France

Clichy-sous-Bois

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Incendiaires et cogneurs

Didier Peyrat *

Nous publions ci-dessous deux articles de Didier Peyrat qui prennent le contre-pied de certains articles que nous avons placés sur le site. Faire face à cette réflexion est aussi une exigence. Réd

Ce qui se passe dans nos villes est un désastre. Une régression sociale: des milliards viennent de partir en fumée. La confiance, en France, est brisée. Il y aura aussi un coût politique. Mais c'est également une catastrophe théorique, un sinistre de la raison.

 On présente cela comme un "mini-Mai 68" des banlieues. Ou encore une "Intifada". Bref, comme un mouvement de masse contre l'injustice sociale. La méprise est complète. Ce n'est pas un mouvement de masse, ni de protestation contre les injustices: il s'agit d'un phénomène minoritaire, négatif, et qui fabrique de l'injuste.

Quelques milliers de jeunes, au maximum quinze ou vingt mille, dans toute la France, ont participé activement aux événements. Quelques dizaines par quartier. Des centaines de milliers d'autres jeunes vivent en banlieue et n'y sont pour rien. L'Insee recensait, en 2004, environ 8 millions et demi d'individus âgés de 13 à 23 ans.

Toute la presse – presque –, tous les politiciens – presque –, tous les intellectuels – presque – reprennent, sans mauvaise conscience, sans scrupule, le procédé des pluriels généralisateurs: "les jeunes", "les jeunes des banlieues", "les jeunes issus de l'immigration"... Par le biais de ces catégories, il y a un véritable matraquage des cerveaux. Ce ne sont pas des facilités de plume, ce sont des mots qui dictent une façon de lire les événements, qui fabriquent du "campisme", qui tuent l'intelligence de la complexité.

Ceux qui accusent "la jeunesse des banlieues" d'être responsable de ce qui est arrivé sont des falsificateurs. Ceux qui, à mots couverts ou pas, félicitent "les jeunes" de protester sont aussi dans le faux. Il y a amalgame d'un côté, contre-amalgame de l'autre. Et dans ce face-à-face de deux analyses délirantes, la raison disparaît. Mais ce à quoi on cloue le bec aussi, c'est la majorité des jeunes, la majorité des immigrés, la majorité des Français.

Les motivations réelles des "émeutiers", on peut spéculer dessus. On ne les connaît pas vraiment. On ne saurait s'en tenir, sur ce sujet, à leurs déclarations. Personne ne doit être cru sur parole. En plus, pour la plupart, ils se taisent, ne disent rien, ne sont pas "sondés".

Alors, à quoi se référer, en attendant d'en savoir plus ? Aux actes concrets, aux cibles effectives. Les actes sont violents. Les cibles, ce sont des gens et des choses – et les gens qui sont derrière ces choses. Ils frappent – deux morts en dix jours –, et les deux morts ne sont pas des policiers ; beaucoup de blessés et de nombreux policiers parmi eux ; ils brûlent des milliers de voitures – pas des Rolls mais des petites voitures assurées au tiers ; ils détruisent des écoles – celles installées dans des quartiers d'habitat social –, des lieux de culture – à Pontoise, c'est le Théâtre des Louvrais, installé au cœur d'un quartier social, qui a été attaqué. Il n'y a, là-dedans, pas l'ombre d'une perspective de justice.

Bien sûr, ce n'est pas "le" mal qui surgit dans l'histoire. Il ne s'agit pas d'une catastrophe ontologique. Bien sûr, il y a du contexte, mais dans le contexte il y a de tout. Pour brûler une école, un théâtre, un centre de PMI... il faut bien que ces équipements existent. Après le passage des saccageurs, le contexte est dégradé. Dans le contexte, il y a des gens, des voisins, des habitants. Après le passage des incendiaires et des cogneurs, les voisins, les habitants, les personnes sont un peu plus abîmés. Des individus font du mal à d'autres individus, beaucoup plus nombreux. Par quelle inversion de sens peut-on décider qu'en réalité les coupables et les victimes sont associés, les uns parlant au nom des autres, alors qu'ils leur tapent dessus, qu'ils détruisent leurs biens, privés ou publics ? Etes-vous sûrs que dans une société meilleure ils se comporteraient différemment ? Comment le savez-vous ?

Je voudrais dire ceci: face à des actes qui compriment nos libertés, qui creusent les inégalités et qui affaiblissent la fraternité, il faut ouvrir les yeux. Vous n'êtes pas devant un mouvement social maladroit et excessif, allant néanmoins dans le bon sens. Vous venez d'assister à une éruption du négatif. Après le 8 mars 2005, où un millier de cogneurs ont agressé dix mille lycéens en manifestation, c'est un ultime avertissement.

Luttons contre les causes. Bannissons les mots vulgaires, les insultes, la démagogie de M. Sarkozy. Faisons de la prévention, donnons les moyens à la justice des mineurs de fonctionner, humanisons les prisons. Mais d'abord il faut vaincre le mal, à l'aide de ce bien commun, précieux et fragile: le droit. Avec notre police républicaine et l'appui des habitants.

Si l'ultra-violence gagne – en une flambée spectaculaire ou de façon larvée, discrète, quotidienne, ou encore les deux à la fois – il n'y aura pas d'action possible sur les causes. Car entre-temps nous aurons changé de société. Nous serons face à de nouvelles causes qui entraîneront d'autres conséquences.

(paru dans Le Monde du 16.11. 2005)

Banlieues: Mai 68 ou Weimar ?

 Didier PEYRAT *

.Les événements qui se déroulent dans les banlieues françaises prouvent l'échec radical de la droite dans ses politiques de sécurité depuis avril 2002. Mais on aurait tort de ne voir que le bilan piteux de la majorité UMP. Il faut aussi garder les yeux ouverts sur notre criminalité envenimée, et les dégâts qu'elle fait. Face aux propos stigmatisants de Nicolas Sarkozy, il est possible de manifester, de protester, de voter ; il est aussi possible de brûler des milliers de voitures, d'agresser des journalistes, de caillasser des pompiers, de saccager des commerces, de détruire des crèches et des écoles, tout en espérant secrètement que finisse par se produire la «bavure» qui permettra de transformer rétroactivement le sens de toutes ces exactions. Le fait que ce soit systématiquement la seconde option actuellement choisie par nos «émeutiers» rend toute comparaison avec mai 1968 indécente.

Nous savons maintenant que la criminalité est toujours là, tenace, et même envenimée depuis 2002. Elle avait résisté à vingt années de politiques de la ville et à la baisse du chômage entre 1997 et 2002 ; aux démonstrations de virilité télégénique de Nicolas Sarkozy ; comme à l'augmentation des effectifs de police et à la multiplication délirante des infractions dans le code pénal. Mais cette insécurité n'est pas seulement en train de mettre en difficulté le gouvernement actuel. Elle témoigne d'un ébranlement plus profond et en même temps elle l'avive. De cortèges lycéens brutalement dispersés (8 mars 2005) en banlieues périodiquement mises à sac, en passant par les milliers de vols violents de nos espaces publics, elle comprime la démocratie française, en pesant sur de nombreuses victimes. Elle sera exploitée, n'en doutons pas, notamment aux environs de 2007. Mais éludée, contournée, niée dans sa spécificité, elle saura se rappeler, brutalement, à notre bon souvenir.

Cela signifie que, revenue au gouvernement, la gauche n'aurait pas qu'à abolir des lois liberticides ou certains dispositifs douteux mis en place entre 2002 et 2007: elle aurait à combattre et à faire baisser la criminalité. C'est pourquoi il est décisif d'élaborer une politique de sécurité à la fois clairement de gauche (notamment par le soin apporté à la prévention, le respect scrupuleux du droit et de l'indépendance de la justice) et dépourvue d'angélisme (qui tienne compte en permanence de la réalité de l'insécurité, y compris dans ses aspects les plus durs). Seule une politique durable (c'est-à-dire valable qu'on soit dans l'opposition ou au gouvernement) et non jetable (faite de slogans oubliés dès qu'on est en situation de diriger, parce qu'ils ne tiennent pas la route face au crime réel) est susceptible de faire mentir la malédiction qui semble attachée à la gauche française dans ses rapports avec la sécurité, et qu'on ne trouve nulle part ailleurs en Europe. Les syndicats et partis de gauche devraient aujourd'hui organiser des états généraux de la sécurité en société. Quels seraient les débats qui pourraient y être menés, en essayant de dépasser de vieux clivages ?

1. Combattre la démagogie sécuritaire sans recourir à l'angélisme

La crise de la civilité «enveloppe» la criminalité moderne, qui y puise force et longévité. Contrairement à ce que soutiennent l'extrême droite et la droite, cette crise-là ne peut pas être traitée avec des méthodes guerrières, brutales, exclusivement répressives, peu regardantes sur les moyens employés. C'est pure démagogie que de tenter de ramener le débat public sur l'insécurité à un débat sur les crimes les plus odieux, qui sont les plus rares. Mais, en même temps, on doit ouvrir les yeux sur le fait que, dans l'insécurité contemporaine, il n'y a pas seulement des inconduites, il y a des délits. Pas seulement des délits, des crimes. Pas seulement des amateurs, quelques professionnels. Des individus, mais aussi des bandes et même des gangs. Il faut admettre que ces actes-là, ces individus-là, ces groupes-là doivent faire l'objet d'une répression ferme et claire. C'est une autre démagogie que de laisser croire que la criminalité la plus dure se laissera défaire par des politiques sociales, des programmes de prévention, des gestes de générosité: le dialogue est difficile avec un gang. Elle devra être défaite, déconstruite, par l'action de dispositifs d'investigation, d'interpellation, de jugement, de condamnation et d'application de peines. Y compris dans les discours de gauche, cet aspect-là des choses ne doit pas être caché, comme s'il était honteux: il doit être assumé.

2. Se caler sur la profondeur du besoin de sécurité, pas sur la tactique

Une «pensée» de gauche de la sécurité doit être adossée à la fois aux besoins de sécurité constitutifs de l'«être en société» et aux caractéristiques sociales de la société contemporaine. Travailler pour la sécurité, dans sa ville, sa rue, son école, son pays, en Europe, à temps plein ou bénévolement, ce n'est pas travailler pour un gouvernement, un ministre, un certain type d'organisation sociale ou un «système» contestable: c'est défendre la vie en commun, la possibilité de société. La possibilité de toute société. Le besoin de sécurité n'est pas une mode, il est fondamental. En même temps, comment ne pas voir que la délinquance se nourrit en permanence des écarts sociaux, du chômage, des échecs de formation, du déficit d'intégration des populations d'origine étrangère, de toutes sortes de discriminations silencieuses ? Lutte contre l'insécurité civile et lutte contre l'insécurité sociale doivent être menées simultanément. La gauche (partis et syndicats) doit également être attentive aux impacts spécifiques de la délinquance dans une société clivée, notamment le développement d'inégalités de sécurité, lesquelles coiffent, recoupent et enveniment les inégalités sociales.

3. Prévenir et éduquer mais aussi punir

Pour agir contre l'insécurité, pas seulement par la force, mais aussi par les mots et le sens, il faut admettre que l'entrée dans la délinquance est fondée sur un certain volontariat. Nous n'avons quelque chose à dire aux délinquants que si nous acceptons l'idée qu'ils sont dans leur grande majorité relativement libres d'entrer ou de sortir de la délinquance. Le registre du social ou le registre du psychiatrique ne contiennent pas tout entier le problème de la délinquance, encore moins celui de la crise de la civilité. Il y a bien un conflit de valeurs au cœur de la délinquance. Celui-ci n'est pas un conflit, même déformé, entre forces sociales: il traverse toutes les classes, les communautés, les sexes et les générations. Dans une société de marché, le cynisme, produit du culte frénétique de la concurrence, grignote en permanence la civilité. Mais il le fait par le truchement d'individus qui à un certain niveau le préfèrent, alors qu'ils ont le choix, à certains carrefours, d'établir un autre type de relation à l'autre, comme le prouve le comportement d'individus qui, dans les mêmes circonstances sociales, s'abstiennent de conduites égoïstes ou brutales. En conséquence, il faut accentuer la dimension éducative, c'est-à-dire le travail de restauration de la responsabilité. Ceci doit irriguer les trois volets indissociables d'une politique de sécurité moderne: la prévention, la répression, la réparation.

4. Admettre que le changement social a besoin de sécurité

La délinquance excessive ne mine pas seulement l'«être ensemble», mais aussi le «faire ensemble». Les atteintes aux biens et aux personnes ne sont pas de la révolte, juste un peu confuse, contre l'état du monde: accumulées, elles constituent un phénomène intégralement négatif. A l'échelle microscopique, elles empêchent des individus concrets de bouger. A l'échelle macroscopique elles bloquent la transformation sociale. La première victime politique de l'insécurité, c'est le mouvement social. En conséquence, la gauche ne devrait «pactiser» ni théoriquement ni pratiquement avec un adversaire parmi les plus redoutables sur sa route. Les cogneurs humilient, compriment, oppriment leurs victimes. Etre «de gauche», c'est chercher à desserrer les étaux dans lesquels des gens sont tenus. Les voyous maintiennent l'ordre et ont besoin de confirmer l'enfermement dans les ghettos où se forge une sorte d'oppression spécifique par la force et les illégalismes. La gauche lutte pour la sécurité, non parce que la droite le lui dicte, mais parce que l'insécurité rend la solidarité plus difficile, le changement social moins désirable.

5. Elargir l'assiette sociale des politiques de sécurité

Une politique de gauche vise à une sécurité pour tous, faite par tous. Il faut donc combattre le snobisme fondé sur le mépris des préoccupations de la population. La gauche ne doit pas, en les insultant (par l'emploi d'un lexique psychiatrique: «obsession», «psychose»... pour qualifier leurs inquiétudes), faire cadeau des victimes à la droite. On ne peut pas s'affirmer proche des gens sur les thématiques de l'insécurité sociale, et s'en éloigner brusquement sur les thématiques liées à l'insécurité civile. Ce sont les mêmes personnes licenciées, mal payées, mal logées qui sont trop souvent volées, dépouillées, brutalisées. Il faut aussi être attentif à la capacité des gens ordinaires, dans leurs pratiques sociales et leurs gestes les plus modestes, à fabriquer de la civilité. Des alternatives, vivantes, à l'irrespect et à la brutalité existent partout dans la société. Prévenir, ce serait d'abord conforter et élargir ces bases d'appui civiles de la sécurité. La liquidation de la police de proximité et la marginalisation des maisons de justice et du droit ont été une régression catastrophique. On ne peut se passer de l'Etat, de ses moyens, de ses pôles de compétences, de ses spécialistes... pour contrer les manifestations les plus dures de l'insécurité. Mais en dernière instance, pour gêner en profondeur la délinquance, ce qui marche, c'est de la minoriser. Des politiques seulement étatistes n'y parviennent pas. Il serait conforme à la vocation démocratique de la gauche qu'elle veille à ce que les institutions de sécurité, au lieu de s'enfermer dans leurs donjons régaliens, ouvrent leurs portes à la société civile.

(paru dans Libération, du 9 novembre 2005)

* Didier Peyrat, magistrat, exerce au tribunal de grande instance de Pontoise (Val-d'Oise). Il a publié, en 2005, En manque de civilité (Textuel).

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