Economie

Harribey

Jean-Marie Harribey

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Le Grand Banquier et le «petit prince»

Jean-Marie Harribey *

«Bonjour, dit le petit prince.» (1)

Bonjour, dit le grand banquier.

Que fais-tu ? demanda le petit prince.

Je prête de l’argent à qui en veut. Aux riches, qui m’en rendront davantage, et aux pauvres qui m’en rendront encore plus, avec des intérêts importants.

Et où prends-tu cet argent ? questionna le petit prince en fronçant les sourcils.

Je ne le prends nulle part puisque c’est moi qui le crée.

Tu fais ça souvent, comme tu veux ? Tu n’as pas de limite ?

J’ai les coudées franches parce que le banquier central ferme les yeux et j’ai convaincu le gouvernement que c’était bon pour tout le monde.

Est-ce que les pauvres pourront te rembourser ?

Sans problème, car j’ai pris soin de leur faire signer une hypothèque sur la valeur de leur logement qui ne cesse de monter.

Le petit prince se tut, réfléchit un instant et questionna de nouveau:

Pourquoi le prix des habitations augmente-t-il ? On y fait des améliorations, des aménagements ?

On n’y fait rien. Car il faudrait que les pauvres fassent un deuxième emprunt pour rénover leur maison. Non, les prix de tous nos actifs montent parce que tout le monde croit qu’ils vont monter. C’est un phénomène auto-référentiel, dit le grand banquier, en prenant un air pénétré. On inscrit tout cela dans notre bilan et les actionnaires sont aux anges.

Sur la Terre, vous ne faites donc rien et la valeur des choses s’accroît spontanément ? Comment est-ce possible ?

Ah, si, répondit le grand banquier. Nous produisons beaucoup de marchandises. Mais la production augmente lentement, à cause du prix du pétrole, des travailleurs qui veulent en faire toujours moins, des grèves, des charges qui pèsent sur les entreprises, et de bien d’autres contraintes. Alors, on pratique le métier de la finance. C’est plus rentable et ça va plus vite.

La finance est-elle totalement détachée des choses matérielles ? J’ai entendu dire que vous faisiez aussi pousser des tomates hors sol, est-ce pareil pour la finance ?

On croit que oui, mais, en réalité, non. Comme on gagne beaucoup d’argent en spéculant, ça pousse les normes de rentabilité à la hausse et ça oblige les entreprises à restreindre les coûts salariaux. Tous ceux qui ont investi du capital ont ainsi un meilleur retour. C’est le secret : la plus-value réelle d’un côté permet une plus-value boursière de l’autre.

Et tu n’as pas peur que ça s’écroule ?

Non, car il y a des médias spécialisés pour entretenir la confiance et nous avons un grand président qui a promis de tout garantir.

Et comment pourra-t-il tenir cette promesse ?

Ah, on ne t’explique donc rien sur ta planète ! Je viens de te le dire : tout marche tant que les anticipations à la hausse concomitante de la productivité et de la Bourse se poursuivent. Le président a compris qu’en travaillant, on s’enrichissait. N’est-ce point ainsi chez toi ? À ce propos, comment se porte la Bourse sur ta planète ?

Il n’y a pas de Bourse sur mon étoile, rétorqua le petit prince. La seule magie est celle de la lumière qui nous éclaire et nous chauffe gratuitement.

A cet instant, un point rouge clignota sur l’écran de l’ordinateur du grand banquier et une courbe apparut : les cours boursiers s’effondraient les uns après les autres, au point que la cotation fut interrompue. Pris de panique, le grand banquier s’enfuit, dévala l’escalier pour rattraper le cours de son action, mais en vain, le parachute doré accroché à son dos le ralentissait. La crise était là.

Le petit prince, assez décontenancé par les événements, reprit sa marche et rencontra le renard.

Connaissez-vous souvent sur Terre des crises de cette nature ? lui demanda le petit prince.

De plus en plus souvent, hélas, car les privatisations, la diminution de la sécurité sociale et la baisse des salaires ont donné l’illusion aux financiers et à tous ceux qui ont beaucoup d’argent qu’ils pouvaient éternellement planer en l’air, en pariant sur la pérennité de cette fiction.

N’y a-t-il personne pour avertir du danger ?

Pas beaucoup. La majorité des économistes sont payés pour vanter la magie de la Bourse, par exemple pour verser des retraites, la capacité du capital à se valoriser tout seul, sans passer par la case travail, et la vertu du marché à être la clé de l’harmonie universelle.

Je ne comprends rien à votre manière de vivre, dit le petit prince. Toutes les crises ne vous servent donc pas de leçons ? Que faites-vous pour les éviter ? Sont-elles une maladie incurable ou bien les hommes sont-ils totalement dépourvus de logique ?

C’est très compliqué, répondit le renard. Les hommes ne manquent pas d’esprit logique, mais la logique du capitalisme est encore plus forte. Ceux qui tiennent l’argent ont le pouvoir et ils crient sur les toits qu’il suffit de moraliser les choses, d’écarter les brebis galeuses, sans toucher au principe sacro-saint de la propriété et de la recherche du profit.

Le petit prince montrait des signes d’incompréhension de plus en plus grands:

Dans votre système, faut-il entendre que vous bannissez la morale des relations entre les hommes ?

Le renard soupira et esquissa un geste d’impuissance:

Le système est plongé dans «les eaux glacées du calcul égoïste» (2) et la morale est pour lui un corps étranger. Je voulais juste te dire que la proposition de le moraliser est là pour faire diversion, tandis qu’une spéculation chasse l’autre, hier sur l’immobilier, aujourd’hui sur le blé ou le riz, demain sur les énergies renouvelables, et tandis que la croissance de l’économie épuise toutes les ressources naturelles.

Les hommes ne s’inquiètent-ils pas de ce risque ?

Beaucoup de voix assurent que «le progrès des connaissances compensera l’épuisement des ressources» (3).

Le petit prince marqua un instant d’arrêt, puis reprit, un peu hésitant:

Votre eau devient imbuvable, mais cela vous suffit-il de le savoir, grâce à la science ? La soif de savoir étanche-t-elle votre soif d’eau fraîche ? Au cours de mes voyages, j’ai rencontré un marchand de pilules qui enlèvent la soif, et ses clients ne savaient plus quoi faire de leur temps. «Les hommes s’enfournent dans les rapides, mais ils ne savent plus ce qu’ils cherchent. Alors ils s’agitent et tournent en rond…» (4) Vous voulez décrocher la lune «avec les dents» (5) , grimpés sur l’échelle de la finance qui pense pouvoir atteindre le ciel. Si vous faites tomber la lune, vous n’aurez plus de marées pour rythmer vos chants et je perdrai mon réverbère sous lequel je parle aux étoiles et écoute la brise lointaine qui me parvient de la Terre.

* Jean-Marie Harribey et coprésident d’attac France. Il est professeur d’économie à l’Université Montesquieu–Bordeaux IV. Ce texte se trouve sur son blog.

1. A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1940.

2. K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste, 1848.

3. J.P. Fitoussi, E. Laurent, La nouvelle écologie politique, Economie et développement humain, Paris, Seuil, 2008.

4. A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1940.

5. Allusion à la formule de Sarkozy durant la campagne électorale:«J’irai chercher la croissance avec les dents».

(11 novembre 2008)

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