Egypte

 

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C’est bien plus que Moubarak qu’il faut chasser !

Adam Hanieh *

Les événements des dernières semaines sont un de ces moments historiques quand les leçons de plusieurs décennies se télescopent en quelques instants et des événements qui paraissent mineurs acquièrent tout à coup une signification immense. L’irruption sur la scène politique de millions d’Egyptiens a éclairé avec relief les vrais processus qui sous-tendent la politique au Proche-Orient.

Cela a mis à nu la complicité déjà ancienne des Etats-Unis et des autres grandes puissances avec les pires régimes possibles, a révélé la vacuité et l’hypocrisie du discours du président Barack Obama et d’autres gouvernants occidentaux, a mis sur la sellette la capitulation éhontée de tous les régimes arabes et a démontré les vraies alliances entre ces régimes, Israël et les Etats-Unis. Ce sont là des leçons politiques qui vont perdurer dans la mémoire.

Les soulèvements ont montré également la fragilité remarquable des régimes népotiques dans tout le monde arabe. Ces régimes dépendent de leurs réseaux de police secrète (moukhabarat) et de bandes de gros bras (baltajiya). Ils avaient instillé ce pessimisme apparemment insurmontable quant à la possibilité d’un changement, pessimisme qui s’exprimait de manière si noire et sarcastique dans l’humour politique arabe.

Mais quand les gens ont perdu leur peur, ces mécanismes de contrôle se sont tout simplement évaporés. Le mot arabe intifada évoque ce sens du cheval qui s’ébroue et jette à terre son cavalier, et le spectacle de millions de personnes qui n’ont plus peur et se saisissent du projet de ce qui est possible, restera longtemps un des souvenirs les plus durables de ce moment révolutionnaire.

Il ne faut pas perdre de vue la signification historique de ce processus – il n’y a littéralement jamais eu un moment de tel potentiel dans le monde arabe.

L’objectif du présent article n’est pas de raconter l’histoire de ces soulèvements, encore moins d’essayer de prédire les scénarios futurs possibles du processus révolutionnaire égyptien. Il cherche plutôt à esquisser les implications plus vastes pour le Proche-Orient dans son ensemble et d’argumenter que ces luttes peuvent le mieux être comprises au travers de la «loupe» de la lutte de classes.

Ces récents soulèvements montrent de manière décisive que la classe sociale reste le mécanisme clé pour comprendre toute transformation sociale mais, en même temps, que la manière par laquelle «la lutte de classes» s’exprime prend toute une variété de formes qui perturbent sans cesse à nouveau toute lecture économiste réductionniste.

Le capitalisme au Proche-Orient

Cela veut dire que «la politique» et «l’économie» - que nous avons l’habitude de concevoir comme des domaines séparés – sont en réalité fondues l’une dans l’autre, et constituent la même lutte. Prétendre que les manifestants égyptiens visaient d’abord Hosni Moubarak et les prétendues « libertés politiques » – ce qui est la narration dominante faite par les gouvernants des Etats-Unis et d’ailleurs et par la couverture des médias commerciaux – revient à défigurer et interpréter faussement la nature de ces manifestations.

Il est clair que les manifestations ont réuni une large variété de couches sociales qui ont des revendications différentes. Mais leur logique d’ensemble est inextricablement liée à des problèmes plus généraux du capitalisme au Proche-Orient. Ces problèmes sont: 1° La crise économique mondiale et la nature du néolibéralisme en Egypte ; 2° Le rôle que joue l’Egypte pour préserver des structures de domination du Proche-Orient par les Etats-Unis.

Ces problèmes ne sont ni exclusivement «politiques» ni exclusivement «économiques», mais ont à voir fondamentalement avec la question de savoir quelle classe domine en Egypte et dans l’intérêt de qui l’Etat égyptien fonctionne. La question de la nature du pouvoir de Moubarak ne peut pas être séparée de ces questions. C’est bien pourquoi la lutte contre le despotisme politique est inévitablement imbriquée dans la dynamique de la lutte de classe.

C’est au travers de cette compréhension multiface de la dimension de classe que ces soulèvements peuvent le mieux être compris.

Une expression de la crise mondiale

La première illustration du caractère de classe de ces soulèvements populaires est leur lien avec la chaîne de mobilisations qui ont surgi ces trois dernières années dans le sillage de la crise économique mondiale. Nous assistons à la réaction du monde arabe à cette crise et elle dément d’une manière impressionnante cette interprétation dominante, que répètent malheureusement certains économistes de gauche, selon laquelle la crise économique était limitée pour l’essentiel au monde capitaliste avancé et que les soi-disant « marchés émergents » auraient échappé à ses pires effets.

Des décennies de néolibéralisme ont attaché l’économie égyptienne au marché capitaliste mondial d’une manière très inégalitaire et, par conséquent, il était inévitable que la crise économique ait un impact dévastateur sur la majorité de la population égyptienne.

Cette transmission de la crise s’est faite par divers mécanismes. Pour commencer, le Proche-Orient (et tout particulièrement l’Afrique du Nord) est très dépendant de ses exportations vers l’Europe. Or, ces exportations ont chuté subitement suite à la baisse de la demande qui a suivi la récession économique.

Les chiffres de la Banque mondiale révèlent que le taux de croissance annuel des exportations de marchandises de l’Egypte vers l’Union européenne est tombé de 33% en 2008 à moins 15% en juillet 2009. [1] La Tunisie et le Maroc ont vu pareillement la valeur totale de leurs exportations dans le monde baisser de 22% en 2008 et 31% en 2009. Cela a conduit la Banque mondiale à faire remarquer que ces pays vivaient leurs pires récessions depuis 60 ans.[2]

Un deuxième mécanisme de transmission fut la diminution des transferts d’argent effectués par les travailleurs immigrés, transferts dont le Proche-Orient est hautement dépendant. Dans le cas de l’Egypte, les travailleurs émigrent vers les pays du Golfe, la Libye et la Jordanie. Pour le reste de l’Afrique du Nord, l’émigration tend à se faire vers l’Europe. L’Egypte est au Proche-Orient le plus grand pays recevant ces transferts d’argent. Ils constituent approximativement 5% de son PIB.

Comme la crise mondiale continue de se caractériser par des licenciements massifs, particulièrement dans des secteurs comme la construction, les transferts d’argent ont chuté rapidement. Dans le cas de l’Egypte, une diminution de 18% de 2008 à 2009. Pour une région où ces envois de fonds constituent le mécanisme de survie de millions de personnes, ce déclin a eu des conséquences dévastatrices.

Cela doit être mis également en regard d’une autre caractéristique plus récente de la crise, à savoir la spirale de hausse des prix des biens alimentaires de base et de l’énergie. Il n’y a pas la place ici de développer les raisons complexes de cette inflation croissante sauf à noter qu’elle est un autre aspect de la crise elle-même, résultant en partie des grandes quantités de fonds supplémentaires injectés dans le système afin d’atténuer la crise dans les pays de la métropole, en particulier le programme aux Etats-Unis de quantitative easing (injection de liquidités dans le système).[3]

Là aussi, les effets en furent accrus encore dans la plus grande partie du Proche-Orient. En Egypte, la hausse annuelle des prix des biens alimentaires s’est accélérée de 17,2% en décembre 2010 à 18,9% en janvier 2011. Ces hausses rapides des prix sont au fond une réduction sévère des salaires pour ces secteurs de la population obligés de dépenser la plus grande partie de leur revenu en biens de base.

Le néolibéralisme

Mais toute évaluation de cette crise doit aller au-delà des effets immédiats du ralentissement économique pour être replacée dans le contexte des trois décennies de réformes « néolibérales » que l’Egypte a subies. Ce que le néolibéralisme a fait, c’est rendre le pays beaucoup plus vulnérable à la crise elle-même en augmentant massivement les niveaux d’inégalité et, en même temps, en minant des possibles recours de protection sociale.

Justement à cause de ces effets du néolibéralisme, les conséquences de la crise sont retombées cruellement sur les couches les plus vulnérables de la société égyptienne. En même temps, une élite minuscule a bénéficié énormément de ces politiques économiques, ce qui exprime bien le caractère fondamentalement de classe du projet néolibéral.

Cette interprétation de l’expérience néolibérale qu’a connue l’Egypte contredit frontalement l’analyse que font des institutions financières internationales comme le FMI et la BM. Le FMI est allé jusqu’à prétendre en février 2010, par exemple, que l’Egypte avait «résisté à la crise» parce que «des réformes persévérantes et profondes depuis 2004 avaient réduit les vulnérabilités fiscales, monétaires et externes, et amélioré le climat d’investissement.»

Selon le FMI, toujours, la réussite du gouvernement égyptien dans sa mise en application du néolibéralisme a «renforcé la durabilité de l’économie et fourni la marge de manœuvre pour des mesures de gestion appropriées.»[4]

Le FMI voit la preuve de la résilience de l’Egypte dans les taux de croissance du PIB relativement élevés que le pays a été capable de maintenir. De 2006 à 2008, la croissance a été aux alentours de 7% par année et en 2009, alors que la plus grande partie du monde connaissait une «croissance» du PIB négative, l’Egypte, elle, présentait un taux de croissance de 4,6%.

Mais cette description centrée sur le PIB attribue une évaluation générale de la santé d’un pays sur la base de macrostatistiques agrégées. Sous-jacent à cette approche, il y a le postulat tacite qu’une tendance de croissance au niveau agrégé est bon pour la population dans son ensemble.

Cela revient à cacher la réalité que le capitalisme est un système d’exploitation où le résultat du marché débridé implique que la croissance agrégée aboutit à l’élargissement de l’inégalité sociale. En d’autres termes, c’est une expression statistique de l’effet de percolation de la croissance à travers toute la population.

L’Egypte est un exemple parfait de la réalité derrière le mythe : le néolibéralisme a produit des taux de croissance rapides, mais, simultanément, il a détérioré les niveaux de vie de la majorité de la population et a concentré la richesse dans les mains d’une minuscule minorité (littéralement juste une poignée de familles).

Selon les statistiques officielles du gouvernement, la pauvreté s’est accrue de 20% à 23,4% de 2008 à 2009. C’est en soi un accroissement significatif, mais il faut prendre les statistiques avec beaucoup de scepticisme. La barre officielle de pauvreté est fixée à un niveau absurdement bas si on sait qu’en fait, ce sont quelque 40% des Egyptiens qui vivent avec moins de 2 dollars par jour.

Le taux de chômage officiel est enregistré à environ 9%, mais à nouveau la réalité est complètement différente car plus de la moitié de la population active hors agriculture se trouve dans le «secteur informel» et n’est donc pas à proprement parler enregistrée dans les statistiques du chômage.

Ces travailleurs informels vivent dans une société qui manque de toute couverture sociale décente en matière d’éducation, santé ou protection sociale plus générale. On estime, par exemple, qu’un tiers de la population égyptienne est illettré. La question démographique étend son ombre sur l’Egypte. Dans un pays dont la direction est constituée par des hommes octogénaires, la jeunesse constitue les 90% des personnes sans travail.

Le commencement du néolibéralisme en Egypte est lié à une série de mesures connues comme infitah (ouverture) prises dans les années 1970 sous le président Anouar Sadate. Après que Moubarak eut pris le pouvoir à la suite de l’assassinat de Sadate, des gouvernements successifs ont poursuivi cette trajectoire fixée par la infitah.

Il y avait deux axes à cette politique, tout particulièrement quand elle s’est déployée sous l’égide d’un programme d’ajustement structurel en 1990-1991. D’abord une série de mesures entreprirent de transformer les rapports sociaux dans les campagnes. En 1992, la Loi 96 de l’Assemblée du peuple a libéralisé les fermages et permis aux propriétaires d’expulser les fermiers après une période de transition de 5 ans.

Les fermages ont été multipliés par trois et – avec l’aide d’institutions financières internationales telles que le FMI et la Banque mondiale, ainsi que d’agences gouvernementales des Etats-Unis telles que USAID – l’agriculture égyptienne a été transformée en ce type de production orientée vers l’exportation qui caractérise aujourd’hui la plus grande partie de l’agriculture en Afrique.[5]

Des centaines de milliers de paysans ont perdu leur capacité à vivre de leur exploitation agricole et ont afflué dans le secteur informel des villes – particulièrement, mais pas uniquement, la ville du Caire.

Ensuite, l’emploi public a commencé à subir des coupes dramatiques avec la privatisation (totale ou partielle) des entreprises du secteur public. En 2005, 209 sur un total de 314 entreprises publiques étaient privatisées.[6] Entre 1994 et 2001, l’effectif des travailleurs employés dans ces entreprises publiques était divisé par deux. Dans les banques, ce sont près de 20% du système bancaire qui a été transféré du secteur public au privé.

Cette vague de privatisation, célébrée en 2006 par le FMI comme ayant «dépassé les attentes »[7], a eu pour conséquence une détérioration massive des conditions de travail et une paupérisation accrue de larges couches de la population égyptienne. Ce fut un facteur supplémentaire contribuant à l’expansion de l’armée de travailleurs informels qui caractérise les villes égyptiennes et qui a joué un rôle si critique dans le récent soulèvement.

C’est en réaction à ces politiques néolibérales, et alors que les syndicats officiels liés à l’Etat s’en faisaient les complices, que sont apparues des formes indépendantes d’organisation des travailleurs lors d’une grande vague de grèves en 2006-2008. Rien qu’en 2006, il y a eu 220 grèves importantes auxquelles ont participé des dizaines de milliers de travailleurs. Ce fut la plus grande vague de grèves que l’Egypte ait connue depuis des décennies.[8]

Ces grèves ont noué des liens avec des mouvements paysans qui cherchaient à résister à la perte de leurs terres provoquée par les mêmes mesures néolibérales. Ces formes d’organisation et de lutte inaugurées alors ont été un élément clé des expériences historiques sous-jacentes à l’actuelle vague de manifestations.

Le corollaire naturel de ces politiques néolibérales a été comme toujours la concentration et la centralisation de la richesse dans les mains d’une minuscule couche de l’élite du pays. Comme Tim Mitchell l’avait décrit exhaustivement, un aspect clé de l’ajustement structurel du FMI en 1990-1991 était le transfert de la richesse vers le secteur privé.

Le résultat en fut le renforcement d’une poignée de conglomérats, tels que le groupe Osman, le groupe Baghat et le group Orascom, dont les activités vont de la construction et de l’immobilier à la finance en passant par l’import-export et le tourisme.[9] C’est cette classe qui a bénéficié des privatisations, de l’accès à une main-d’œuvre bon marché, aux commandes gouvernementales et à d’autres largesses distribuées au travers des canaux de l’Etat.

Si l’indignation suscitée par la richesse de Moubarak et des hauts fonctionnaires de son régime est amplement méritée, il ne faut pas oublier que Moubarak, comme tout l’Etat égyptien, représente toute une classe capitaliste. Le bilan du néolibéralisme est l’enrichissement d’une minuscule élite allant de pair avec l’appauvrissement de la vaste majorité.

Il ne s’agit aucunement d’une aberration du système, une espèce de « capitalisme des copains », comme certains commentateurs financiers l’ont décrit, mais très précisément une caractéristique normale de l’accumulation capitaliste qu’on voit se répéter partout dans le monde. L’appareil répressif de l’Etat égyptien sert à garantir que le couvercle reste bien fermé sur tout mécontentement social engendré par cette détérioration des conditions de vie.

En ce sens, la lutte contre les effets de la crise économique devait inévitablement se confronter au caractère dictatorial du régime.

La dimension régionale

On ne peut pas comprendre ce soulèvement sans le situer dans son contexte régional. A nouveau, nous y voyons l’imbrication du politique et de l’économique. La politique des Etats-Unis au Proche-Orient vise avant tout à conserver sous leur influence les Etats du Golfe persique riche en pétrole et en pétrodollars.

Il ne faut pas interpréter cela comme signifiant que les Etats-Unis souhaitent posséder directement ces réserves pétrolières (quoique cela puisse faire partie du processus) mais qu’ils entendent s’assurer qu’elles restent hors de portée d’un contrôle démocratique des peuples de la région.

La nature du capitalisme mondial et la position dominante de Washington sur le marché mondial repose significativement sur son contrôle de la région du Golfe. Tout changement vers une transformation démocratique plus large de cette région pourrait potentiellement menacer le pouvoir des Etats-Unis sur le plan mondial.

C’est pourquoi les Etats-Unis soutiennent si fortement les dictatures qui gouvernent les Etats du Golfe et c’est aussi pourquoi la force de travail dans cette région est constituée par des travailleurs immigrés dénués de tout droit de citoyenneté et qui peuvent être déportés au moindre signe de mécontentement.

Toutes les autres relations entre les Etats-Unis et les autres pays de la région sont subordonnées à cet objectif visé par l’hégémonie des Etats-Unis sur la région du Golfe. Y compris la relation avec Israël. Et c’est bien pourquoi c’est une bêtise de parler d’un « lobby israélien » qui contrôlerait la politique étrangère des Etats-Unis. Les Etats-Unis voient en Israël un pilier décisif de l’ensemble de leur politique au Proche-Orient. C’est un allié qui est totalement dépendant du soutien militaire et politique par les Etats-Unis et qui leur offre la garantie qu’il agira toujours contre les intérêts des masses arabes.

C’est précisément parce Israël tire son origine d’un Etat de colons fondé sur la dépossession du peuple palestinien qu’il est vu comme un pilier plus stable et durable du pouvoir des Etats-Unis que les dictatures arabes qui sont, elles, exposées à la menace d’une révolte populaire. C’est pourquoi les intérêts d’Israël ne s’opposent pas à ceux des dictatures arabes, mais coïncident avec elles, comme l’ont illustré clairement les récents soulèvements en Tunisie et en Egypte.

Après les Etats du Golfe et Israël, la troisième jambe du pouvoir US dans la région, c’est leur appui sur des chefs autocratiques comme Moubarak. Mais derrière Moubarak (comme derrière son prédécesseur Sadate), il y a toujours eu l’armée égyptienne. C’est au travers d’elle que les relations entre les Etats-Unis et l’Egypte ont principalement été construites. C’est une des raisons principales pourquoi les militaires jouent un rôle si dominant dans les rouages de l’Etat égyptien.

La grande quantité d’aide militaire que l’Egypte reçoit des Etats-Unis (environ 1,4 milliard $ par année) est bien connue comme est bien connu le rôle que l’armée égyptienne a joué en soutenant la politique des Etats-Unis dans tout le Proche-Orient. L’actuel chef du Conseil suprême des forces armées égyptiennes, le maréchal Mohamed Tantawi, a combattu aux côtés des troupes US dans la guerre du Golfe de 1991.

En réalité, il faut considérer les hauts gradés de l’armée égyptienne comme faisant partie de la classe capitaliste. Ils ont d’importants intérêts économiques qui recoupent tant le secteur étatique que le secteur privé. Précisément parce que l’armée égyptienne joue un rôle central de soutien du pouvoir des Etats-Unis dans cette région et parce qu’elle a son propre intérêt à la reproduction du capitalisme égyptien, toute idée qui voudrait voir l’armée égyptienne comme « une partie du peuple » ou « neutre et au-dessus de la politique » est une très dangereuse illusion.[10]

Depuis vingt ans les connexions entre la configuration politique et économique du pouvoir des Etats-Unis au Proche-Orient sont devenues toujours plus explicites. La politique de Washington a avancé selon une trajectoire à deux branches qui combine le néolibéralisme avec la normalisation des relations économiques et politiques entre le monde arabe et Israël.

L’objectif plus large a été la création d’une zone économique unifiée allant d’Israël aux Etats du Golfe, sous la domination des Etats-Unis. Un des mécanismes qui ont été mis en œuvre pour atteindre cet objectif, est une série d’accords de libre-échange signés entre les Etats-Unis et les Etats arabes de la région (Maroc, Bahreïn, Oman, Jordanie et Egypte) destinés à moyen terme à être cousus ensemble en une seule zone de libre-échange permettant le libre flux des capitaux et des marchandises à travers la région.[11]

Le lien entre la normalisation et le néolibéralisme est illustré de manière frappante dans la nature de ces accords de libre-échange bilatéraux avec les Etats-Unis. En effet ils stipulent comme partie intégrante de leurs conditions l’exigence que soit levé tout boycott ou refus de commercer ave Israël. Dans le cas de l’Egypte (et de la Jordanie), ce lien est plus avancé que pour tout autre état de la région. Cela se manifeste de la manière la plus éclairante dans les Zones Industrielles Qualifiées (QIZ).

Ces QIZ octroient aux exportations égyptiennes un accès hors taxes au marché des Etats-Unis. Mais elles contiennent la stipulation remarquable qu’une certaine proportion des importations (environ 12%) doit provenir d’Israël pour être mises au bénéfice du statut hors taxes. Les QIZ égyptiennes sont concentrées dans le secteur textile, dont 770 entreprises étaient actives dans ces zones en 2009.

En peu d’années depuis qu’elles existent, ces zones franches ont acquis un poids significatif dans les exportations égyptiennes vers les Etats-Unis. Les exportations égyptiennes depuis les QIZ ont crû au taux stupéfiant de 57% par année entre 2005 et 2008, soit plus de dix fois le taux de croissance de l’ensemble des exportations égyptiennes vers les Etats-Unis.[12] En 2010, les QIZ réalisaient plus de 40% de la valeur des exportations totales de l’Egypte vers les Etats-Unis.[13]

Il faut remarquer que les militants égyptiens ont avancé la revendication durant les récentes manifestations que ces QIZ soient fermées. Un pas en avant important serait d’ouvrir les livres de compte de ces QIZ – il est notoirement difficile d’obtenir des informations précises et factuelles à propos de leurs activités et les révéler au monde serait un grand service rendu au peuple égyptien. Il faut signaler que des QIZ analogues existent en Jordanie – avec le biais supplémentaire que beaucoup des travailleurs y sont des immigrés gravement exploités en provenance d’Asie.

Ces processus régionaux confirment ainsi l’impossibilité de séparer les aspects « politiques » et «économiques » des récents soulèvements. L’exigence de couper les relations avec Israël et d’abroger les accords régionaux signés par Sadate et Moubarak est partie intégrante de la résistance à la logique du néolibéralisme et du pouvoir US dans la région.

La nature autoritaire de l’Etat est le résultat de ces processus régionaux et pour cette raison la lutte pour une plus grande liberté politique, si elle veut être couronnée de succès, doit inévitablement se confronter à la domination US dans la région et au rôle particulier d’Israël dans la consolidation de cette domination.[14]

Conclusion

Les médias ont décrit ces manifestations essentiellement comme une lutte pour renverser des individus tyranniques. Les mots choisis par les gouvernements occidentaux dans leur rhétorique visent à renforcer cette manière de décrire les événements.

Il y a bien sûr là un élément de vérité partielle : les manifestants ont pris pour cible des personnages comme Ben Ali et Moubarak. Mais prétendre que c’est une lutte pour la « démocratie » occulte plus que n’éclaire sur quoi portent ces soulèvements. Les deux tiers des Egyptiens ont moins de 30 ans. Cela veut dire que la majorité de la population égyptienne non seulement a vécu toute sa vie sous la dictature de Hosni Moubarak mais a souffert d’une forme très brutale de capitalisme néolibéral. Ces manifestations ont été le résultat direct d’un pouvoir de classe flagrant incarné dans la dictature de Moubarak. Cela ne pouvait pas être illustré avec plus de relief que par le spectacle de l’essentiel de la classe capitaliste égyptienne fuyant le pays dès les premiers jours du soulèvement.[15]

Le caractère antidémocratique du régime égyptien n’est pas accidentel ou dû à des individus, mais bien la forme politique du capitalisme en Egypte. Le capitalisme ne peut pas fonctionner autrement dans une société marquée par des niveaux stupéfiants d’inégalité (et qui vont en s’élargissant) et qui plus est située dans une région si importante pour la constitution du pouvoir des Etats-Unis dans le monde.

C’est pour cette raison que l’exigence d’expression démocratique dans des sociétés caractérisées par des décennies d’espace public atrophié n’est qu’une des facettes d’une lutte bien plus large qui tourne fondamentalement autour de la question de classe.

Moubarak était le visage public d’un gouvernement militaire. Enlever ce visage ne change pas la nature du pouvoir militaire ou la manière dont il maintient la domination d’une classe particulière. La forme politique de l’Etat égyptien n’est pas éphémère. Il n’est pas possible de réformer de manière décisive le rôle de l’armée égyptienne tout en ne remettant pas en question la structure du capitalisme et les connexions régionales.

Analyser les choses ainsi va précisément à l’encontre de la rhétorique de Obama et des autres dirigeants des grandes puissances qui banalisent le soutien apporté par l’occident à Moubarak pendant des décennies et prétendent que la lutte du peuple égyptien n’est qu’une simple question de « transition » politique.

Tant les militaires et plus généralement l’élite de l’Egypte, que le gouvernement de Washington et ses alliés régionaux – Israël inclus – essayent maintenant furieusement de séparer les caractéristiques «politiques » et «économiques » de la lutte populaire pour la confiner à la question du pouvoir personnel de Moubarak.

Cela apparaît bien dans la nouvelle rapportée par les médias le 13 février que l’armée va interdire les grèves et les autres formes d’organisation indépendante des travailleurs. Mais la lutte contre la dictature égyptienne reste fondamentalement une lutte de classe. Le dire n’est pas une déclaration emphatique ou un slogan politique mais un fait incontournable. (Traduction A l’Encontre)

* Cet article de Adam Haniet a été publié dans le bulletin The Bullet, le 23 février 2011.

1. Banque mondiale, Global Economic Prospects: Crisis, Finance , Washington, p. 142.

2. idem

3. Voir: David McNally, « Night in Tunisia: Riots, Strikes and a Spreading Insurgency », The Bullet, no. 455, 19 Janvier 2011.

4. FMI, Arab Republic of Egypt--2010 Article IV Consultation Mission, Concluding Statement, 16 February 2010, 2010.

5. Pour une description détaillée description du processus, voir: Ray Bush, « Civil Society and the Uncivil State Land Tenure Reform in Egypt and the Crisis of Rural Livelihoods » (United Nations Research Institute for Social Development), Program Paper, no. 9, Mai 2004.

6. Angela Joya, « Egyptian Protests: Falling Wages, High Prices and the Failure of an Export-Oriented Economy », The Bullet, no.111, 2 Juin 2008.

7. FMI, Arab Republic of Egypt: 2006 Article IV Consultation.

8. Voir Jamie Allison, « Wave of struggle shakes Egyptian regime », Socialist Worker, April 7, 2007.

9. Timothy Mitchell, « Dreamland: The Neoliberalism of Your Desires », Middle East Research and Information Project (MERIP), no. 210, printemps 1999.

10. Voir aussi: Gilbert Achcar, « Whither Egypt? », The Bullet, no. 459, February 7, 2011.

11. Voir: Adam Hanieh, « Palestine in the Middle East: Opposing Neoliberalism and U.S. Power », The Bullet, no. 125, 15 juillet 2008.

12. Barbara Kotschwar et Jeffrey J. Schott, Reengaging Egypt: Options for U.S.-Egypt Economic Relations, Peterson Institute for International Economics, 2008, p. 20.

13. Calculé à partir de données du site dataweb.usitc.gov.

14. Moreover, any solidarity movements in support of regional struggles (such as Palestine) also tend to grow to encompass the nature of the political regime. It is no accident that the antecedents of this uprising are to be found in the protests that emerged in September 2000 in solidarity with the Palestinian Intifada. At that time, as the Egyptian socialist Hossam el-Hamalawy has noted, students attempted to come out on to the streets but were crushed by the regime. Voir: Mark Levine, « Interview with Hossam el-Hamalawy » The Bullet, no. 456, 31 Janvier 2011.

15. Les médias ont rapporté dans les premiers jours du soulèvement que les principaux propriétaires d’entreprises égyptiennes se sont envolés vers Dubaï où ils espéraient attendre que l’orage passe.

(8 mars 2011)

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