une parole) une place centrale, au lieu de s'enfoncer les yeux fermés dans la criminalisation a priori  de toute mondialisation des comportements humains ­ car c'est bien ce que représentent les mouvements migratoires, qu'ils soient forcés par la guerre ou contraints par le besoin de vivre dignement et de fuir un contexte chaotique. Comment espérer, pendant la campagne, des débats rigoureux si l'on occulte les conséquences de nos politiques antimigratoires aux frontières de l'Europe ? Ce sont des milliers de morts dans la mer, les zones sahariennes, les camps d'exilés ; la stigmatisation de l'exilé comme une menace ou simplement un problème à traiter par le confinement, la répression, l'expulsion ou les armes...

Il est urgent de réfléchir à l'édification d'une véritable coresponsabilité internationale permettant de faire exister la citoyenneté de tous ceux qui ont perdu la reconnaissance et la protection de leur Etat. Coresponsabilité dans laquelle la part politique du HCR serait toute à reconstruire, avec, comme préalable à toute discussion, le droit des citoyens de circuler librement dans le monde, conformément aux articles 13 et 14 de la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par l'ONU en 1948. Coresponsabilité dans laquelle la part des institutions européennes s'accroît au fur et à mesure où celles-ci revendiquent comme leur domaine de compétence le contrôle des frontières communes, au risque de faire de la surenchère antimigratoire et sécuritaire pour mieux défendre leurs prérogatives. Coresponsabilité enfin des majorités politiques au sein de chaque Etat du monde occidental, qui s'entoure d'un vaste mur d'enceinte, plus visible au sud des Etats-Unis, à Ceuta et Melilla, et à Jérusalem, mais qui se prolonge sous d'autres formes autour de l'Australie, contre les côtes de l'Afrique et au centre de l'Europe. Comme le rideau de fer qui sépara longtemps deux parties du monde, ce mur est meurtrier.

Quels partis politiques aujourd'hui en France réclament sa chute ?

* Michel AGIER anthropologue, directeur d'études à l'EHESS, directeur du Centre d'études africaines. Il est l’auteur entre autres de Au bord du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002. Et Jérôme VALLUY maître de conférences en sciences politiques à l'université Paris-I, ancien juge au HCR. Tous deux sont membres du réseau Terra (Travaux, études et recherches sur les réfugiés et l'asile). Cet article est paru dans la rubrique Rebonds du quotidien français Libération, le 29 décembre 2006.

(1 janvier 2007)

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