France

Gens du voyage à Nantua, 2008

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Roms: la répression comme action politique

Entretien avec Christophe Robert *

Le Journal d’information de France culture à 7 heures du matin, le 29 juillet 2010, affirmait: «A l’origine, un fait divers, isolé, une course-poursuite à Saint-Aignan dans le Loir-et-Cher [voir à ce sujet, l’article sur ce site publié en date du 28 juillet 2010] qui a mal tourné, avec une flambée de colère d’un groupe de gitans sédentarisés et français.

Au final, un plan répressif, d’urgence, avec des étrangers, les Roms, déclarés comme nouvelle cible de politique sécuritaire du gouvernement. Après les incidents qui ont opposé, il y a dix jours, des gens du voyage à des policiers, Nicolas Sarkozy avait promis une réponse ferme. Promesse tenue donc, puisque le gouvernement a dit vouloir éradiquer les campements illicites, mais aussi pratiquer des reconduites à la frontière systématiques pour tous les Roms qui auraient commis des atteintes à l’ordre public. Il faut donc dire que tous les préjugés mènent aux Roms.»

Dans la foulée de cette information, le chroniqueur Olivier Denray explique: «La répression comme mode d’action prioritaire. Sur le perron de l’Elysée, le ministre de l’Intérieur, a listé les objectifs du pouvoir politique. Brice Hortefeux a pris soin de bien appuyer sur les chiffres pour muscler la ligne de conduite arrêtée par le Chef de l’Etat à l’encontre des gens du voyage. Trois cents campements illégaux seront donc démantelés a dit le ministre, dans un délai de trois mois, soit […] la moitié des espaces où stationnent aujourd’hui des caravanes ou camping-cars.

Des inspecteurs du fisc seront également envoyés dans un certain nombre de camps pour contrôler les déclarations de revenus de ces populations nomades. Pour justifier cette décision, Hortefeux s’appuie sur un cliché, celui des grosses berlines qui tirent les caravanes ; un cliché qui choque, selon le ministre, la plupart de nos concitoyens.

Le ministre de l’Intérieur promet aussi aux Roms une reconduite à la frontière immédiate [Roumanie et Bulgarie], s’ils sont interpellés par la police pour des vols ou des fraudes. Pour faciliter le travail, la France a d’ailleurs décidé de faire appel à des policiers roumains, des enquêteurs de terrain.»

Ceux qui connaissent les méthodes de la police roumaine contre les Roms, en Roumanie, seront rassurés sur la «morale républicaine» de cette décision. D’autant plus que les liens organiques entre la police roumaine actuelle et celle la période de Nicolae Ceausescu sont loin d’être rompus.

Quant au contrôle du fisc – par dix inspecteurs ! – des revenus des gens du voyage, les «enquêtes fiscales» menée sur la fortune de Madame Bettencourt permettent de saisir «l’équité de traitement» en vigueur. Il est vrai qu’une île privée n’équivaut pas à une place de stationnement pour caravanes.

Enfin, les reconduites à la frontière, en direction de la Roumanie et de la Bulgarie, vont poser – peut-être – quelques problèmes aux autorités suisses. Elles qui viennent de renvoyer en France (depuis le canton de Genève) des gens du voyage dans l’Hexagone.

Dans l’entretien avec Christophe Robert publié ci-dessous est dressé un portrait de ces communautés en France. (Red.)

*****

Christophe Robert, délégué adjoint de la Fondation Abbé-Pierre, sociologue, membre de la commission consultative des gens du voyage et auteur du livre Les groupes tziganes: éternels étrangers de l'intérieur? (Editions Desclée de Brouwer, novembre 2007), s'indigne des propos du président et dresse le portrait de communautés présentes en France depuis parfois plusieurs siècles.

Comment réagissez-vous aux mots du président de la République?

Parler des gens du voyage et des Roms, cela n'a pas plus de sens que de dire les Bretons et les Afghans. Le président sait pertinemment que «les gens du voyage», c'est une appellation administrative pour qualifier des Français qui ont un mode d'habitat spécifique. Quand il parle des Roms et puisqu'il parle des bidonvilles, il fait référence aux populations migrantes de Roumanie et de Bulgarie. Cela n'a rien à voir, et c'est une forme de provocation.

Lors du débat sur la loi de sécurité intérieure de 2003, Nicolas Sarkozy avait fait la même chose: il avait brandi la menace d'une invasion de populations de l'Est avec l'ouverture des frontières européennes pour justifier des lois qui concernaient les gens du voyage français. Depuis, quand on réside sur un terrain dit sauvage, on est passible de six mois d'emprisonnement, d'une confiscation de véhicule, et de 3750 euros d'amende. Une fois encore, il s'agit d'une manipulation. Cette fois, il livre à l'opinion publique un bouc émissaire.

Les gens du voyage souffrent-ils réellement de cet amalgame ?

Les Français qui se disent gitans ou manouches revendiquent complètement leur appartenance française. Ils rappellent régulièrement que leurs parents ont fait la (les) guerre(s) pour la France. Mais une fois de plus, ils sont assimilés à des populations qui mendient, des enfants à la main, dans le métro. On leur renvoie une image d'étrangers et tout cela fait réapparaître l'image du tzigane errant, passant de ville en ville, volant, mendiant...

Ce qui me choque en tant que sociologue, c'est que ce sont des types de population qui n'appellent pas du tout les mêmes réponses. Les gens du voyage ont une problématique liée à leur mode d'habitat. Celle des Roms migrants est liée à leur statut spécifique et aux conditions de vie qui leur sont offertes dans notre pays. Par ailleurs, les Roms migrants sont 15’000 ou 20’000 en France. Ce n'est pas l'invasion dont on nous parlait avec l'ouverture des frontières européennes.

Alors que l'on compte combien de gens du voyage ?

On dit qu'il y en a entre 400’000 et 600’000 en France. Mais il n'y a aucune statistique officielle. Le seul chiffre disponible, c'est le nombre de titulaires du titre de circulation, qui tournait autour de 150’000 en 2002. Les personnes en habitat mobile ont un statut spécifique issu de la loi de 1969 qui leur impose des titres de circulation.

Pourquoi ?

Il y a une volonté implicite ou explicite selon les époques de sédentariser les populations. La loi de 1912 était destinée aux «nomades». L'idée était de les contrôler un peu mieux, donc ils avaient des carnets anthropométriques. C'est l’époque d’Alphonse Bertillon [inventeur de l’anthropométrie judiciaire – 1853-1914] : on pensait qu'on pouvait identifier le caractère potentiellement dangereux de quelqu'un par exemple à la largeur de son menton.

Cette loi était extrêmement discriminatoire. 500’000 Tziganes ont été tués pendant la guerre, mais ce n'est qu'en 1969 qu'on arrête l'usage du carnet anthropométrique. Trois statuts différents sont alors créés qui nécessitent différents titres de circulation. Le législateur veut ainsi contrôler une pratique qui ne se maîtrise pas, la mobilité.

Il n'y a donc pas de réelle liberté de circulation en France?

Cette pratique est considérée comme n'entravant pas la liberté de circulation. Il n'empêche que, pour l'un de ces titres, il faut se faire contrôler par la police tous les trois mois. Je connais des Français qui, alors que leurs aïeux sont là depuis deux ou trois siècles, doivent aller tous les trois mois faire contrôler leur titre de circulation.

L'Etat veut ainsi réduire la mobilité?

Pour des raisons administratives, il faut que chacun ait une commune de rattachement. Ça permet le contrôle. Je connais des gendarmes ou des policiers qui me disent: «C'est ridicule. Pierrot, je le connais depuis 20 ans, et il vient tous les trois mois pour que je lui tamponne son carnet de circulation.» Mais sinon, il est en infraction. La loi de 1969 reste une loi discriminatoire. Elle précise que, pour les gens du voyage, il faut être rattaché à une commune depuis plus de trois ans pour pouvoir voter (contre 6 mois normalement après un déménagement). La Halde [Haute autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité] cet aspect de la loi, en vain.

Vous parlez des Tziganes, des Roms, des manouches, des gitans, des yéniches. Pouvez-vous préciser la terminologie ?

Toutes ces appellations renvoient en fait à des parcours, à un bilinguisme ou à des restes d'un bilinguisme, liés à des mobilités très anciennes. En France, les gens se disent d'abord français. Puis ils se disent gitans ou manouches ou encore roms. Mais attention, ces Roms français ne sont pas les Roms qui viennent aujourd'hui de Roumanie ou de Bulgarie, que j'appelle les Roms migrants. Les Roms français sont certes venus des pays de l'Est, mais il y a plusieurs siècles. On en trouve beaucoup à l'est de l'Ile-de-France, notamment à Montreuil.

Ceux qui se disent gitans, qu'on trouve principalement dans le sud de la France, ont eu un parcours par l'Afrique du Nord, l'Espagne. Ça peut avoir eu lieu il y a 200 ans. Mais ils continuent de se dire gitans.

Ensuite, il y a des terminologies généralisantes comme les Tziganes. C'est un terme qui n'est pas employé par les familles, mais par des chercheurs, même si le mot est connoté péjorativement depuis la Seconde Guerre mondiale. Et puis il y a les «gens du voyage», une terminologie administrative née dans les années 1960. C'est une appellation absurde puisqu'elle finit par qualifier des gens qui ne voyagent pas. C'est ubuesque. Mais c'est rentré dans les mœurs.

Pourquoi faut-il encore considérer les sédentaires comme des gens du voyage ?

En Espagne, tous le gitans, nombreux, sont sédentaires. C'est donc que la mobilité n'est pas l'élément fondateur identitaire des populations tziganes. Il y a d'autres choses.

Souvent une pluriactivité économique, non salariée, souvent un mode de vie à l'échelle de la famille élargie (plusieurs familles nucléaires, les enfants s'échangent au sein de cette grande famille). Il y a aussi un rapport particulier à la fête, une façon spécifique de s'habiller, la présence de beaucoup de monde, le fait que les femmes se marient très tôt, vers 15-16 ans, et une relation spéciale à l'école: elle est aujourd'hui un peu plus fréquentée, mais elle est surtout perçue comme un moyen d'apprendre à lire et écrire. Beaucoup arrêtent l'école après le primaire. Pour les filles notamment, il y a une grande peur du collège, des autres, de rencontrer des gadjos ou des payots (des non-Tziganes). Les Tziganes craignent aussi la drogue et toutes les pratiques déviantes.

La société majoritaire a beaucoup de préjugés sur les Tziganes. Mais ces préjugés existent aussi de façon incroyable chez les Tziganes vis-à-vis de nous. Ils pensent, par exemple, que nous ne faisons pas attention à nos enfants. Ils disent sans cesse: «Je ne suis pas comme vous.» Cette affirmation d'une distance s'explique certainement par l'histoire du traitement public de ces populations (mises à l'écart, rafles, Seconde Guerre mondiale, etc.)

Que représentent les sédentaires parmi les 400’000 ou 600’000 gens du voyage?

Selon un rapport du préfet Delamont datant de 1990, on compterait 1/3 de sédentaires, 1/3 de mobiles, 1/3 de semi-sédentaires.

En réalité, cette catégorisation ne fonctionne pas. On a l'image des fils du vent, libres, qui vont au fil du temps et des routes. En réalité, aujourd'hui, 90% des familles en caravane sont ancrées sur un territoire, depuis des décennies, et souvent depuis bien plus longtemps que leurs voisins gadjos.

En Ile-de-France, tout en ayant une caravane, elles sont inscrites dans l'école du coin, elles ont des réseaux sociaux, un médecin, des activités économiques locales. Il n'y en quasiment pas qui passent leur année à voyager de ville en ville ou de pays en pays. C'est très marginal. Mais ces familles maintiennent cette mobilité pour des raisons familiales, religieuses (de pèlerinage), pour aller par exemple faire la cueillette des pommes dans le Vaucluse...

Dans ce cas, les aires d'accueil temporaires prévues par la loi sont-elles adaptées ?

Nous, la société majoritaire, nous avons pensé mobilité, caravane, donc besoin d'arrêts temporaires, d'où les lois sur les aires d'accueil. Du coup, aujourd'hui, les familles sont sur des aires d'accueil, elles scolarisent leurs enfants dans le quartier depuis 15 ans, et au bout d'un an, on leur dit qu'il faut partir car c'est une aire d'accueil temporaire. Elles répondent que ça fait 50 ans qu'elles sont dans cette agglomération ou dans cette commune. On leur dit de se débrouiller.

Du coup, ces familles, forcées à la mobilité, s'installent où elles peuvent, sur des terrains sauvages, un triangle d'autoroute ou un stade de foot. Ou alors elles restent sur l'aire d'accueil pour ne pas se faire piquer la place, comme il manque des places ailleurs. Dans les conférences auxquelles je participe, je rencontre des maires et ils ne comprennent pas. Ils me disent: «Ils voyagent ou ils ne voyagent pas?» Je réponds qu'ils sont là depuis 100 ans. Les maires: «Mais alors, pourquoi ils ne rentrent pas dans une maison?» J'explique qu'ils veulent valoriser leur mobilité. C'est parfois uniquement psychologique, parfois économique.

Les associations appellent cependant à l'application de la loi Besson de 1990 [du nom de Louis Besson, le ministre du logement de l'époque] sur les aires d'accueil car cela constitue une réponse malgré tout. Or, par rapport aux objectifs de la 2e loi Besson de 2000, on est à 40-45% de réalisation au bout de 20 ans.

Mais si cette loi n'est pas satisfaisante, quelle serait la bonne solution?

Les familles ont besoin d'un espace privatif, sécurisant leur occupation. Elles pourraient choisir leurs voisins, accueillir qui elles veulent, partir et revenir sans s'être fait prendre leur place.

C'est d'ailleurs ce que font les familles qui ont de l'argent. Elles achètent un terrain, placent une maison ou pas au milieu et puis mettent des caravanes autour. Mais là se pose un autre problème: une caravane, qui constitue une habitation principale, ne peut pas rester plus de trois mois sur un terrain. Ils peuvent donc se faire virer pour des raisons d'urbanisme à tout moment, car l'Etat ne veut toujours pas reconnaître l'habitat caravane comme un logement.

Les Tziganes ne peuvent donc pas avoir les aides au logement, pas de prêt à l'habitat. Du coup, ils ont tous des prêts à 18%, des crédits revolving pour acquérir des caravanes chères et qui s'usent vite.

Une circulaire de 2003 introduit cette possibilité de terrains familiaux, l'installation permanente de caravanes, que ce soit par un bail avec la collectivité ou que ce soit privatif. La Fondation Abbé-Pierre finance un certain nombre d'accessions de ce type, et on avait obtenu que les aides d'Etat pour les aires d'accueil soient utilisées pour des terrains familiaux. Mais il y en a peut-être cent qui ont été faits en tout et pour tout.

La situation est-elle particulièrement tendue aujourd'hui ?

C'est explosif car, dans les années 60, on trouvait des espaces pour s'arrêter. Seulement, l'urbanisation croissante a réduit les espaces et les familles se sont rapprochées des grandes villes pour avoir des débouchés économiques. Ce qui ne change pas, c'est que les Tziganes sont aujourd'hui comme hier vus comme des «envahisseurs», «des barbares».

Et aussi comme des mendiants et des voleurs. Pourquoi ?

Le cliché sur la mendicité avait un peu disparu et il est réapparu au milieu des années 1980 avec l'arrivée de personnes de l'ex-Yougoslavie. L'imagerie des romans du XIXe siècle a alors été réactivée. En revanche le stéréotype du voleur a toujours été présent. C'est la crainte de l'étranger qui arrive, qui va repartir et qui ne devra rien à personne. La bonne aventure, le cirque, tous ces commerces ambulants faisaient peur.

Aujourd'hui, le stéréotype est véhiculé à travers une question: «Comment se fait-il qu'ils aient des Mercedes et de belles caravanes?» Dans l'imaginaire collectif, le Tzigane est forcément pauvre. Il est ambulant, mendiant, vagabond...

A partir du moment où le Tzigane se donne à voir autrement, il y a dissonance collective comme disent les psycho-sociologues. Et c'est la porte ouverte à tous les amalgames, tous les préjugés.

Qui peuvent être liés à l'argent non déclaré ?

Oui, mais ça ne suffit pas. Toute l'activité non déclarée dans le domaine de la restauration, dans le domaine du petit commerce, ne conduit pas à considérer ces gens comme des voleurs. On voit ça comme de petits arrangements, rien de plus. J'ai connu quelques familles tziganes assez riches sans être ultra-riches. Leurs seuls biens, ce sont leur caravane et leur voiture. Ils y mettent tout leur argent, ils sont d'ailleurs souvent très fortement endettés.

Celui qui juge ces biens illégitimes, et c'est vrai jusque dans les enceintes parlementaires, dit implicitement: ce n'est pas possible que cette famille ait gagné son argent légalement. Il ne se dit pas qu'il y a plein de familles qu'il ne voit pas parce qu'elles sont pauvres et plutôt donc à l'abri du regard des gens.

En réalité, il y a une grande diversité. Certaines activités fonctionnent bien, d'autres dépendent des aides sociales. Il y en a qui ne peuvent même plus rouler parce que l'essence coûte trop cher. Ils ont du coup perdu leur dynamisme économique.

Au fond, selon vous, pourquoi la société a tant de mal à accepter les Tziganes ?

Parce qu'ils viennent percuter notre modèle d'intégration. Le modèle d'intégration à la française a été constitué autour de l'idée que les gens vont venir de l'extérieur, progressivement s'insérer, s'assimiler.

Or, la question tzigane interroge sur la capacité de ce pays à faire coexister des populations de cultures différentes. A l'Assemblée nationale, la caravane est vue comme une pratique d'un autre temps alors que la caravane correspond à une forme de modernité vantée dans d'autres circonstances: la mobilité économique, l'élargissement du champ d'activité pour les marchés, la possibilité d'aller vers les vendanges, les activités saisonnières. Mais non: on oppose ces personnes supposées avoir des mercedes aux pauvres gens qui vivent d'un petit Smic. Les stéréotypes ont la vie dure. Et le président [Sarkozy] les réactive en faisant fi de la diversité des populations, des situations, alors qu'il sait pertinemment que les gens du voyage sont français. Il les réduit à l'altérité.

* Cet entretien a été publié sur le site Mediapart.

(29 juillet 2010)

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