France

 

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Comprendre

Entretien avec Laurent Mucchielli *

Pourquoi cette poussée de violence ? Quel regard portez-vous sur les événements récents dans les quartiers dits "sensibles"?

Comme d’autres observateurs de la situation sociale, je me demandais depuis des mois quand est-ce que la tension larvée et le malaise permanent allaient éclater. C’est donc à Clichy-sous-bois que cela s’est produit. Et cela ne doit pas nous surprendre. En effet, aucun des problèmes de fond qui dégradent la situation dans les quartiers dits sensibles depuis quinze ans n’est réglé ni même significativement atténué depuis 2002. Le premier est la situation économique. Dans le débat politique et médiatique, les gens commentent les petites hausses ou les petites baisses du taux de chômage qui varie entre 8 et 9 % dans l’ensemble de la population active.

Mais ces chiffres n’ont strictement rien à voir avec la réalité du chômage des jeunes dans les quartiers populaires. Si vous prenez par exemple le taux de chômage des jeunes hommes nés de père ouvrier et sortis sans diplôme de l’école, vous arrivez dans certains quartiers à un taux de chômage qui se situe aux alentours de 50 %. Et si l’on pouvait mesurer les effets de discriminations liés au quartier ou à la couleur de peau, il est probable que ce taux serait encore supérieur. Voilà la réalité économique sans laquelle on ne comprend pas un des éléments qui nourrit en permanence dans cette jeunesse des quartiers les sentiments de colère, d’injustice, d’exclusion et de ce que j’appelle la «victimation collective».

L’action de la police est-elle en cause ?

Les conflits entre une partie de la jeunesse et la police sont permanents. Ils se cristallisent sur la violence des modes d’intervention de la police. Une fois passé l’effet répressif nouveau insufflé en 2002-2003, le quotidien qui s’est réinstallé, c’est celui des contrôles incessants que les jeunes perçoivent systématiquement comme des contrôles au faciès et donc comme des humiliations. Et c’est aussi le jeu du chat et de la souris entre les gamins et les policiers, comme celui qui a apparemment conduit au drame de Clichy-sous-bois. Il y a là un cercle vicieux qui s’est installé depuis des années, dans lequel les policiers sont piégés eux-mêmes et que personne n’a le courage politique de dénoncer comme tel car cela supposerait une réforme profonde des façons de faire de la police en France. Cela ne plairait sans doute pas à de nombreux syndicats de police, en particulier le syndicat des commissaires qui est le principal interlocuteur et conseiller du ministre de l’intérieur. A cette humiliation économique quotidienne et à ces humiliations également quotidiennes dans les relations avec la police, s’ajoute enfin l’humiliation politique et symbolique globale qui ressort des propos du ministre de l’Intérieur traitant les gens de «racailles» et de «voyous» à tout bout de champ.

Est-ce que l’on assiste à une sorte d’exaspération générale en banlieue ?

Je crois que l’extension géographique de ces problèmes se comprend en effet assez aisément si l’on tient compte des trois types d’humiliations que je viens d’expliquer. Ceux-ci sont ressentis dans beaucoup de quartiers où l’incendie actuel se propage actuellement et où d’autres drames risquent fort de déclencher les mêmes émotions collectives dans les mois qui viennent. Il y en a d’ailleurs déjà eu d’autres (par exemple à Vaulx-en-Velin en octobre) mais qui n’ont pas été médiatisés et politisés au plan national.

Quelles réponses peut-on imaginer à court terme mais aussi à long terme ?

Si l’on veut que les jeunes se calment, il faut d’abord leur dire qu’on les entend et que l’on comprend leur colère et leur humiliation. Cela ne veut pas dire que l’on excuse les actes délinquants de certains, mais que l’on prend au sérieux un cri de révolte et de souffrance général. Il faut absolument sortir de l’effet de sidération que produisent les images de voitures qui flambent, sortir de la peur de cette jeunesse et sortir des termes mêmes dans lesquels le débat politique enferme notre réflexion.

Il faut essayer de comprendre ce que révèlent ces flambées d’émotions collectives, restituer ce qu’est la vie quotidienne de la jeunesse des quartiers dits sensibles, mesurer les difficultés énormes qu’ils rencontrent pour s’insérer dans la vie sociale lorsqu’ils «galèrent» d’intérims en petits boulots et en période de chômage. Sans emploi, au double sens d’un statut et d’un revenu, il n’y a pas de possibilité d’insertion, pas d’accès au logement et pas de perspective de fonder une famille.

On peut ensuite remonter en amont pour constater que cette situation se prépare aussi à l’école dont de trop nombreux jeunes sortent sans diplôme ou presque et où, ayant la situation de leurs aînés sous les yeux, ils intériorisent précocement l’idée qu’ils n’ont guère d’avenir dans notre société. Enfin, il faut comprendre que cette jeunesse, surtout quand elle est issue de l’immigration, exprime depuis plus de vingt ans un besoin de reconnaissance et de dignité auquel la société française ne répond pas, ou bien répond par la peur et la stigmatisation globale, aujourd’hui surtout à travers la figure du délinquant et celle de l’islamiste. Tant que l’on renverra globalement cette image à toute cette jeunesse, on ne fera que discréditer toujours plus l’action de l’État, y compris la lutte légitime et nécessaire contre la délinquance.

(Propos recueillis par Louis Maurin, le 6 novembre)

* Laurent Mucchielli est sociologue, chercheur au CNRS, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), auteur notamment de Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français (La Découverte, 2002) et Le scandale des «tournantes». Dérives médiatiques et contre-enquête sociologique (La Découverte, 2005).

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