Egypte
La bataille du pain
Héba Nasreddine, Gilane Magdi, Salma Hussein
En janvier 2008, le président de la Confédération helvétique, Pascal Couchepin, rencontrait le président égyptien, Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. Les traits autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux, de son régime n’échappent pas à la presse, même la mieux intentionnée.
Dans un entretien accordé au Tages-Anzeiger, le 18 janvier 2008, Moubarak vantait l’importance des investissements étrangers – motif essentiel de la visite de Couchepin – ainsi que le taux de croissance de l’Egypte . «Le chômage était même descendu de 11 pour cent à 9» et même la pauvreté, selon la parole présidentielle «est tombée de 19,5% en 2005 à 15% en 2007». Remarquez la précision des chiffres: la Banque Mondiale a fait son travail d’éducation statistique.
Reste que la majorité des Eygptiens gagnent moins de 160 francs suisses par mois et que nombre de celles et ceux qui doivent vivre avec moins de 2 dollars par jour (ce qui est une mesure plus que discutable de la dite pauvreté) manifestent devant les boulangeries, de manière croissante.
Moubarak ajoutait, pour faire bonne mine, que cette croissance avait même permis de «réduire l’écart entre pauvres et riches», ce qui est – disait-il – une «priorité du régime». Et Moubarak d’affirmer: «Les grèves sont l’expression de la liberté de pensée. On le remarque dans de nombreuses sociétés avec des racines démocratiques. Elles doivent toutefois rester dans le cadre de la loi». Cette dernière affirmation a certainement reçu l’approbation complète de Couchepin ; en Suisse toute grève un peu ample débouche sur une interrogation: «est-elle légale» ? Il faut souligner que le Premier ministre, Ahmad Nazif, affirme que le «droit de grève n’existe pas» (voir ci-dessous, l’article «La grogne des hommes en blanc».) Parole de Président…
En outre, Couchepin pensait, à coup sûr: la «démocratie suisse, elle, n’a pas besoin de grèves pour exister ». Et, plus spécifiquement, les potentiels «investisseurs helvétiques en Egypte préfèrent la stabilité et l’ordre».
Pour l’heure, Pascal Couchepin voulait des assurances concernant le rapatriement des profits issus d’investissements, un accord contre la «double imposition» et d’autres accords «humanitaires» de ce type. Dans la tradition de la Croix Rouge, comme le réciterait Micheline Calmy-Rey. Car, faut-il le rappeler: le 11 juillet 2007, l’Égypte a été le premier pays arabe et africain à signer la Déclaration de l’OCDE sur l’investissement international et les entreprises multinationales ? Cela explique, entre autres, le voyage de Couchepin. Et, les sociétés de trading (de commerce) de Genève et Zoug, spécialisées dans les «matières premières» (le blé, entre autres), ne doivent-elles pas pouvoir agir librement «sur le marché», afin de placer leurs liquidités ; d’autant plus que la «crise financière» restreint les débouchés et que spéculer sur le prix du blé ou du maïs satisfait leur faim ?
Néanmoins, Moubarak ne pouvait cacher l’essor des grèves et des mobilisations sociales qui marquent l’Egypte depuis près d’un an. Si Couchepin s’était promené, fin mars, non pas pour visiter les pyramides (le Groupe d’assurance-maladie Mutuel pourrait-il en bâtir une à Martigny ?), mais dans les rues du Caire, il aurait assisté à une «émeute rampante de la faim», tant la majorité de la population est frappée par la hausse des prix du pain et tente d’obtenir des «galettes» subventionnées… par l’aide des Etats-Unis. Ces derniers ont fait de l’Egypte et d’Israël les deux principaux bénéficiaires de l’aide… militaire étatsunienne dans la région. La stabilité devant être maintenu par une distribution sélective de galette de mauvaise qualité et par les forces de police et les militaires.
Ci-dessous, nous mettons à disposition de nos lecteurs et lectrices quelques informations sur la «bataille pour le pain» qui se déroule actuellement en Eygpte. Les informations sont issues de l’hebdomadaire Al-Ahram. (cau.)
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Il est 5h du matin. A Abbassiya, à l’Est du Caire. En face d’une boulangerie, une file d’attente est déjà formée. La majorité, sinon le tout, est constituée de personnes défavorisées qui attendent pour acheter du pain, à entendre au prix subventionné. C’est le moins cher du marché, vendu à 5 piastres la galette. On voit deux files, une pour les femmes, et l’autre pour les hommes. Le calme règne. Personne ne bouge. Le pain n’est pas encore disponible.
Il est 6h. Le boulanger apparaît sur la scène tenant à la main la première planche de pain. Les cris des clients se mêlent, lui demandant de se dépêcher pour pouvoir se rendre à leur boulot. Le boulanger affirme, comme il le fait chaque jour, qu’il ne vend pas plus de 20 galettes par personne. «Ma famille est composée de six membres. Cette quantité n’est pas suffisante. Pour en avoir, je me fais accompagner par mes trois enfants dans la queue», explique Mona, enseignante. Les femmes et les hommes se bousculent, de façon à ce que les rangs se s’entremêlent. On a l’impression que les petits enfants sont écrasés sous les pieds. Seules leurs petites mains se voient, entre les jambes de la foule, tenant un billet d’une livre [19 centimes suises]. On entend seulement leurs voix suppliant «Am Sayed», le boulanger, de les secourir et de leur donner le pain, pour pouvoir, eux aussi, aller à l’école. La personne qui réussit à acheter le pain sort de la foule, très heureuse comme si elle avait remporté un trophée.
Le temps passe, la tension atteint son apogée. Il ne reste que deux heures, et le boulanger va fermer ses portes. Tout d’un coup, il suspend la vente pour une dizaine de minutes. Un moment durant lequel deux hommes sont venus transporter une dizaine de sacs de farine. «Le prix d’une tonne de farine subventionnée est de 16 L.E., transformée en pain, elle ne rapporte que 10 L.E., alors qu’on la vend à 300 L.E.[57 CHF] au marché noir», explique un boulanger. Tout se passe très rapidement, car les contrôleurs de l’Approvisionnement peuvent venir à tout moment. Quelques clients achètent. Il reste encore une soixantaine de clients, qui attendent depuis des heures, sous le soleil. Ils sont surpris par la déclaration du boulanger de fermer. Il n’est pas encore 14h. La foule supplie le boulanger de lui fournir plus de pain. Mais, en vain. Il affirme que la quantité de la farine que l’Etat lui a accordée est achevée. Ce qui soulève les protestations de la foule. «On n’a pas les moyens d’acheter le pain non subventionné, dont le prix varie entre 25 et 50 piastres la galette», souligne Ali Al-Mahdi, fonctionnaire. Il gronde et commence à insulter le boulanger tout en dénonçant l’absence de tout contrôle.
De vraies échauffourées
Les bagarres devant les boulangeries de pain subventionné sont devenues quotidiennes et font la une des journaux. Au moins 15 personnes qui tentaient d’acheter du pain sont mortes dans plusieurs régions d’Egypte. Il y a encore quelques jours, la police a été envoyée dans la banlieue de Hélouan, au sud du Caire, pour empêcher que les funérailles de deux jeunes hommes ne finissent en vendetta généralisée: les deux victimes ont été tuées lors d’une bagarre pour le pain qui a dégénéré en bataille rangée entre deux familles qui a également fait 17 blessés.
A part ces heurts parfois meurtriers, des manifestations sont aussi organisées. Au village de Kafr Hassan, dans le gouvernorat de Gharbiya dans le Delta, 300 personnes ont manifesté leur colère devant le siège de la direction de l’approvisionnement contestant la pénurie du pain. A Kafr Al-Cheikh, un citoyen qui n’arrivait pas à acheter du pain a dressé un procès-verbal contre les responsables de l’approvisionnement et les boulangers.
Cela fait plus de deux mois que la crise du pain subventionné a commencé. Le pays assiste depuis le début de l’année à une hausse des prix des produits de base, notamment le riz et les pâtes. Les salaires n’ont pas augmenté. Il devient de plus en plus difficile pour les gens de survivre. Ils ont recours à acheter plus de galettes de pain pour répondre aux besoins de leur famille, alors que la quantité de la farine accordée par le gouvernement est restée la même.
Le gouvernement s’explique
Le ministère de la Solidarité sociale nie le fait qu’une faible subvention de la farine soit à l’origine de la crise. Il affirme au contraire qu’il y a un surplus de farine consacrée à la production du pain subventionné. «Le gouvernement dépense 12 milliards de L.E. par an pour subventionner le pain. 120 000 tonnes de farine sont distribuées quotidiennement à 17 500 boulangeries de la République. Elles produisent 210 millions de galettes pour répondre aux besoins de 70 millions de personnes», se défend un haut responsable au ministère de la Solidarité sociale, tout en affirmant que la crise est due à plusieurs causes.
Selon le premier ministre, Ahmad Nazif, c’est «la hausse des prix du blé sur les marchés mondiaux qui est à la base du problème, vient ensuite le trafic de la farine subventionnée». Pour résoudre le problème, le gouvernement a décidé de séparer la production de la distribution. La Société des Egyptiens pour la distribution des services vient de voir la lumière. «Nous sommes chargés de prendre le pain subventionné des boulangers et de le distribuer à travers des points de vente dépendant de la société», explique le directeur tout en affirmant qu’un seul point de vente a été créé à Madinet Nasr. Une région qui ne souffre pas assez de la crise par rapport aux quartiers populaires du Caire !
Mais l’opposition tire à boulets rouges sur le gouvernement. Pour elle, cette crise émane de l’échec des politiques gouvernementales. «La décision du gouvernement il y a deux ans de ne plus acheter le blé aux agriculteurs égyptiens sous prétexte que son importation est beaucoup moins chère est à la base de la crise. Ainsi, la production locale de blé a-t-elle beaucoup diminué. Peu sont les agriculteurs qui cultivent le blé. Ils préfèrent cultiver des fruits pour les exporter. Aujourd’hui, le gouvernement encourage les paysans à cultiver le blé et leur promet de l’acheter à un prix alléchant», dénonce Hamdi Hassan, député islamiste qui a présenté une question au gouvernement sur cette crise et sur le nombre de victimes des files d’attente en demandant de les considérer comme martyrs.
Dans une tentative de remédier à la crise, le président de la République a appelé, dimanche 16 mars, les forces armées et le ministère de l’Intérieur à intervenir dans la production et la distribution du pain. Le ministère de la Défense avait déjà commencé, depuis le 1er mars à produire 2 millions de galettes par jour et à les distribuer dans 6 quartiers du Caire. Mais, le problème persistait toujours.
Pour leur part, les citoyens paralysés face à cette crise n’ont d’autres choix que les files d’attente quotidiennes. Ils attendent les élections municipales prévues le 8 avril pour régler leur problème. «Nous n’allons pas voter. Notre voix sera accordée contre 100 galettes».
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La grogne des hommes en blanc
Une atmosphère de tension règne depuis quelques jours dans le siège de l’Ordre des médecins au centre du Caire, entouré par un dispositif sécuritaire important.
La flambée des prix des produits de base depuis le début de l’année provoque une grogne sociale en Egypte, avec des heurts parfois meurtriers et des menaces de grèves en cascade. Les médecins ont rejoint les ouvriers et employés du secteur public dans leurs revendications salariales et veulent organiser une grève pour faire pression sur le gouvernement.
Le premier ministre, Ahmad Nazif, avait rappelé la semaine dernière que la loi égyptienne ne reconnaît pas le droit à la grève, «notamment dans le secteur sensible de la santé». Nazif a ajouté sur un ton ferme que forcer la main n’était pas le meilleur moyen pour obtenir ses droits, et a appelé les médecins à négocier avec le gouvernement.
De son côté, l’Ordre a décidé d’étudier la question de la légitimité de la grève dans le secteur médical et d’essayer, en attendant, le chemin des négociations. Mais la décision de l’Ordre n’a pas été suivie par tous, certains médecins regroupés au sein du nouveau mouvement «Médecins sans droits» ont organisé samedi un sit-in.
Le cadre salarial «spécial» qu’ils demandaient leur a été refusé par le ministère de la Santé qui leur propose une simple «amélioration» des salaires, une promesse qu’ils jugent insuffisante. L’Ordre des médecins compte environ 175 000 membres, dont 75 % ont moins de 10 ans d’exercice. Le salaire de base mensuel d’un médecin débutant est autour de 200 L.E. Les médecins exigent un salaire minimum de 1 000 livres, ainsi qu’une réduction des frais des frais de formation.
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La hausse des prix
Avec le récent suicide d’un père de famille devenu incapable de nourrir sa famille, la hausse des prix prend un tour tragique mettant aussi en danger le gouvernement Nazif. «A cause de la flambée des prix des produits alimentaires, j’ai dû réduire de plus du tiers la consommation de lait et de viande», raconte Sayed Fahmi, chauffeur de taxi, père de 4 enfants, qui touche 500 L.E. par mois. Sayed est l’exemple de millions de citoyens souffrant de l’inflation. «Les hausses sont quotidiennes. Le kilo de riz est passé de 3,50 L.E. à 4 L.E. en un jour. Comment supporter cette situation avec des revenus si faibles», se plaint Fatma, une professeure qui se rabat maintenant sur des produits alimentaires de qualité inférieure. Un grand nombre d’Egyptiens décide maintenant de faire une queue de 4 à 6 heures pour acheter du pain subventionné à 5 piastres la galette au lieu de 40 piastres. Le nombre croissant de ces convertis conduit même à des bagarres quotidiennes allant jusqu’à provoquer la mort.
Le gouvernement estime que l’inflation actuelle découle de l’augmentation des prix des produits alimentaires sur le plan international. D’après l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), en Egypte (deuxième importateur mondial de blé), l’inflation a entraîné la hausse des dépenses de la couche sociale moyenne de 50 %. Il y a deux mois, le premier ministre Nazif avait demandé à la Banque Centrale d’Egypte (BCE) de maintenir le taux d’inflation sous les 10 %. Mais aujourd’hui, les Egyptiens peinent à respirer. Ils accusent le gouvernement d’être à l’origine de leurs souffrances avec une inflation qui a atteint 12,1 % fin février 2008 dans les zones urbaines. Selon l’Organisme central de la mobilisation publique et des statistiques (CAPMAS), le prix de la viande a augmenté en un mois de 6,5 %, ceux des légumes et de l’huile ont eux augmenté respectivement de 7,4 et 6,9 % respectivement.
Pour apaiser le fardeau de cette flambée des prix, le ministère de la Solidarité sociale a décidé le mois dernier de vendre le litre d’huile à 1,5 L.E. aux détenteurs de cartes d’approvisionnement, contre 10,5 L.E. sur le marché. En gros, le gouvernement va consacrer 17 milliards de L.E. aux subventions dans le budget 2007/2008, pour réduire l’impact de la hausse mondiale des prix sur les citoyens. Or, un déficit budgétaire énorme augmenterait l’inflation. De plus, la BCE a élevé le mois dernier le taux d’intérêt sur les dépôts et les emprunts de 0,25 % pour atteindre respectivement 9 et 11 %. Et ce pour encourager l’épargne et réduire la consommation. Mais ces mesures ont été jugées insuffisantes, d’autant plus que ces taux d’intérêt restent négatifs, c’est-à-dire en deçà du taux de l’inflation.
Pour certains, «les commerçants exploitent la hausse des prix internationaux pour accroître leurs profits et le gouvernement les aide dans leurs plans. Il faut les en empêcher en fixant un plafond à leurs profits», estime Mahmoud Al-Asqalani, porte-parole du mouvement Citoyens contre la cherté de la vie, tout juste créé. Le mouvement réclame que le gouvernement renforce son rôle de régulateur des marchés. Et ce, en créant un organisme chargé d’étudier les coûts réels des produits en vue de fixer les prix des produits stratégiques. Il dit s’être entretenu avec le directeur d’un supermarché cairote après avoir découvert deux étiquettes sur un même produit, l’une portant l’ancien prix et l’autre le nouveau. «C’est déjà du stock, donc vous n’avez pas payé plus cher pour l’acheter», lui a lancé Asqalani, avant de se voir répondre par le directeur qu’il ne fait que répondre aux ordres de son administration.
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Pourquoi la hausse des prix mondiaux ?
La question est à l’ordre du jour avec une hausse moyenne des prix des produits alimentaires de 47 % sur un an au niveau mondial. C’est ce que révèle l’indice de la FAO en janvier 2008. La hausse est majoritairement poussée par les prix des céréales (62 %), des huiles végétales (85 %), et des produits laitiers (69 %).
Il y a à cela plusieurs raisons. Du côté de l’offre, la production globale en céréales a baissé de 1 et 2 % respectivement en 2005 et 2006, notamment en raison du climat défavorable. Cependant, les marchés internationaux ont réagi fortement à cette légère baisse, car 8 pays parmi les grands exportateurs, qui produisent à eux seuls la moitié de la production mondiale, ont connu des baisses consécutives de leur production de 4 et 7 %. Toujours du côté de l’offre, le pétrole cher a également élevé les coûts de la production, mais aussi du transport des produits.
D’autre part, la demande mondiale a changé de structure. Ainsi, le marché croissant des biocarburants est devenu une source notable de la demande sur quelques récoltes, comme le maïs, le sucre, l’huile de palmier, des graines oléagineuses et du manioc.
Un facteur supplémentaire a engendré cette hausse: la spéculation. Les titres financiers à termes, les dérivés basés sur des produits agricoles offrent aux investisseurs sur les marchés financiers plus de diversification de leurs portefeuilles et moins d’exposition aux risques. Dans le contexte actuel de liquidité abondante dans certaines régions du monde, accompagnée par des taux d’intérêts bas et un pétrole cher, ces dérivés attirent davantage de spéculateurs qui visent davantage de profits.
Conséquence: déjà en 2007, la facture de l’importation des produits alimentaires avait augmenté de 20 % en un an, passant à 745 milliards de dollars. «Les importateurs nets du brut et de la nourriture en souffriront le plus», conclut le président indépendant de la FAO, Mohamad Saïd Nouri-Néemi.
(25 mars 2008)
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