Europe: Traité constitutionnel
Meeting unitaire pour le NON à Clermont-Ferrand, le jeudi 19 mai
Radiographie de la repolitisation populaire
Pour le sociologue Michel Simon, le vote «Non» combine «attitude positive à l’égard de l’Europe» et «crainte pour la protection sociale». Les partisans du «non de gauche» sont en phase avec leur base sociale. Cet entretien a été réalisé par Lucien Degoy. Sociologue, Michel Simon est un spécialiste des comportements politiques. Il a notamment publié l’an dernier avec Guy Michelat Les Ouvriers et la politique (Presses de Sciences-Po).
Du point de vue de l’implication dans le vote des différents groupes sociaux, la France vous semble-t-elle aussi «malade» que d’aucuns le prétendent au lendemain de ce scrutin ?
Michel Simon. Il reste naturellement des zones d’ombre. Mais le fait majeur, c’est un taux de participation qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. Nombre d’entre nous redoutaient la difficulté de mobiliser les citoyens, surtout des milieux populaires, sur un enjeu aussi hermétique et éloigné du quotidien. Or, des millions d’hommes et de femmes ont su faire le lien entre la question posée et l’emploi, les salaires, la protection sociale, les services publics. Et, en masse, ils ont dit «non». C’est énorme.
Peut-on dire qu’il y a dans les couches ouvrières, la France populaire, une réconciliation avec le suffrage universel ? Comment expliquer que ce retour se fasse davantage par le vote «non» et vous semble-t-il durable ?
La crise du rapport au politique tient, d’une part, à une crise sociale qui, après les catégories ouvrières et populaires, épargne de moins en moins des groupes sociaux jusqu’ici relativement protégés ; et, en regard, à l’incapacité des formations politiques, «gauche plurielle» incluse, à donner réponse à des exigences de plus en plus exaspérées. Mais (preuve vient d’en être faite) rien n’est fatal. Il y a eu le travail de fourmis d’ATTAC, des associations, du Parti communiste et des autres forces de la gauche «noniste». Et, surtout, ceux qui militaient pour un «non» de gauche ont su se rassembler. Dès lors, le bulletin de vote est redevenu un outil dont il valait la peine de s’emparer. Toutefois, ce qui vaut pour un référendum n’est pas automatiquement transposable à des élections politiques. Pour transformer l’essai, un immense travail reste devant nous.
Les éditorialistes de la grande presse crient au «défoulement», au «populisme», voire à la «xénophobie». Au fond, pour eux, si le peuple se repolitise il ne comprend toujours rien à la politique ?
Contre-vérité 1: ceux qui ont dit «non» auraient voté contre Chirac, pas contre le TCE (Traité constitutionnel). Or, s’ils sont 52 % à mettre en avant «les problèmes nationaux», 42 % d’entre eux ont privilégié «la construction de l’Europe». Et surtout, ces deux motivations ne sont pas contradictoires. Depuis des années les Français font l’expérience du lien entre, d’une part, les règles édictées à Bruxelles et, d’autre part, la politique des gouvernements de droite et (hélas !) les capitulations de ceux de gauche. Contrairement aux phraseurs du «oui», les défenseurs du «non» ont argumenté, texte en main et faits à l’appui. Certes, le «contexte» a fortement aidé à donner sens au texte. Dans une telle conjoncture, «le peuple», usant de ses ressources propres, est parfaitement capable de se forger une opinion non moins raisonnée et pertinente que celle des ainsi nommées «élites».
Contre-vérité 2: le «non» reposerait sur la peur, la xénophobie, le repli sur l’isolat national. Ce sont tout de même les électeurs de gauche qui ont fourni les gros bataillons du «non», alors que 58 % des «oui» viennent de la droite et 6 % de l’extrême droite. Les «non» ont en commun de fortes inquiétudes sur l’Europe telle qu’elle se construit. Mais «peurs de droite» et «peurs de gauche» n’ont rien à voir entre elles. S’appuyant sur une série d’enquêtes réalisées lors des scrutins d’avril et juin 2002 (Panel électoral français-CEVIPOF-SOFRES), Céline Belot et Bruno Cautrès montrent que l’hostilité à la construction européenne a fortement reculé par rapport à 1992 chez les électeurs d’extrême gauche et communistes ; elle est désormais essentiellement le fait des électeurs des droites souverainiste et frontiste (1). Ces derniers redoutent massivement qu’avec la construction européenne il y ait «augmentation du nombre des immigrés», «perte de l’identité nationale et de la culture», ou que «la France paie pour les autres pays». Au contraire, ces «peurs de droite» connaissent leur diffusion minimale chez les électeurs Hue, Jospin, Besancenot et Mamère. En - revanche, plus on redoute qu’il y ait «moins de protection sociale» (tout en étant favorable à une construction européenne), plus on vote pour la gauche, «plurielle» ou extrême. Exemple: quand se - combinent attitude négative vis-à-vis de l’Europe et absence de crainte en matière de protection sociale, le vote pour un candidat de gauche en 2002 n’est que de 25 %. Il bondit à 70 % si se combinent attitude positive vis-à-vis de l’Europe et crainte pour la protection sociale. C’est rigoureusement l’inverse pour le vote frontiste. Tendances confirmées en 2005. En se démarquant clairement des thèses xénophobes et de la fermeture nationaliste, et en appelant à bâtir une autre Europe, les partisans du «non de gauche» se sont trouvés pleinement en phase avec leur base sociale.
On a parlé, notamment chez les dirigeants socialistes de réplique du 21 avril 2002. Jusqu’où manier cette comparaison ? Qu’est-ce qui a changé ou mûri dans le corps électoral depuis trois ans ?
À chaque échec, les responsables socialistes «ouistes» invoquent tout, sauf le fond des politiques suivies depuis 1983. Or, en 2002, interrogées sur les enjeux qu’elles placent en tête au moment de voter, 47 % des personnes interrogées citent en premier le chômage ou les inégalités sociales, contre seulement 27 % pour la délinquance ou l’immigration (Cautrès, 2003) (2). Plus on se situe et vote à gauche, plus les motivations «sociales» prennent le pas sur les motivations sécuritaires ou xénophobes. S’interrogeant, dans le même ouvrage, sur les raisons de l’élimination de Lionel Jospin dès le premier tour, Jérôme Jaffré observe qu’il «enregistre l’essentiel de son recul dans les catégories antiautoritaires, antilibérales et protestataires de l’électorat». Et d’ajouter: «On mesure ici le tribut payé aux ouvertures du capital et au sentiment qu’en s’y ralliant la gauche est devenue indifférente à la notion de service public.» Les mêmes mécanismes expliquent le recul de Robert Hue. C’est bien une «impatience à gauche» non satisfaite qui explique au premier chef les déboires de la gauche «de gouvernement» en 2002. Depuis 2002, l’expérience (notamment celle des luttes) a encore parlé. Le «non» de gauche exprime à la fois une opposition bien plus consciente et explicite au libéralisme économique, et une gigantesque exigence d’être considéré, consulté et entendu. C’est très prometteur.
Un rassemblement antilibéral durable entre les partisans du «non» et les électeurs de gauche qui ont voté «oui» est souhaitable, mais vous semble-t-il sociologiquement et politiquement crédible ?
Tout à fait. Mais tout dépend des suites que, tous ensemble, nous saurons donner à cette victoire, la première depuis bien longtemps. Dans la période de turbulences qui s’ouvre, initiatives, audace et aptitude à rassembler le plus largement possible deviennent décisifs. Car s’il y a promesse, il y a aussi danger.
(1) Voir Bruno Cautrès et Nonna Mayer (dir.): le Nouveau Désordre électoral, Presses de Sciences-Po, 2004.
(2) Voir Pascal Perrineau et Colette Ysmal: le Vote de tous les refus, Presses de Sciences-Po, 2003.
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