France
Sarkozy et Woerth
Le pouvoir vacille
Militant *
La conjonction d’une crise économique, sociale et politique protéiforme en France suscite de nombreuses réflexions et initiatives parmi les forces se situant à gauche du PS. Afin d’informer nos lecteurs et lectrices sur les diverses analyses, prises de positions politiques, initiatives syndicales et politiques, nous publierons sur ce site de nombreuses contributions, d’origines diverses et de tonalités différentes. Il n’en découle pas une adhésion de la part des responsables du site alencontre.org aux textes publiés. Néanmoins ces textes révèlent, quelles que soient leurs tonalités, la vivacité effective du débat social et politique en France. (Réd)
Le pouvoir vacille plus que jamais. Précisément parce que Sarkozy a tenté d'être l'homme fort qui sauvera et rénovera la V° République, le voilà aujourd'hui le président le plus en péril que ce régime ait connu, et le régime avec lui. Nous le disions dans notre dernière lettre: ceux d'en bas ne veulent plus, et ceux d'en haut peuvent de moins en moins.
Est-ce à dire que nous sommes ou non dans une situation révolutionnaire ou prérévolutionnaire en France en cet été 2010 [1] ; autrement dit, est-ce à dire que la révolution va éclater en septembre ?
Poser la question aussi abruptement serait s'interdire d'y répondre. Rappelons que cette formule, «ceux d'en bas ne veulent plus, ceux d'en haut ne peuvent plus», a pour origine un article de Lénine de fin 1914, La faillite de la II° Internationale, et visait à décrire une situation révolutionnaire, en y ajoutant deux autres critères – la détérioration des conditions de vie des masses et l'augmentation de leur auto-activité sous l'impulsion involontaire de «ceux d'en haut» eux-mêmes, le tout ne pouvant aboutir à la révolution que si les masses populaires sont capables d'actions assez vigoureuses pour renverser le pouvoir en place – «qui ne "tombera" jamais, même à l'époque des crises, si on ne le fait "choir"».
Ce qui est en train d'évoluer
Ce que nous disons, d'abord, clairement, c'est que ceux d'en bas ne veulent plus. Cela ne veut pas dire à tous les coups que leur activité propre est forcément en train de grandir. En effet, ce ras-le-bol n'est pas un fait nouveau. Mais il est en train d'évoluer.
D'une part, il est de plus en plus nourri par l'étalage de turpitudes et la décomposition de «ceux d'en haut» dont l'affaire Woerth est l'épicentre actuel et le symbole.
D'autre part, c'est un secteur précis du mouvement social qui est en train de multiplier les initiatives. Un secteur qui, depuis 2008-2009 et la mise en place du carcan du «dialogue social» relayé par l' «Intersyndicale», était atone et relayait les consignes, à savoir le secteur des militants syndicalistes de base et des cadres syndicaux intermédiaires.
Les prises de positions des unions départementales CGT du Rhône ou du Val-de-Marne pour le mot d'ordre de retrait du projet Sarkozy-Woerth contre les retraites indiquent une lame de fond toute naturelle dans la CGT, dont les syndiqués et les militants sont spontanément pour le retrait de la contre-réforme, de façon quasi unanime: s'il n'y a pas de rectification d'en haut, c'est la position qu'ils prennent.
C'est ainsi que les unions locales CGT d'Arras, Béthune, Auchel, Bruay-en-Artois, Isbergues, Lillers, pour préparer le 7 septembre [l’examen du projet de loi de réforme sur les retraites se fera en séance publique à partir du 7 septembre 2010], ont décidé de répercuter à la fois le tract confédéral et un tract des unions locales dans lequel sera écrit ce qui à leurs yeux manquait manifestement dans le texte national: retrait et grève générale interprofessionnelle. Elles ont aussi décidé d'un tract en direction de la jeunesse lycéenne à diffuser à la rentrée. Ces décisions, la discussion sur la grève générale et / ou reconductible, et maintenant les prises de positions communes de sections départementales de syndicats, comme en Loire-Atlantique, ces éléments indiquent que s'est mis en marche, avec le 7 septembre pour cap, un processus de reconstruction de la véritable unité syndicale, celle qui repose sur les revendications et se fait dans l'indépendance, c'est-à-dire contre le patronat et son pouvoir politique.
C'est précisément à ce moment-là que Bernard Thibault [secrétaire général de la CGT] explique: «Que le président de la République change ou non le ministre du travail n'est pas mon problème» ; et il n'est pas grave que le ministre en charge du «dossier des retraites» soit l'épicentre de «l'affaire» (Woerth-Bettencourt), ni que – belle atteinte à la fiction parlementaire, soit dit en passant – la commission de l'Assemblée nationale sur le même «dossier» se réunisse à huis clos le jeudi 21 juillet, car «le personnage clé, c'est le président de la République.»
Bernard Thibault veut manifestement protéger le gouvernement et son chef suprême. On dira que c'est au nom de «l'indépendance syndicale» qui n'aurait pas à se mêler de politique, mais n'importe quel syndicaliste sérieux devrait comprendre qu'entre les mauvaises affaires du patron, et même les «bonnes», et les plans de licenciement dans la boîte, il y a toujours un lien, et que refuser de dégommer le patron quand on en a peut-être la possibilité n'est pas vraiment faire preuve d'indépendance... Ceci étant, Bernard Thibault en dit ici trop, de son propre point de vue. Car nul ne doute en effet que sur le «dossier des retraites» comme sur... «l'affaire Woerth», «le personnage clé, c'est le président de la République», en effet !
Non aux réformes de Sarkozy-Woerth-Bettencourt !
Sarkozy a tenté pathétiquement d'enterrer «l’affaire» lors de sa prestation télévisée du lundi 12 juillet. Aucun des jours qui ont suivi n'a connu de pause en ce qui concerne la «révélation» de nouveaux détails de «l'affaire», au point que la convocation judiciaire de M. Woerth et de sa femme semble devenir inévitable, et pourrait même avoir lieu, un comble, avant celle de «la Bettencourt» qui n'a toujours pas connu les joies de la garde à vue.
Simultanément, le dénommé Woerth répète qu'il n'a aucune raison de démissionner et chacune de ses apparitions télévisuelles, le menton raidi et la morgue affichée, nourrit le dégoût de «ceux d'en bas». On commence d'ailleurs, dans l'appareil d'Etat, à souhaiter en être débarrassé, tout en constatant qu'il semble bien que Sarkozy ne peut pas le démissionner, celui-là, allez donc savoir pourquoi…
Au départ, sans doute ne le pouvait-il pas parce que Woerth, collecteur de la menue monnaie des milliardaires [ce ministre est aussi le responsable des finances du parti présidentiel: l’UMP], «en sait trop». Mais maintenant qu'il s'est enferré, s'y ajoute évidemment le fait que le démissionner serait se déjuger, pourrait être le détonateur de la crise finale de décomposition de tout le gouvernement. Sarkozy a fait de Woerth son fusible et son bouclier (fiscal et vénal). Il a dû ensuite se faire le bouclier dudit bouclier. Il doit maintenant en assumer les conséquences. Si les syndicats unis exigeaient le retrait et de la réforme et du ministre qui la symbolise, ils porteraient un coup décisif à toute la politique de ce gouvernement qui continue à frapper de plus en plus, fermant les classes et les lits d'hôpitaux, rognant maintenant, pour rembourser la «dette publique» aux Bettencourt [la première ou seconde fortune de France a reçu un chèque de 30 millions d’euros au titre du bouclier fiscal] et à leur classe [les détenteurs des obligations d’Etat, qui concrétise une grande partie de la dette, sont les grandes fortunes], sur les aides aux handicapés, au logement étudiant, sur tout ce qui reste… Dégommer Woerth serait, dans cette situation, commencer à bloquer la mise en œuvre de cette politique, à bloquer la mise en œuvre du plan anti-retraites. Ce serait avancer vers la victoire sur les revendications. Ce serait du syndicalisme. Ne pas vouloir créer les conditions du renversement du pouvoir quand on en a la possibilité, c'est le contraire de l'indépendance syndicale.
Ce qui se joue: le 7 septembre
Ce qui se joue dans la montée locale, départementale, de la reconstruction d'une véritable unité syndicale sur la base de l'exigence élémentaire du retrait du projet Sarkozy-Woerth-Bettencourt contre les retraites, c'est la capacité des plus larges masses, bien au-delà des militants et responsables syndicaux intermédiaires, à passer à l'action par elles-mêmes. Le feront-elles ? Il n'y a pas de réponse toute faite à cette question, c'est pourquoi il n'y a pas de réponse toute faite à la question: sommes-nous ou non dans une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire en France en cet été 2010 ? Ni dans un sens, ni dans l'autre. Au moment présent, cela dépend de l'action plus ou moins consciente de milliers de militants.
Cela dépend d'abord de leur détermination à réaliser et à imposer le 7 septembre une grève effectivement générale pour le retrait du projet anti-retraite, donc à combattre pour que les directions syndicales à tous les niveaux reprennent ce mot d'ordre, et l'on sait que ce n'est pas le cas au niveau décisif, le niveau national – le 23 août l'Intersyndicale plus la CGT-Force Ouvrière (FO) doit se réunir à nouveau pour fixer (ou non) les points sur lesquels elle appelle au 7 septembre [jusqu’à la mobilisation du 24 juin, FO était resté en dehors de l’Intersyndicale], il est évident que l'intérêt des travailleurs serait pour le retrait du projet anti-retraites.
Réserve faite des provocations et coups politiques qui pourraient se produire d'ici là (nul doute que Sarkozy y songe, mais il est relativement paralysé aussi sur ce plan car tout peut maintenant se retourner contre lui), le processus en cours, démultiplié au moment de la rentrée scolaire, peut réaliser cela, pour de bon, le 7 septembre.
Ce qui pourrait se jouer: après le 7 septembre
Cela dépend ensuite bien entendu du lendemain et des jours qui suivront le 7 septembre. S'il est normal que l'on parle et que l'on réfléchisse dans les milieux militants sur la grève générale, reconductible, etc., il est important de comprendre que ce qui est nécessaire pour que cela se produise effectivement n'est pas de jouer des biceps, mais d'avoir une perspective d'action efficace pour gagner, unifiant et centralisant le mouvement d'ensemble. C'est le débat parlementaire sur le projet anti-retraites qui commence le 7 septembre. Si la grève a un sens, c'est pour permettre le regroupement des forces afin d'interdire à l'assemblée UMP [Union pour un mouvement populaire] de voter cette loi. Une manifestation centrale à «l'assemblée nationale» serait ici logique. Nous soumettons cette perspective à la discussion dès maintenant car la réussite du 7 septembre dépend, elle-même en grande partie, du sentiment qu'il ne sera pas sans lendemain.
Nous disons bien: interdire à cette assemblée UMP de voter la loi anti-retraites, et non pas faire une «guérilla» de journées d'action, pendant que des députés de gauche feront une «guérilla» parlementaire, pour «une bonne réforme», pour «infléchir le projet», pour «mieux prendre en compte la pénibilité» et ces sortes de choses ; et jouer à la «guérilla» tout le mois de septembre pour finir par une «euromanif» à Bruxelles le dernier week-end, ainsi qu'on semble vouloir que se déroule septembre dans certaines sphères [la Confédération européenne des syndicats – CES – appelle à une manifestation, plus ou moins symbolique, le 29 septembre à Bruxelles, en «réponse» aux politiques d’austérité appliquée à l’échelle de l’Union européenne, mais aussi de la Suisse…].
S’il y a réellement grève générale pour le retrait le 7 septembre, sachant que la grève générale ne se mesure pas seulement – aussi, bien sûr, mais pas seulement – au nombre de secteurs en grève, mais au contenu politique commun, alors le mois de septembre ne pourra pas se passer «comme ça». C'est la question du droit de cette assemblée à légiférer, et la question du droit de la clique des Sarkozy, des Woerth, des Guéant [conseiller spécial de Sarkozy], des Fillon… à gouverner pour les Bettencourt, qui sera concrètement posée.
Certains hommes politiques le sentent venir qui, s'ils ont bien des défauts, ont aussi gardé quelque part l'intuition des mouvements de masse: Julien Dray [ex-membre de la LCR, animateur de SOS-Racisme politiquement proche du courant lambertiste un certain temps, puis député PS de l’Essonne et amateur, peu avisé, de Rolex] demande à Sarkozy la dissolution de l'assemblée. Un mouvement de masse dressé contre la réforme des retraites, ayant pris tout son contenu politique, devra exiger le départ de Sarkozy et la réalisation d'élections générales. Telle est la direction des événements. Si l'on en arrive à ce stade, on aura évidemment dépassé la question de savoir si la situation est révolutionnaire ou pas.
Action, discussion, organisation
Mais pour que les choses avancent le plus possible, l'organisation de militants aidant les plus larges masses à avancer ainsi, en discutant ouvertement des perspectives politiques concrètes – non du «programme socialiste» pour le XXIIe siècle mais des pas en avant à faire ici et maintenant, vers le socialisme en effet [2] – est appelée à jouer un rôle toujours grandissant, au fur et à mesure que les choses avanceront.
C'est pourquoi, sans nous surestimer, nous accordons la plus grande importance au regroupement des militants, des travailleurs, qui partagent de telles perspectives ou qui commencent à en débattre.
C'est pourquoi, suite à la réunion initiée par les signataires de l'appel du 20 février dernier [3] qui s'est tenue le 12 juin, nous participerons à la réunion fixée maintenant au 19 septembre, 14h au 18 rue Victor Massé, comme convenu lors de cette réunion, ainsi que les camarades de Etre de Gauche 95. Nous soumettons à la discussion un ordre du jour simple: les retraites, battre Sarkozy, et comment nous organisons-nous. Bien entendu, tous les initiateurs initiaux de l'appel du 20 février, club Socialisme Maintenant, Gauche en Mouvement, Rassembler à gauche, et tous ceux qui ont participé aux réunions des 20 février et 24 avril, sont invités fraternellement et sans aucun préalable sur les faits et gestes récents ou anciens des uns et des autres, à participer à la réunion et à la discussion ouverte.
Et c'est pourquoi, […]
* Cet article constitue le principal article de la «lettre de liaison» Militant daté du 20 juillet 2010.
1. Dans un billet sur le site du club Socialisme Maintenant, Charles Jérémie écrit (c'est le titre de l'article qui en résume parfaitement le contenu): «Nous ne sommes évidemment pas dans une situation révolutionnaire, ni même à la veille d’une telle situation, par contre vraiment, “en haut, ils ne peuvent plus gouverner comme auparavant”. «L'évidence» affirmée n'est pas démontrée ni discutée dans l'article. A notre avis, loin des certitudes indiscutées, il faut surtout discuter de ce qu'on doit faire, de ce qu'on peut faire, de ce qu'on va faire.
2. A ce sujet, paraîtra pour la rentrée la traduction française du texte fondateur de WIN, Workers International Networks, Se préparer à la révolution.
3. Sur cette réunion du 12 juin et ses circonstances, voir sur notre site dans la rubrique Débats à gauche
(24 juillet 2010)
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