Irak

Caricature publié dans Al-Mutamar. Le dessin suggère qu'un soldat
américain gonfle un ballon intitulé "Guerre civile", alors que les Irakiens
cherchent à l'empêcher

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L'appareil militaire US paie secrètement la presse Irakienne pour passer des articles de propagande

Mark Mazzetti and Borzou Daragahi *

Dans une offensive sur le plan de l'information, l'appareil militaire étatsunien paie secrètement des journaux Irakiens pour qu'ils publient des histoires écrites par les troupes américaines dans un effort visant à améliorer l'image de la mission des Etats-Unis en Irak.

Selon des cadres militaires américains et des documents obtenus par le Los Angeles Times, ces articles –  qui sont pour la plupart écrits par des membres des forces militaires dédiées aux «opérations d'information» – sont traduits en arabe et publiés dans des journaux à Bagdad avec l'aide d'une entreprise ayant des contrats avec le département de la Défense.

Une grande partie de ces articles sont présentés dans la presse Irakienne comme étant des récits impartiaux écrits et édités par des journalistes indépendants. Ces reportages louent le travail des troupes étatsuniennes et irakiennes, dénoncent les insurgés et vantent les efforts consentis par les Etats-Unis pour reconstruire le pays.

Même si, pour l’essentiel, ces articles rapportent des faits, ils ne présentent qu'un aspect des évènements, et omettent toute information qui pourrait donner une image moins positive des Etats-Unis ou du gouvernement irakien. Des archives et des entretiens montrent que depuis le début de cette opération, les Etats-Unis ont payé des journaux irakiens pour qu'ils publient des douzaines d'articles de ce genre, portant des titres comme celui-ci: «Les Irakiens persistent à vivre malgré le terrorisme».

Cette opération est conçue pour masquer toute connexion avec les militaires américains. Le Pentagone a un contrat avec une petite firme basée à Washington qui s'appelle Lincoln Group. Elle aide à traduire et à placer les articles. Le personnel Irakien de Lincoln Group ou leurs sous-traitants se font parfois passer pour des journalistes ou des agents publicitaires lorsqu'ils livrent les reportages aux médias de Bagdad.

Les efforts des militaires pour disséminer de la propagande dans les médias irakiens se poursuivent alors même que les autorités étatsuniennes s'engagent à promouvoir les principes démocratiques, la transparence politique et la liberté d'expression dans un pays qui sort de décennies de dictature et de corruption.

Et cela se passe au moment même où le Département d'Etat donne aux journalistes Irakiens une formation pour leur transmettre les bases du journalisme et de l'éthique des médias occidentaux. Cette formation comporte d'ailleurs un atelier intitulé: «Le rôle de la presse dans une société démocratique». Les niveaux de compétence varient beaucoup dans les journaux irakiens, dont beaucoup survivent à peine sur le plan financier.

En soulignant l'importance qu'accordent les autorités américaines au développement d'une presse de type occidental, le secrétaire à la défense Donald H. Rumsfeld a cité, mardi 29 novembre 2005, le foisonnement des médias en Irak comme étant l'un des grands succès du pays depuis la chute du président Saddam Hussein. Selon Rumsfeld, les centaines de journaux, de stations de télévision et autres «médias libres» fournissent une «soupape de sécurité» permettant au public Irakien de débattre des problèmes de leur démocratie naissante.

La campagne d'opérations d'information militaire a fait réagir certains officiers d'état-major en Irak et au Pentagone. Ils craignent que les tentatives de subvertir les médias qui fournissent des nouvelles ne détruisent la crédibilité des forces militaires étatsuniennes auprès d'autres pays et auprès du public américain.

Un cadre du Pentagone qui est opposé à cette pratique de planter des reportages dans les médias Irakiens explique: «Nous cherchons à établir les principes de la démocratie en Irak. Tous nos discours portent sur la démocratie. Et là nous sommes en train d'enfreindre les premiers principes de la démocratie».

L'arrangement conclu avec le Lincoln Group montre jusqu' où le Pentagone a été pour occulter les limites traditionnelles entre les affaires publiques militaires ­– la transmission d'informations concernant des évènements aux médias – et les opérations psychologiques et d'information, qui utilisent de la propagande, voire des informations trompeuses, dans le but de promouvoir les objectifs de la campagne militaire.

L'administration de Bush a déjà été critiquée pour avoir distribué des vidéos et des récits journalistiques aux Etats-Unis en omettant de signaler qu'ils provenaient du gouvernement fédéral, et pour avoir payé des journalistes pour qu'ils promeuvent la politique de l'administration. Le Bureau fédéral du contrôle des comptes a jugé que ces pratiques s'apparentaient à des opérations de «propagande secrète».

Des cadres militaires connaissant bien ces opérations en Irak, ont expliqué qu'une grande partie d'entre elles étaient dirigées par la task-force «Opérations d'information» à Bagdad. Cette dernière fait partie des Forces multinationales d'Irak, placées sous la direction du lieutenant général John R. Vines. Ces officiers ont requis l'anonymat parce qu'ils étaient critiques à l'égard de ces procédés et n'étaient pas autorisés à en parler publiquement.

Le porte-parole de Vines n'a pas voulu commenter le présent article. Un porte-parole du Lincoln Group a également refusé tout commentaire.

Un des cadres militaires a dit que la task-force avait également acheté un journal irakien et acquit le contrôle sur une station radio, et qu'elle utilisait ces canaux pour diffuser des messages de propagande proaméricaine au public Irakien, ceci dans le cadre d'une campagne d'opérations psychologiques qui s'est intensifiée au cours de l'année dernière. Ni l'un ni l'autre n'ont été identifiés comme étant des porte-parole militaires.

L'officier n'a pas révélé quels étaient le journal et la station radio sous contrôle américain, en invoquant qu’en les nommant, cela mettrait leurs employés en danger et qu’ils pourraient être la cible d'attaques de la part des insurgés.

La loi étatsunienne interdit aux militaires de mener des opérations psychologiques ou de fournir de la propagande secrète en passant par des médias américains. Néanmoins, plusieurs officiers ont noté que, compte tenu de la mondialisation des médias, sous l’effet d’internet et de la circulation des nouvelles 24heures sur 24, le Pentagone a agi en sachant que les informations diffusées à la presse étrangère finissent forcément par atteindre aussi les médias occidentaux, et ne peuvent manquer d'influencer le traitement des nouvelles aux Etats-Unis.

Un contractuel privé qui effectue des opérations d'information pour le Pentagone explique: «Il n'est plus possible de séparer les médias domestiques des médias étrangers. Ces frontières nettes n'existent plus».

Daniel Kuehl, un expert en opérations d'information à l'Université de la Défense Nationale à Fort McNair à Washington, a dit qu'il ne pensait pas qu’il soit condamnable de planter des histoires dans les médias Irakiens. Mais il se demandait si cette pratique aiderait réellement à retourner le public irakien contre l'insurrection: «Je ne pense pas que [cette pratique] soit mauvaise ou condamnable en soi, je me demande juste si elle est efficace».

Un officier d'état-major qui a passé cette année en Irak a dit que c'est le message fortement pro-américain de certains reportages à Bagdad qui lui ont fait suspecter que les militaires américains étaient en train de refiler des reportages: «Tout à coup il y avait des trucs dans la presse Irakienne qui me faisait me demander d'où ils pouvaient bien sortir. De toute évidence il ne s'agissait pas de récits que la presse indigène Irakienne aurait pu concevoir d'elle-même».

Quant aux éditeurs de journaux Irakiens ont réagi avec un mélange de stupéfaction et de fatalisme. Certains des journaux, tels que Al Mutamar, un quotidien basé à Bagdad et dirigé par des associés du Premier Ministre député Ahmad Chalabi, ont publié les articles comme si c'étaient des reportages parmi d'autres. Avant la guerre, Chalabi était l'Irakien exilé choisi par les cadres du Pentagone pour diriger l'Irak après Hussein.

D'autres éditeurs traitaient ces reportages comme étant de la «publicité», et les mettaient dans des encarts grisés pour les distinguer du contenu éditorial courant. Mais aucun ne faisait état d'une connexion avec les militaires US.

Un article publié le 6 août 2005 de manière très profilée sur la deuxième page de Al Mutamar, portait le titre «Les Irakiens continent à vivre malgré le terrorisme». Des documents obtenus par The New York Times indiquent que Al Mutamar avait reçu environ 50 dollars pour publier ce récit, même si, selon l'éditeur du journal, ce genre d'articles était habituellement publié gratuitement.

Les archives montrent que le journal indépendant Addustour a reçu presque  1500 dollars pour publier le 2 août 2005 un article intitulé: «Davantage d'argent arrive pour le développement de l'Irak». L'éditeur de ce journal, Bassem Sheikh, a dit qu'il «ignorait totalement la provenance de l'article», mais qu'il a ajouté la notation "service de presse" au dessus de l'article pour le distinguer du reste du contenu édité.

Selon Luay Baldawi, l'éditeur en chef du journal Al Mutamar, contrôlé par les associés de Chalabi, les articles écrits par les militaires américains parviennent à la rédaction par internet, et ils ne sont souvent pas signés. Il a expliqué: «Nous publions n'importe quoi, la politique du journal est de tout publier, surtout si cela va dans le sens des causes auxquelles nous croyons. Nous sommes proaméricains. Nous publierons tout ce qui est favorable aux Etats-Unis».

Mais d'autres journalistes de Al Mutamar réagissaient beaucoup moins favorablement au lien de leur journal avec les militaires américains. L'un des éditeurs, Faleh Hassan, protestait: «Ce n'est pas juste, cela ne fait que refléter la condition tragique dans laquelle se trouve le journalisme Irakien. Le journalisme Irakien est réellement en très mauvais état».

En fin de compte, Baldawi a lui aussi admis qu'il était en souci au sujet de l'origine des articles.Il s'est engagé «à faire plus attention au matériel que nous recevons par e-mail».

Abdul Zahra Zaki, l'éditeur en chef du journal Al Mada a été outré lorsqu'il a appris l'origine des articles payés que son journal avait publié en juillet 2005, et il a immédiatement convoqué à son bureau le chef du département de la publicité. Il a dit: «Je suis désolé, nous devons ouvrir une enquête».

Selon les sources et les archives, les Irakiens qui fournissaient les articles ont également obtenu un modeste gain pour ces transactions.

Les employés de Al Mada ont dit qu'un homme discret était arrivé aux bureaux du journal à Bagdad le 30 juillet avec une grosse liasse de dollars. Il a dit aux éditeurs qu'il voulait publier dans le journal un article intitulé «Les terroristes attaquent les volontaires sunnites». Il a payé en liquide n'a pas laissé de carte de visite. Il ne voulait pas de récépissé. D'après les archives obtenues par The New York Times, le nom qu'il a donné aux employés était le même que celui d'une des personnes travaillant au Lincoln Group. Les éditeurs de Al Mada ont dit qu'il avait payé $900.- pour placer l'article, mais les archives montrent qu'il a versé plus de $1'200.- au journal.

Al Mada est généralement considéré comme étant l'un des journaux les plus intellectuels et professionnels d'Irak, publiant des reportages et de la poésie.

Zaki a dit que si son journal, qui manque cruellement d'argent, avait su que ces articles provenaient du gouvernement américain, il aurait «demandé beaucoup, beaucoup plus» pour les publier.

Selon diverses sources, le processus de placement des reportages commence lorsque des soldats composent des storyboards (scénarios avec images) d'évènements en Irak. Ils décrivent, par exemple, un raid des forces américaines et irakiennes contre un repaire soupçonné d'insurgés, ou l'éclatement d'une bombe qui a tué des civils irakiens.

Plusieurs de ces scénarios illustrés ont été recueillis par The New York Times. Ils ressemblent davantage à des communiqués de presse qu'à des reportages. Souvent ils contiennent des citations anonymes de cadres militaires américains, dont on ne sait pas si elles sont authentiques.

Selon l'officier d'Etat major qui a passé cette année en Irak: «La vérité absolue n'est pas l'élément essentiel de ces reportages». Un des storyboards, daté du 12 novembre 2005, parle d'une offensive américano-irakienne dans les villes occidentales de Karbalah et de Husaybah.

Voici sa description: «Les deux villes sont des étapes pour les troupes de combattants étrangers qui entrent en Irak pour mener leur guerre injuste». Il y a ensuite la citation d'un cadre militaire américain anonyme, qui aurait dit, lors du déclenchement des opérations: “Les soldats des armées Irakienne et américaine ont commencé une opération de nettoyage et contrôle dans la ville de Karbalah, près de celle de Husaybah, à proximité de la frontière syrienne" .

Une autre storyboard, écrite à la même date, décrit la capture, à Bagdad, d'un insurgé qui a fabriqué des bombes et conclut: «Comme les habitants et les forces de sécurité Irakienne travaillent ensemble, l'Irak finira par chasser définitivement le terrorisme».

On ne sait pas si ces deux storyboards ont trouvé leur chemin vers des journaux Irakiens.

La manière dont le Pentagone a géré l'information a suscité un débat qui fait rage depuis peu après les attaques du 11 septembre.

En 2002, le Pentagone a été obligé de fermer son «Bureau d'Influence Stratégique», qu'il avait créé l'année précédente, après que des informations ont fait état de son intention de faire publier des reportages fallacieux dans les médias internationaux.

Durant une grande partie de l'année 2005, un groupe de travail du Département de la Défense a planché sur l'élaboration d'une politique ayant trait au rôle correct des opérations d'information en temps de guerre. Selon les officiers du Pentagone, le groupe n'a pas encore réussi à résoudre le débat, souvent controversé dans le Département, sur les limites entre les affaires militaires publiques et les opérations d'information.

Le Lincoln Group, connu précédemment sous le nom de Irakex, est une parmi plusieurs entreprises payées par les militaires US pour développer des «communications stratégiques» dans des pays où est basé un nombre important de troupes étatsuniennes.

Une partie du travail du Lincoln Group en Irak est tout à fait publique, par exemple lorsqu'il mène une campagne à la télévision irakienne, mettant l'accent sur le nombre de civils Irakiens tués par des bombes placées sur les routes par les insurgés.

A part son contrat avec les militaires en Irak, le Lincoln Group a gagné un contrat important cette année avec le Commandement des Opérations Spéciales US basé à Tampa (Floride). Son mandat est de développer une campagne de communications stratégiques de concert avec les opérations spéciales des troupes stationnées partout dans le monde. Ce contrat se monte à 100 millions de dollars sur cinq ans, même si les officiers militaires américains ont dit qu'ils doutaient que le Pentagone dépenserait la totalité de la somme stipulée dans ce contrat.

* Article paru dans le Los Angeles Times  (Mazzetti depuis Washington et Daraghi depuis Bagdad). Tad. De l’américain.

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