France

 

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Défauts d’intégration

Esther Benbassa *

Avant d’arriver aux Etats-Unis, j’ai assisté à Berlin à des rencontres où certains représentants de nos élites se gargarisaient de mots pour faire l’éloge de notre laïcité centenaire de la loi de 1905 oblige, parant de ses plus beaux atours un jacobinisme qui empêche, à l’heure actuelle, notre pays d’accéder au pluralisme. La lutte contre le communautarisme s’érige en priorité lorsque l’Autre, même quand il est français, a du mal à se positionner dans la société des «autochtones». Les Allemands se gaussaient de ces querelles picrocholines qui leur sont étrangères. Ce qui ne signifie pas qu’ils ont mieux réussi à intégrer leurs immigrés turcs.

Nous aimons beaucoup nous congratuler sur nos acquis d’hier et, à chaque nouvelle occasion de commémoration, nous nous contentons de nous regarder complaisamment le nombril. Quand l’avenir est sombre, on préfère se réfugier dans la contemplation du passé. La loi contre les signes religieux ostensibles en fait, une loi contre le voile islamique et notre intolérance laïque ne sont que des rideaux de fumée qui nous cachent le plus grave.

Quant à nos politiques, dans leurs joutes stériles, ils perdent pied. Il est aujourd’hui urgent d’appeler à des assises inédites réunissant décideurs politiques et économiques, partenaires sociaux et acteurs de la société civile. Cela afin de tenter de revoir un système d’intégration en panne, de cerner les demandes et les besoins, et pour cesser de n’opposer que des mots aux problèmes que posent la ghettoïsation et la non-prise en considération de formes nouvelles de citoyenneté ? qui, aujourd’hui, ne veulent plus faire l’économie d’une identité d’origine revendiquée et avec laquelle on vient embrasser la francité. Aux Etats-Unis, pays dont nous critiquons le multiculturalisme, la communauté d’«originaires» inclut l’étranger et le prépare progressivement à l’américanisation. Ici, curieusement, le mot «communautarisme» n’existe pas et pourtant les communautés, elles, existent. Dans ce pays, on se dira américain et musulman, américain et noir. Ce «et» essentiel à la citoyenneté est officiellement banni chez nous, alors qu’il est désormais incontournable et que les pouvoirs publics auraient intérêt à le prendre en compte. Ce «et», qui nous est si insupportable, a permis aux Etats-Unis la promotion d’une Condoleezza Rice ou d’un Colin Powell. Chez nous, quand on nomme un ministre «issu de l’immigration», il est là, en gros, pour s’occuper des siens...

Les médias aussi pourraient jouer leur rôle dans ce débat indispensable, en mettant de côté les préjugés qu’il leur arrive de renforcer par maladresse, par goût du sensationnel, par suivisme ou pour d’autres raisons parfois moins honorables. Comment se saisir des maux de la société française lorsqu’on la saoule avec la sexualité de l’abbé Pierre ? La presse consacre des pages entières à de telles inepties, lesquelles aident certainement, en revanche, à anesthésier une population par ailleurs confrontée à une violence quotidienne des rapports qu’on tend à banaliser, mais qui choque, par contraste, lorsqu’on séjourne fréquemment à l’étranger.

Oui, notre société est fatiguée, excédée, elle n’a plus l’énergie de faire rêver comme le fait encore l’Amérique. L’immigré a encore dans ce pays le droit de rêver, même si son rêve ne se réalise pas. Notre bonne vieille France radote et critique les autres par ressentiment. L’antiaméricanisme primaire n’en est qu’un symptôme. L’Amérique ne se réduit pas à Bush. C’est aussi le pays où, dans les plus grandes universités, 30 % à 40 % des étudiants sont désormais asiatiques (ils n’étaient que 2 % il y a seulement une génération) et les Noirs de plus en plus nombreux. De ces minorités émergera dans quelques années l’élite du pays, quand ,chez nous, on s’offusque encore dans certains milieux que Sciences-Po ait ouvert ses portes à quelques bons élèves issus des ZEP [Zone d'Education Prioritaire]...

Ce ne sont pas nos universités plongées dans une profonde misère et dans l’apathie ambiante qui formeront des élites issues de l’immigration. Le patronat, plus au fait des évolutions, est peut-être davantage en phase en la matière. Si aucun modèle d’intégration ne s’avère aujourd’hui parfait, au moins pourrions-nous faire l’effort de reconnaître les faiblesses du nôtre et tirer des leçons de ce qui a pu faire ses preuves ailleurs.

La France, en période de crise, construit son identité dans l’opposition à l’Autre qui lui fait peur. Au XIXe siècle, ce fut le cas avec les juifs. Actuellement, face à la globalisation, c’est l’Autre arabe ou noir qui effraie. Et surtout sa religion, transformée depuis le 11 septembre en objet de tous nos fantasmes. Peut-on ouvrir un magazine ou un journal sans qu’on nous parle de l’islam, du terrorisme et de l’islamisme, des imams radicaux, etc. ? Les musulmans ont remplacé les juifs du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres. Dans ce contexte, notre nationalisme exacerbé nous empêche de voir la multiculturalité de la France. Ni l’histoire de la colonisation, ni celles de la décolonisation ou de l’esclavage, qui sont celles de différentes composantes de la nation aujourd’hui, n’occupent la place qui leur revient dans la mémoire collective. Ce qui ajoute aux frustrations. Dans d’autres pays confrontés à ces mémoires, les universités leur font depuis longtemps la part belle. Ce sont de petits pas, mais qui peuvent mener loin, faisant recouvrer à ces divers groupes leur dignité, leur honneur perdu dans les cités sans espoir, dans les familles où, souvent, on est sans travail depuis au moins deux générations. Lorsqu’on propose aux professeurs du secondaire d’enseigner le fait religieux ce qui serait en fait une autre façon de construire des passerelles entre les élèves de cultures différentes et ceci loin de toute catéchèse , les oppositions restent fortes, pas seulement au nom de la laïcité mais aussi du dogme laïciste. Pourquoi passer outre aussi à la religion des élèves ?

Les émeutes de ces derniers temps sont des signaux d’alarme inquiétants à prendre en considération avec le plus grand sérieux. Cela concerne non seulement ceux qui fomentent ces désordres, mais aussi ceux qui les subissent. L’ensemble des protagonistes est impliqué parce que, maintenant, on ne peut plus parler d’«eux» et de «nous». Eux et nous, ce sont des Français qui n’en peuvent plus. La France a besoin d’énergie et de politiques novatrices pour déverrouiller le pays, donner leur chance à ceux dont l’horizon est sombre, à ces jeunes qui savent désormais qu’ils vivront encore moins bien que leurs parents, pour leur préparer un terrain plus propice à la mobilité sociale. Il n’est pas trop tard pour mettre en place les conditions requises à un fonctionnement pluraliste de notre société: discrimination positive, travail sur les mentalités, programme de lutte contre le racisme, accès à un emploi, à un logement, à une éducation dignes de ce nom. Et, parallèlement, réformer l’école, lieu par excellence de discriminations, et l’université ; engager les médias dans un travail d’éducation civique pour jeter les bases d’un vivre-ensemble et, pourquoi pas, promouvoir toutes les initiatives qui vont dans ce sens.

Regardons l’avenir en face. Tâchons de juguler le ressentiment. Les émeutes émanent de ce ressentiment généralisé et risquent de prendre une tournure plus grave encore si l’on n’y répond pas comme il convient.

* Esther Benbassa, directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE), publié dans la rubrique Rebonds de Libération, le 10 novembre

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