Temps partiel imposé, inégalités professionnelles, les working poors à la française sont très souvent des femmes.
L'INSEE
[institut national de la statistique] l'annonce: en moyenne, les femmes
perçoivent un salaire mensuel de 20 % à 27 % inférieur à celui des hommes selon
la classe d'âge considérée (1).
Rituellement,
le 8 mars, ce constat fait la une des journaux. Une fois la Journée
internationale des femmes passée, médias, partis politiques ou syndicats s'en
détournent pour se pencher sur les " choses sérieuses ". Une attitude
qui révèle à quel point l'inégalité professionnelle entre les sexes, notamment
en matière salariale, semble tolérée. La hausse du taux d'activité féminine,
quasiment à parité avec les hommes, s'est effectuée au fil du temps sans que
les salariées ne sortent du statut de femmes. Inconsciemment ou pas, les
entreprises se comportent différemment selon qu'elles se trouvent devant l'un
ou l'autre sexe. Le sexe influence la détermination du parcours professionnel
et du salaire.
En
France, les emplois atypiques concernent près de six millions de personnes,
dont quatre millions à temps partiel. Ce dernier devient un phénomène féminin,
il touche 80 % de femmes en 2002. Mais les débats sur les trente-cinq heures
ont complètement omis l'aspiration de ceux et celles à travailler plus pour
avoir un plein salaire. La sociologue Margaret Maruani note qu'en identifiant
le temps partiel " à du "temps choisi", en le présentant comme
un art de vivre qui permet la "conciliation" entre vie familiale et
vie professionnelle, on gomme le problème du sous-emploi, on efface la question
des bas salaires. Et on l'assigne aux femmes ". Ainsi, en vingt ans, le
temps partiel s'est répandu dans le commerce, l'hôtellerie, la restauration,
les services aux particuliers et aux entreprises. Caissières, vendeuses ou
femmes de ménage, elles gagnent un salaire largement en dessous du SMIC, tout
en effectuant des horaires éclatés et décalés. Cette forme de travail est devenue
" la figure emblématique de la division sexuelle du marché du travail
", souligne Margaret Maruani. Elle est également devenue " le moteur
du sous-emploi et de la pauvreté laborieuse ", précise-t-elle.(2)
Car le travail partiel engendre des
salaires partiels. La sociologue rappelle que ce sujet " est pourtant
longtemps resté tabou en France. Comme si les working poors étaient une
exclusivité américaine. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour avoir
des données précises et pour qu'émerge, enfin, la question des bas salaires et
la pauvreté laborieuse ". Dans notre pays, 3,4 millions de personnes, dont
80 % de femmes, touchent un salaire inférieur au SMIC. Les études montrent que
la progression des bas salaires constatée depuis une vingtaine d'années est
intimement liée au développement des emplois à temps partiel. Une situation qui
voit, selon Margaret Maruani, " se profiler un processus de
paupérisation: le développement d'une frange de salarié(e) s pauvres,
c'est-à-dire de gens qui ne sont ni chômeurs, ni " exclus ", ni
" assistés ", mais qui travaillent sans parvenir à gagner leur vie.
Dans leur grande majorité, ces gens sont des femmes qui travaillent à temps
partiel ".
Mais l'inégalité salariale n'est pas que
propre aux salariées précaires. Il existe même une discrimination salariale,
certes délicate à mesurer, mais les multiples études et enquêtes concluent que
les femmes subissent en moyenne une perte de salaire comparativement aux hommes
de l'ordre de 10 % à 15 %, toutes choses égales par ailleurs (à niveau de
formation, expérience, catégorie professionnelle, âge, secteur d'activité
supposés équivalents). " Une part des inégalités non justifiées renvoie à
la persistance de certains préjugés sociaux: présupposition quant à leur
moindre disponibilité ou à leur implication au travail plus faible, moindres
contraintes d'ordre financier et matériel pour les femmes ", analyse la
sociologue Rachel Silvera (3). Et de relever, elle aussi, " le relatif
consensus autour de la féminisation du temps partiel ", un exemple qui
illustre le poids des préjugés. Mais si l'inégale répartition des tâches
ménagères dans les familles et la sexualisation des filières d'enseignement
contribuent à produire de la discrimination au travail, Margaret Maruani montre
du doigt le monde du travail lui-même: " Jour après jour, il
construit les frontières entre le travail des hommes et celui des femmes,
invente la hiérarchie des compétentes et qualifications, définit la
sexualisation des formes d'emploi, de sous-emploi et de chômage. Il est
lui-même producteur de différences, d'inégalités, de ségrégations et de
discriminations. "
Largement
médiatisées le temps d'un 8 mars, il est rare en France (à l'exception des
féministes) que ces données apparaissent dans le débat social. Cette "
question de femmes " va pourtant bouleverser les modes de travail dans
leur ensemble. Quand ce type d'emploi précaire deviendra la norme, il sera sans
doute trop tard pour agir.
Mina Kaci
(1) INSEE, enquête Emploi 2002.
(2) Contribution de Margaret Maruani dans " Travail des femmes et inégalités ", revue de l'OFCE, juillet 2004.
(3) Contribution de Rachel Silvera dans les Nouvelles Frontières de l'inégalité, Mage, la Découverte.
759 euros par mois après
vingt-deux ans d'ancienneté comme hôtesse de caisse.
Au
sein du groupe Casino, les salaires, en recul depuis dix ans, ne suivent même
pas l'augmentation du coût de la vie.
C'est peut-être au moment de la fusion
Rallye-Casino, quand les primes d'ancienneté ont disparu. Ou lors du passage
aux 35 heures. C'est sans aucun doute avec l'arrivée de l'euro. Françoise
Guillou ne sait plus trop quand ni comment, mais elle est certaine d'avoir vu
son pouvoir d'achat décliner au fil de ces dix dernières années. Hôtesse de
caisse depuis vingt-deux ans au Géant Casino de Morlaix, dans le Finistère,
elle perçoit aujourd'hui, net, 759 euros (1 158 euros brut) pour 30 heures
hebdomadaires. À quarante-huit ans, avec un enfant encore " à charge
" sur les trois, elle ne demande pas à travailler plus, parce qu'elle veut
bien " pouvoir profiter des congés, quand même ", mais revendique,
comme déléguée CGT, des augmentations de salaire pour tous. Une gageure.
Lors du mouvement de grève fortement
monté en puissance dans une centaine d'établissements du groupe de février à
avril dernier, les salariés n'avaient en effet pas demandé plus de " 150
euros d'augmentation par mois pour tous " et " 1 400 euros de salaire
minimum au premier niveau de la grille de classification ". Et qu'ont-ils
obtenu ? La mise en place d'une réduction de 10 % (contre 5 % avant) sur
l'ensemble des achats de produits à la marque Casino et une augmentation
annuelle générale de 1,5 % en deux fois. En bref, rien, d'autant plus que les
employés sont rares à faire leurs courses hors des magasins de hard discount.
Claudie a tenté " une fois, pas deux: c'est trop cher ".
Pourtant, elle est au plus haut de l'échelle de sa catégorie, affiche
vingt-huit ans d'ancienneté, et a un temps plein de 36 heures. Chaque mois,
elle encaisse 1 100 euros.
Dans l'ensemble Distribution Casino
France, on peut gagner en tant qu'employé ou ouvrier, de 331 euros brut pour 10
heures par mois dans la première catégorie (1A), à 1 398 euros pour 36 heures
au niveau le plus important (4B). Fin 2003, le salaire brut moyen des 2B,
largement majoritaires, était de 1 225 euros. Et bien entendu, la tendance est
à la stagnation: difficile, voire impossible dans certains cas, de
dépasser le deuxième niveau où une caissière employée à 22 heures perçoit 728
euros brut. Certes, il faut déduire de ces salaires la part retenue pour la
mutuelle, obligatoire, et ajouter les deux, parfois trois, primes
d'intéressement qui ne servent généralement qu'à " combler le découvert ou
payer les factures ", précise Thierry Ménard (CGT), délégué syndical du
groupe Casino.
Si, du côté des agents de maîtrise et de
l'encadrement, les salaires allaient l'année dernière de 1 861 euros (la
majorité) à 3 368 euros brut, ces derniers travaillent en général " de 50
à 60 heures " par semaine. Au final, ces " cadres " souvent
aveuglés par de fausses perspectives d'évolution, ont fréquemment un salaire
horaire frisant le SMIC.
Comment donc espérer augmenter son
salaire dans le secteur ? En essayant d'obtenir des temps pleins,
expliquent les employés, en majorité des femmes, auxquels on impose des
contrats de 22, 28 ou 30 heures. Or ces temps partiels, qui représentent, en
gros, la moitié des postes offerts dans les magasins du groupe, ne sont pas
prêts d'être abandonnés. Avec les dégrèvements sur les charges pour le temps
partiel, la direction se paie en effet " deux salariés pour le prix d'un
", ironise Thierry Ménard. Les " working poors " trouvent donc à
se multiplier dans la grande distribution française. Avec le désavantage du
secteur: il est souvent impossible de cumuler une autre activité du fait
de la grande variabilité des horaires, redéfinis par quinzaine.
Ceux et celles qui comptaient sur les
heures supplémentaires pour accroître leurs revenus ont tout perdu dans
l'accord RTT qui les a noyées dans l'annualisation et le système de "
modulation " des horaires.
En revanche, dans le Géant où travaille
Claudie, la direction aurait proposé " une augmentation de 4 % des
salaires si nous acceptions de travailler le dimanche et les jours fériés
". Trop généreux. Les syndicats ont refusé. Plus maligne, l'équipe de
Morlaix sollicite les CDD pour ces périodes, en les payant en " heures
complémentaires ". Et bien entendu, personne n'imagine un instant refuser.
On sait qu'il est dans les méthodes des DRH de rechercher avant tout ceux qui
seront forcément pris à la gorge: des jeunes et des femmes seules
surtout, souvent peu qualifiés. Certes, les anciens se font plus rares, et le
turn-over reste important, mais tout le monde sait qu'il y a des boulots pires
encore. Et le chômage, ce si beau levier qui pèse sur les revendications
salariales.
Anne-Laure de Laval