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La presse a l'affût du vote de Ségolène Royal

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Silence, on vote: pendant les élections,
pas de politique, pas de critique

Jérôme Vidal *

Si un historien comme Gérard Noiriel, en liant histoire de l’industrialisation, histoire de l’immigration et histoire de la nationalisation de la société française, s’est efforcé de dégager les conditions historiques de possibilité et la particularité de la réémergence d’un prétendu «problème» de l’immigration en France au cours des dernières décennies du XXe siècle; si un sociologue comme Luc Boltanski (avec Eve Chiapello) s’est attaché à comprendre la façon dont le capitalisme français s’est transformé pour «encaisser» ou ««capter» ce que l’on a coutume de subsumer sous l’étiquette réductrice de «Mai1968» ; si un autre sociologue, Robert Castel, s’est penché sur la brève histoire de la société salariale et de l’Etat social pour analyser le délitement accéléré du compromis sur lequel ils reposaient; si un Pierre Bourdieu a souligné avec habileté le caractère de self-fulfilling prophecy [prophétie auto-réalisante] du discours de «la nécessaire modernisation néo-libérale» – sans cependant vraiment rendre compte de son efficacité performative; si Etienne Balibar a produit l’une des très rares analyses du racisme contemporain, pensé dans son rapport à la crise de  «l’Etat national-social», à avoir quelque prise sur son objet ( à la différence de celle d’un Michel Wieviorka, dont la vacuité, bien faite pour ne déranger personne et surtout pas les commanditaires de ses «interventions sociologiques», est confondante).

Bref, si diverses enquêtes ont été menées pour éclairer le présent, pour mieux comprendre son inscription socio-historique, ces enquêtes n’ont jamais fait véritablement l’objet d’une évaluation et d’une articulation critiques. Comment expliquer, par exemple, l’absence presque totale de l’histoire coloniale dans le grand récit de Gérard Noiriel; ou celle de l’immigration dans celui de Robert Castel ? Et comment expliquer, chez l’un et l’autre, l’absence de références un tant soit peu élaborées à l’histoire des rapports sociaux de genre ?.

Plus encore: non seulement l’articulation de ces enquêtes n’a été au mieux qu’ébauchée, mais leurs auteurs et leurs lecteurs s’en sont généralement tenus à elles, c’est-à-dire à la mise à jour des conditions «structurelles» des transformations de la commentateurs et politologues qui occupent antennes et radios, des éditorialistes et autres piliers de comptoir qui produisent l’irritant bruit de fond que nous devons supporter quotidiennement.

Comment ne pas voir…

On pourra ainsi se demander comment il se fait qu’un thème, pourtant essentiel,  des commentaires courants – de «droite», de «gauche» ou d’«extrême gauche» – sur l’ère du temps, celui de la «lepénisation des esprits», n’a jamais fait l’objet d’une critique en règle par les analystes mentionnés ci-dessus,  alors même que leurs travaux offrent tous les outils nécessaires de cette critique.

Comment ne pas voir en effet que «la préférence nationale» chère à Jean-Marie Le Pen est un principe et une réalité institutionnels et constitutionnels, au fondement de l’Etat social, et qu’ainsi la «lepénisation» des institutions est en un sens originelle, qu’elle est inscrite dans la distinction «républicaine», opérée au sein de la population vivant dans ce pays, des citoyens et des étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d’ordre frontistes ?

Comment ne pas voir, de même, que les institutions politiques sont des institutions fondamentalement nationales, qui présupposent, encore une fois, le partage entre citoyens, c’est-à-dire nationaux, et étrangers, et qu’ainsi le personnel politique est lui-même fondamentalement national, sinon nationaliste?

Comment ne pas voir de surcroît que le vocabulaire et les leitmotivs du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d’opinions largement popularisées dès avant la première percée électorale du Front national ? Ce sont Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet d’une «politique du retour» des travailleurs immigrés – supposés «étrangers aux réalités sociales de la France», selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy, alors premier ministre, à propos d’ouvriers en grève. Le FN a mis en circulation l’équation «tant de chômeurs = tant d’immigrés de trop». C’est le Parti communiste français qui a acclimaté l’idée d’«un seuil de tolérance» au-delà duquel «l’intégration» – traduction contemporaine, sociologisante, de «l’assimilation» coloniale – ne serait plus possible.

Comment ne pas voir de plus que le thème de «la lepénisation des esprits» a justement pour visée et pour effet d’invisibiliser cette diffusion, certes complexe et modulée, du «lepénisme» au sein du champ politique et idéologique, comme s’il était circonscrit, du moins initialement,  au Front national et à son électorat prétendument «populaire» (le racisme de classe joue ici à plein régime) ? Alors que ce dernier n’a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l’ensemble du champ politique et de l’espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures,  notamment au sein de larges sections de l’électorat socialiste, quand bien même sous des formes euphémisées et accompagnées d’une bonne volonté antiraciste sincère (l’inconscient politique ignore la contradiction) ?

Comment ne pas voir enfin que le Parti socialiste, incapable de formuler et d’inventer les termes d’une réponse de gauche à la «crise», vidé de toute capacité et de toute substance politiques, réduit à n’être qu’une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l’artisan par excellence de la «modernisation , cela avec d’autant plus d’efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé que la droite pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche.  Naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l’époque, il fallait au PS bien suivre quelque ritournelle.

Comment ne pas voir, donc, que le Parti socialiste a trouvé dans la lutte contre le Front national et la prétendue «lepénisation des esprits» – alors même qu’il y contribue (Fabius affirmant que Le Pen pose de vrais problèmes) – et d’une menace pesant sur «l’identité française» (Lionel Jospin s’accordant avec Jacques Chirac lors d’un débat télévisé pour dire que cette identité devait être défendue), alors même qu’il alimentait la panique sécuritaire et entretenait les fantasmes les plus nauséabonds (Michel Rocard déclarant que «la France ne peu accueillir toute la misère du monde», comme si toute ladite «misère» souhaitait s’installer à Conflans-Sainte-Honorine, mairie de Rocard) – de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l’électorat de gauche en otage, verrouillant  l’espace politique et empêchant toute reconfiguration politique et idéologique à gauche, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un Front national qui, pour une bonne part, ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements et collusions ?

Le PS: un point aveugle des «intellectuels» de gauche

Du point de vue de ces questions, rhétoriques, on l’aura compris, il est possible d’affirmer que le Parti socialiste et son rôle central dans la conjoncture actuelle sont l’un des points aveugles, l’un des grands impensés des «intellectuels» de gauche, de la théorie critique, des sciences sociales et de l’histoire sociale et politique du contemporain.

La misère de intellectuels (de gauche) en France est ainsi d’avoir le nez dans cette conjoncture sans pouvoir rien en dire, rien y faire, et d’être en conséquence poussés, pour les uns, à plier armes et bagages pour rejoindre le camp adverse,  pour les autres, à dénoncer vainement l’apostasie des précédents (c’est là le passe-temps favori des gardiens du temple de la gauche critique) et, pour d’autres encore, à cumuler le confort d’une critique de surplomb des temps nouveaux et le rôle inconfortable de police électorale du Parti socialiste (rôle tenu avec d’autant plus d’aplomb qu’il est inconfortable).

Les théoriciens dont nous avons évoqué à grands traits les travaux appartiennent sans discussion possible à ce troisième groupe. à l’exception bien sûr du regretté Bourdieu qui, paix à son âme, ne se serait très probablement pas égaré de la sorte, tous sont signataires, avec d’autres, dont d’ailleurs Eric Macé, de l’un ou l’autre de deux appels successifs à la «fraternité» et au «rassemblement» de la «gauche» autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle (comme si l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, n’était pas devenue éminemment problématique) ?

Et cela. pour prévenir une répétition du 21 avril 2002 – alors même que les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçaient celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages; pour écarter le «leurre» du vote centriste – alors que point n’était besoin d’être grand manitou pour voir que François Bayrou était d’avance, présent ou non au second tour, le grand vainqueur des élections, puisqu’ aucune majorité, de droite comme de  «gauche», n’est maintenant possible sans lui et que le Parti socialiste était déjà engagé dans des négociations avec lui; pour prévenir une dispersion des voix de la gauche du côté des candidats de la gauche antilibérale – alors que l’attractivité de ceux-ci était de toute évidence très réduite – et, surtout, pour alerter l’opinion du danger représenté par Nicolas Sarkozy et de la nécessité de lui faire barrage – alors que dans tous les secteurs de la gauche la chose était entendue et que, sans attendre ces appels, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà: aucun doute là-dessus, les miettes éparses de la défunte gauche allaient voter «utile», «sans états d’âme», pour la plus pitoyable (Ségolène Roayale) des candidats que le Parti socialiste ait présentés à une élection présidentielle.

«Silence on vote»

L’année 2007 aura ainsi été l’année où en France plus de deux cents «intellectuels», et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre: «Silence, on vote: pendant les élections, pas de critique, pas de politique» mobilisant, d’une forte voix («Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ?»), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère désastreux des thèmes de  campagne de la candidate Ségolène Royal: son apologie obscène du «travail» à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques contre les enseignants; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la  «famille»; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la «patrie», son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre.

Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels ?

Il y a sans doute pour beaucoup dans ces appels une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective mal placée de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002 en la projetant sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte, au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste.

Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette «performance» de l’intellectuel, en tant que membre d’un groupe social, comme «réaliste», «responsable», «bête à sang-froid», travaillée par la hantise du «gauchisme», une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre-soi de «la bonne société» et du «bon goût» des intellectuels, de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social.

C’est là aussi, selon nous, le sens de «L’autre campagne», lancée par certains des signataires de ces appels, «autre campagne» qui consistait à demander à quelques intellectuels (toujours eux !) d’avancer, par écrit ou devant une caméra, une proposition pour «une autre politique».

Si l’initiative méritait à première vue d’éveiller l’attention, c’est-à-dire compte non tenu de l’intérêt, très variable, des contributions effectivement apportées, son principal objectif résidait en réalité du point de vue de ses promoteurs dans la prétention à accaparer l’espace de cette «autre politique», en se parant des prestiges de la politique «alter» et en évitant soigneusement de faire écho, pour mieux les effacer du débat public, auxdiscussions pourtant assez similaires engagées du côté des organisations de la gauche dite antilibérale. Et cela, tout en faisant l’économie de toute analyse sérieuse de la conjoncture, de ses impasses et du rôle qu’y joue le Parti socialiste. Comme si «voter utile», «sans états d’âme», tout en s’efforçant de formuler les termes d’une «autre politique», impliquait nécessairement de remiser au placard toute critique véritable de cette conjoncture. On ne s’étonnera donc pas de ce que les animateurs de «l’autre campagne» aient choisi pour vitrine le site Internet de Libération, organe bien connu, comme on sait, de  «l’autre politique».

Mais, surtout, s’exprime dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, sous le nom de «gauche antilibérale», à travers quelques partis groupusculaires, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche (sans même évoquer «l’extrême gauche» ou «la gauche révolutionnaire» dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite inlassablement sur nos écrans). Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez «civile», assez convenable, assez «intellectuelle» et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science,  de l’Université… et de l’ordre social.

Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il,  quelles que soient les fortes réserves que ce «reste» nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet,  la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste. Et il faut faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels.

* Jérôme Vidal co-anime les Editions Amsterdam. Ce texte est extrait d'une contribution de Jérôme Vidal, intitulée «Avec Stuart Hall, sur la brèche du présent», au livre «Stuart Hall» (Mark Alizart, Stuart Hall, Eric Macé & Eric Maigret: Stuart Hall. Paris, Editions Amsterdam, coll. Méthéoriques, mai 2007.

(6 mai 2007)

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