France

 

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Rarement accusé, le libéralisme est pourtant à la source de la révolte sociale qui secoue les banlieues.

République inachevée ou à jeter ?

Alain Lecourieux et Christophe Ramaux *

Libération nous a offert, le 9 novembre, en vis-à-vis, deux articles sur l'explosion dans les banlieues. L'un de Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli, sociologues critiques à la gauche radicale de l'échiquier politique, l'autre, la chronique d'Alain Duhamel, versant social-libéral de cet échiquier. Tout devrait les opposer. Leur convergence n'en est que plus saisissante. Le cœur du propos ? La crise manifesterait l'échec total de la République. Selon Alain Duhamel, elle «théâtralise dans le feu et les flammes [...] le bûcher de l'intégration à la française». Fini donc le projet visant à ancrer la nationalité dans la citoyenneté, et non d'abord dans les origines. «Le processus de dissociation» du pays «communautarisé» serait-il fatal ? Faut-il s'en réjouir ? Alain Duhamel hésite néanmoins. D'une part, il caricature un modèle d'intégration qui, avec sa laïcité, son école, sa langue, son Etat volontariste, se «proposait de métamorphoser tout étranger [...], quelles que soient la couleur de sa peau et ses croyances originelles, en un Gaulois moustachu, patriote et râleur». Il enjolive le communautarisme qui encourage les immigrés «à entretenir leur culture, leur langue, leur mémoire, leurs mœurs d'origine», leur concède «une marge d'autonomie, d'auto-organisation». Mais, d'autre part, il conclut que «reconstruire l'intégration à la française ressemblera plus que jamais au destin de Sisyphe, sauf volontarisme réellement proportionnel au désastre». Faut-il voir dans cette chute un ressassement de la vacuité du projet républicain ou au contraire un appel à la volonté politique pour lui donner sens et contenu ? Créditons son auteur de son irrésolution.

A contrario, Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli ne sont pas travaillés par le doute. Ils fustigent le «modèle social français» qui, la crise en témoignerait, ne serait que poudre aux yeux. A l'appui de leur démonstration, les auteurs utilisent abondamment le procédé qui consiste à «faire parler» les jeunes. «A leurs yeux», la promotion par l'école est réservée aux «Blancs», les services publics ne sont «plus du tout des vecteurs d'intégration» mais de la simple «charité»,«les mots de la République» se «vident de leur sens» et sont «perçus comme les masques d'une société "blanche"». Que pensent les auteurs de ces jugements, à l'évidence, univoques ? Le procédé rhétorique qui consiste à restituer, en apparence, la parole prétendument unique des jeunes, permet aux auteurs de ne rien en dire. Artifice bien connu où la nécessaire démarche «compréhensive» du sociologue devient un outil pour livrer, comme une évidence, les convictions du sociologue lui-même. Les auteurs finissent néanmoins par lâcher le morceau: ils soutiennent que la gauche a, en bloc, «abandonné le monde populaire et les immigrés», en mettant l'accent sur la «défense du "modèle social français"», le «repli national autour des "services publics" et des "petits fonctionnaires"» et les vertus d'«une République égalitaire pourtant en faillite». On ne s'attendait pas à un assaut sabre au clair contre les services publics et les fonctionnaires venant de ce bord, a fortiori à ce moment. Le pompier pyromane, Nicolas Sarkozy, ne cesse-t-il lui-même de proclamer la fin du «modèle social français» pour justifier son programme ultralibéral ?

Le libéralisme économique justement: qu'Alain Duhamel ne le cite pas comme une cause essentielle de la désintégration sociale n'étonne guère. Le social-libéral a le mérite de la cohérence. Plus étonnant: nos deux sociologues radicaux ne l'évoquent jamais. Non qu'ils le soutiennent. Mais leur priorité est autre. Certes, indiquent-ils, il «est urgent de rétablir un minimum de politique sociale», l'idée d'un «maximum» ne les effleurant pas, mais il est avant tout indispensable de favoriser l'«affirmation identitaire» des jeunes issus de l'immigration, non seulement au niveau culturel, mais aussi et surtout au niveau politique. Communautarisme ? Les auteurs ne le revendiquent pas explicitement. Utilisant à nouveau l'esquive rhétorique, ils se contentent de lancer leurs flèches contre ceux qui s'y opposent. N'y a-t-il pas, par exemple, un réel souci quant à la condition des femmes dans certaines cités ? La posture compréhensive est, à l'évidence, à sens unique: la «liberté des femmes» n'est qu'un argument fallacieux afin que «l'affirmation religieuse» soit «criminalisée». Ni plus ni moins. Après les fonctionnaires, les féministes n'ont qu'à bien se tenir.

Il reste à présent à aller à la racine des questions posées. Oui, nos auteurs, avec bien d'autres, ont raison de pointer les graves limites et échecs de la «République» instituée, avec un grand «R», telle qu'elle a existé (la colonisation menée en son nom, etc.) et telle qu'elle existe (les ghettos, les discriminations au faciès, la ségrégation scolaire, sociale, etc.) Mais est-ce une raison pour jeter le projet républicain par-dessus bord ?

La République a toujours été inachevée. Le creuset républicain contient sans doute une part inhérente de violence symbolique (les immigrés doivent apprendre une nouvelle langue pour participer aux affaires de la cité, etc.) Il ne justifie pas les discriminations passées et présentes. La France se grandirait à reconnaître ses crimes coloniaux et à engager une vaste entreprise de réhabilitation des apports, y compris présents, de l'immigration. La République se grandirait à entreprendre un audacieux programme d'intégration, au sens le plus noble du terme, en termes d'emploi, de logement, de scolarisation, de tous ceux qui subissent aujourd'hui des discriminations. N'est-ce pas un projet plus mobilisateur que se résigner au développement séparé dont est porteur, par essence, le repli communautaire?

Le «modèle social français» n'est pas, lui aussi, sans limite. La très faible protection accordée aux sans-emploi en témoigne. La crise en cours ne trouve-t-elle pas cependant l'une de ses racines dans la déconstruction libérale de l'Etat social (protection sociale, droit du travail, services publics et politiques économiques de soutien à l'activité et à l'emploi)? Par un fantastique tour de passe-passe, les libéraux font de cet Etat, pourtant patiemment déconstruit depuis vingt ans, la cause de la crise. Ils sont ici dans leur rôle. On s'étonne de les voir rejoints par certains «radicaux critiques». L'Etat, s'il peut être porteur des pires oppressions, s'il n'est pas sans défaut (la bureaucratie, etc.), ne peut-il néanmoins, si on admet que l'intérêt général n'est pas réductible au jeu des intérêts particuliers, être un instrument irremplaçable d'émancipation ?

La France, après le 29 mai et avec ces émeutes, est à un carrefour. Les provocations de Nicolas Sarkozy ne sont pas le fruit du hasard. Elles participent d'un projet cohérent: attiser la violence communautaire pour mieux justifier, libéralisme oblige, le recentrage de l'Etat sur sa police. A ce scénario noir, il importe d'opposer un autre projet tout aussi cohérent. La relance de la politique de la Ville et de l'aide aux associations ne sera qu'un pis-aller, si elle ne s'accompagne pas d'une réorientation radicale de la politique économique, au niveau national comme au niveau européen, afin de retrouver le chemin du plein emploi et du progrès social. La lutte contre l'insécurité sociale doit s'accompagner d'une lutte contre l'insécurité civile, car celle-ci, comme le soulignait Didier Peyrat (Libération, 8 novembre 2005), n'est pas réductible à celle-là. Doit-on apprendre à des sociologues que les valeurs, les représentations, ont leur autonomie, leur mouvement propre ? Loin des amalgames ressassés, la grande diversité des parcours des jeunes des cités, y compris immigrés, n'en témoignent-ils pas ? La révolte dans les banlieues est d'abord une révolte sociale, parfaitement légitime à de multiples égards. Elle n'en prend pas moins parfois, à l'instar de l'exaltation religieuse de certains, une forme foncièrement réactionnaire. L'histoire nous montre que toutes les formes de révolte ne sont pas bonnes à prendre. Puisse la révolte en cours ne pas conforter les scénarios les plus noirs, mais susciter l'impérieux sursaut vers un nouveau projet, républicain pour être commun, d'émancipation.

* Les deux auteurs sont membres du conseil scientifique d'Attac (France). Publié dans Libération, le 15 novembre 2005

 

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