Haïti
La Minustah à Cité Soleil
Nouvelle occupation; nouvelle fabrique d’esclaves.
Le Brésil et Haïti.
Frank Séguy *
«Ni rire ni pleurer. Comprendre»
Emile Olivier
Haïti et sa population ont été frappés, une fois de plus et de manière dramatique, par les «éléments naturels».Toutefois, rare sont les analyses qui présente, à partir de l’inter-relation du contexte international et national et de l’histoire, la situation de tragique oppression-exploitation de ce peuple, qui s’est soulevé, le premier, victorieusement contre le colonialisme français. C’est ce que fait ici Frank Séguy, universitaire Haïtien. (réd.)
Il est comme une maladie génétique pour nous Haïtiennes et Haïtiens de toujours nous référer à 1804: année de la proclamation de notre Indépendance, acquise de haute lutte sur les troupes colonialistes et esclavagistes françaises. Nous le faisons particulièrement chaque fois que nous éprouvons le besoin de communier avec la Grandeur en majuscule. En général, de manière très romantique.
Et notre présent de peuple constamment opprimé – oppression savamment planifiée tant dans l’ancienne que dans la nouvelle division internationale du travail – ne nous laisse d’autre choix que de nous y ressourcer pour faire face, avec dignité, aux conditions auxquelles le capitalisme – aujourd’hui néoliberal – et sa dernière philosophie post-moderne de ‘‘la fin de l’histoire’’ décident de nous acculer. Nous devons surtout le faire sciemment. Comme le dit Gramsci: «Si le politique est un historien (pas seulement dans le sens qu’il fait l’histoire mais plutôt dans le sens que opérant dans le présent, il interprète le passé), l’historien est un politique en ce sens que (...) l’histoire est toujours histoire contemporaine, c’est-à-dire la politique.» [1] Autant dire rapidement que nous devons le faire cette fois-ci dans la perspective de poursuivre la Révolution trahie et assassinée le 17 octobre 1806 [2] et achever l’œuvre émancipatrice qu’elle n’a eu le temps que d’annoncer.
Il est donc clair que notre repos et notre paix à nous, Haïtiennes et Haïtiens, ne sont pas pour demain. Nous sommes acculés à chercher, mais surtout à forger notre présent. À ce niveau, tout Haïtien sait qu’on ne parvient pas à une compréhension valable de notre présent sans prendre en considération les paramètres qui nous sont «extérieurs», mais qui font partie intégrante de notre totalité. C’est-à-dire, le rôle tout à fait particulier que la communauté internationale – qu’on devra plutôt renommer Internationale Communautaire [3] – s’est arrogé le droit de jouer dans les plus minimes détails de notre quotidien. [4]
Ceci a toujours été vrai durant les premiers courts 200 ans de notre histoire de peuple libéré. Sa véracité s’avère encore plus grande depuis que nous avons entamé notre troisième siècle de peuple sous de nouvelles bottes étrangères. Ce qui a changé peut-être c’est le fait que durant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe, la référence aux paramètres extérieurs avait rarement dépassé la France et les Etats-Unis. À partir de la deuxième moitié du 20e siècle, force a été d’y inclure le Canada. Ces trois pays continuent de mener la danse en Haïti.
Toutefois, depuis 2004, et pour mieux enchanter les esprits de bonne volonté, c’est dans la douce berceuse d’une «coopération sud-sud» que l’Internationale Communautaire tente de parachever son œuvre dévastatrice en Haïti. Cette occupation – voulue, voire sollicitée par nos bourgeois-grandons [5] – est coiffée par le Brésil. Aussi convient-il de chercher à comprendre quel rôle un pays comme le Brésil est capable de jouer en Haïti à la faveur d’une apparente nouvelle géopolitique du monde – étant donné que des traditionnels grands semblent déjà se glisser sur une pente descendante et que d’autres, timides, semblent prétendre pouvoir émerger.
Dans cet article, je ne ferai pas l’histoire du Brésil, même si je reconnais l’impossibilité de le comprendre par d’autres moyens. La raison: je ne possède pas les compétences que requiert un tel travail. Et ce n’est pas l’objet de nos préoccupations. Je me contenterai simplement de saisir le Brésil en me basant sur des données fournies par un institut du gouvernement brésilien, l’Institut de recherche économique appliquée (Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada - IPEA). Ceci, en vue de m’assurer d’avoir présenté l’image la plus positive possible du pays. Les lusophones peuvent consulter ces données sur la toile en cliquant sur www.brazil-brasil.com/content/view/151/78/.
Je ne rappellerai pas que le Brésil n’occupe pas la même place de choix qui lui est attribué lorsque l’on se réfère à son PIB (la 9ème ) et lorsque l’on considère son PIB par habitant. Et quand 1% de ses plus riches possède plus que ses 50% plus pauvres, personne ne devrait s’étonner que ce pays à dimension continentale (8.511.965km2) soit considéré comme l’un des plus inégalitaires au monde. Je signalerai cependant avec l’IPEA qu’environ 57 millions de Brésiliens, en 2004, vivaient dans la pauvreté dont près de 25 millions dans l’extrême pauvreté. Et l’IPEA estime qu’il suffit de repartir équitablement 1% des richesses du pays à ces 25 millions de gens pour leur tirer de leur extrême pauvreté. Etant donné que ceci n’a pas été envisagé, il faut donc croire que ces chiffres ont déjà augmenté depuis. Mais ces pauvres, qui sont-ils? Entre autres: 1°Les enfants (50% des Brésiliens de 2 ans et moins sont pauvres); 2°Les nègres (ils représentent 45% des Brésiliens, mais 63% des pauvres et 70% des indigents); 3° Les membres des familles dont le responsable a un faible niveau de scolarité.
Quelque 57 millions de Brésiliens survivent avec moins de 80 reals par mois [6]. Mais cela n’empêche que Luiz Inacio Lula Da Silva, leur président, accourt en Haïti, en mai 2008, apporter une grande berceuse pour les masses haïtiennes.
«Ma visite aujourd’hui constitue une nouvelle étape dans les rapports entre les deux pays. Elle s’inscrit dans le cadre des efforts visant à créer des conditions pour que les Haïtiens puissent vivre décemment, réduire la distance entre riches et pauvres et diminuer ainsi le nombre des pauvres».
Quand on connaît les fatigues qu’impose un voyage du Brésil vers Haïti, même dans un avion présidentiel – car dans les vols commerciaux, l’option la plus rapide prend au moins 20 heures avec escale – on s’empêche difficilement de se demander au nom de quel humanisme un président brésilien délaisse 57 millions de pauvres chez lui, pour voler au secours de 9 millions de Haïtiens dans les Caraïbes.
Ce passage à la dérobée de M. Lula, le 28 mai 2008, est son deuxième dans la république caraïbénne. Le 18 août 2004, il y a déjà été. Mais c’était avec trompette et tambour. D’ailleurs, il s’était fait accompagner de sa sélection masculine senior de football qui n’avait pas manqué de distribuer un peu de joie aux fouteux haïtiens. Puisqu’à l’époque il était question de faire avaler au peuple haïtien l’évangile d’une messianique coopération sud-sud. [7]
Mais sitôt cette mission dite de stabilisation en Haïti – la Minustah (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti) – installée et obligée de justifier sa présence, l’une de ses premières actions a été une distribution massive d’armes dans les quartiers populaires: les bidonviles, siamois des favelas brésiliens.
Ces armes étaient venues s’ajouter à celles déjà distribuées auparavant par l’équipe de Jean-Bertrand Aristide en vue de consolider son pouvoir. Mais elles s’ajoutaient aussi à celles distribuées par des organismes internationaux – dont des onusiens – de droits humains. Rappelons qu’aucune arme, tout comme aucune autre marchandise, ne saurait se frayer un quelconque accès au territoire haïtien sans l’aval des Etats-Unis, puisqu’eux seuls contrôlent les frontières terrestres, maritimes et aériennes de nos 27.500km2. C’est ainsi que pour déclencher le phénomène jusqu’alors inouï en Haïti de rapt contre rançon, la Minustah n’a eu besoin que d’apporter le peu de poudre et l’étincelle qui manquaient au baril.
Haïti, à sa manière, représente une sorte de mosaïque. Chaque grand ou prétendant grand y fait son expérience. Par exemple, le Canada suce avec l’appétit d’une sangsue le cerveau d’Haïti, en offrant une résidence en terre canadienne à toute Haïtienne ou tout Haïtien qui détient un curriculum universitaire ou professionnel. Tandis que son consulat en Haïti refuse un visa à ces mêmes Haïtiens si, au contraire, ils ne souhaitent visiter le Canada que pour quelques jours. Le doyen d’une faculté publique n’a ainsi pas pu répondre à l’invitation d’une université canadienne avec laquelle sa faculté maintient une coopération – pourtant de longue date – parce que, après l’interrogatoire auquel le consulat canadien l’a soumis, il n’a pas été jugé digne de fouler la terre canadienne. [8] Étant arrivé trop tard dans un monde assez bien partagé, le Canada tente son expérience colonialiste, subséquemment raciste, du XXIe siècle en Haïti.
Le président brésilien quant à lui entend par tous les moyens entrer dans l’histoire de son pays comme étant celui qui aura obtenu une place au Conseil de sécurité des Nations Unies. C’est en Haïti qu’il doit fournir les preuves que ses capacités sont à la hauteur de ses ambitions. Sa Tropa de Elite représente l’une de ses meilleures armes. La Tropa de Elite comme l’indique son nom, constitue une troupe spéciale de la police brésilienne, particulièrement de Rio de Janeiro. Sa spécialité: tuer les jeunes et mater les gangs des 700 favelas qui ceinturent la cité. On comprend ainsi pourquoi les MP (Police militaire) brésiliens de la Minustah ne peuvent pas opérer s’il n’y a pas de gangs dans les bidonviles. Regarder bien leurs chars, on verra que ceux-ci ne sont pas pareils à ceux que les Etatsuniens avaient utilisé en 1994, lors de la deuxième occupation du pays au XXe siècle. C’était, à l’époque, des chars de guerre. Mais quiconque possède une formation militaire vous dira que les chars des militaires brésiliens sont faits pour pénétrer dans les favelas et leurs siamois en Haïti, les bidonviles.
Mais avec Haïti, il y a toujours une énigme à résoudre. L’Internationale Communautaire et ses ONG, de droite ou de gauche, y exécutent un excellent travail – certaines sont chargées de dépolitiser la crise sociale, tandis que d’autres canalisent les énergies vers de faux objectifs. N’empêche que l’on retrouve le peuple haïtien dans les rues chaque fois que la nécessité d’un changement s’impose. C’est d’ailleurs pour désorienter un soulèvement de rue avec un timide courant à tendance populaire que la troisième occupation militaire du pays a été imposée en 2004. Nous ne sommes pas en train d’affirmer que la présence des masses dans les rues correspond, ipso facto, à la mise en branle d’un processus révolutionnaire. Car les masses peuvent être mues, dans leur mise en mouvement, par des objectifs radicalement différents – n’ayant pas toujours une claire conscience de leur situation historique et en conséquence, ne sont pas toujours en mesure de s’auto-affirmer dans la lutte. [9] On pourrait se demander si ce n’est pas ce qui s’est produit en Haïti au cours de la première moitié de cette année 2008.
En avril 2008, on a enregistré l’un des plus importants soulèvements de masse de l’histoire haïtienne des récentes années. Pas nécessairement à partir de la quantité de gens moblilisés. Plutôt par la qualité des revendications qu’il a portées: dénoncer l’augmentation galopante du prix du panier de la ménagère et combattre sa conséquence: la faim. La mobilisation présentait une ampleur telle que, rapidement, le parlement a renvoyé le gouvernement, le faisant passer pour responsable des problèmes qui poussent les gens dans la rue. Or, seulement un mois auparavant, ce même parlement avait, par vote, renouvelé sa confiance dans ce même gouvernement pour la qualité de sa politique.
Le problème n’est pas là. Il consiste plutôt à comprendre pourquoi cet intelligent subterfuge a-t-il donné les résultats escomptés en réussissant à calmer les masses et à les faire rentrer dans leur cocon. Car, depuis le 12 avril que ce gouvernement a été révoqué, c’est seulement ce vendredi 5 septembre que son successeur a finalement pris investiture. Et bien avant la ratification de sa politique générale, la cheffe [Michèle Duvivier Pierre-Louis] dudit gouvernement avait déjà sollicité une sorte de moratoire de six mois. Mais le prix des produits de première nécessité n’ont pas cessé de grimper entre-temps. Et ne cesseront pas durant ces six prochains mois. Est-ce à dire que le peuple croit que la solution à ces problèmes réside dans les valises de quelques fonctionnaires portant costumes et cravates? Dans ce cas, on ne se trompe pas en affirmant que rares sont les Haïtiens à comprendre que leurs gouvernements successifs sont des comités administratifs des affaires privées des bourgeois-grandons, courtiers de la bourgeoisie internationale.
Il est vrai que dans cette entreprise, le parlement n’a été que l’acteur le plus visible. Parce que couvert du manteau de la neutralité. Les organisations par lesquelles s'élabore et se diffuse l'idéologie, c’est-à-dire la société civile, pour parler comme Gramsci, n’a, à aucun instant, négligé de mobiliser l’ensemble de son appareil. Journaux, radios, télévisions, internet... comme d’habitude, tout a été mis à contribution pour faire passer tout mouvement revendicatif pour un laboratoire ou une machine de violence, et tout militant populaire pour un criminel. L’obsession de la violence en tout et partout s’apparente à une psychose; dans la bouche de la société civile bourgeoise et grandonarchique haïtienne, elle frôle le pathologique. Sauf que quand celle-ci la tonne, elle le fait dans une visée dont l’efficacité s’est très bien vérifiée jusqu’ici. Car elle exploite un imaginaire autoritaire qui veut toujours projeter l’image de gens biens, et cultivés. En Haïti, les gens biens et cultivés ne revendiquent pas publiquement. De sorte que, aidée par cet imaginaire de prince transmis et reproduit surtout à l’école mais diffusé dans la société globale, cette obsession de violence remplit sa fonction sociale de zombification des masses – de résignation sans complainte.
Et pour mieux s’assurer d’avoir éteint toute velléité de soulèvement pour le changement dans le camp des masses, on n’a pas tardé à réactiver contre elles les leviers du rapt contre rançon. Ainsi la société civile grandonarchico-bourgoise s’est elle-même mobilisée dans les rues contre ce phénomène dont seule elle, ses mentors et ses suppôts possèdent le secret. Et pour que la chose brise mieux les cœurs sensibles, un jeune écolier de 16 ans, pour lequel les parents avaient déjà consenti à verser une forte rançon après son rapt, a malgré tout été exécuté et laissé sur un tas d’immondices. Ainsi, notre société civile grandonarchico-bourgeoise a fini par dévier l’attention des problèmes de la faim et de la montée galopante du prix des produits de première nécessité pour la recentrer vers autre chose.
On nous fournit toutes sortes d’explications pour mieux s’assurer que nous consentirons à crever debout. Mais on ne nous rappelle jamais que les années 2004 à 2008 – au cours desquelles le prix des aliments a atteint des sommets inégalés dans notre histoire (or, nous avons subi un embargo économique et commercial de 1991 à 1994) – sont ces mêmes années au cours desquelles nos commerçants se sont accordé trois années de franchise douanière.
On nous bombarde de multiples d’explications pour mieux nous faire oublier que notre misère sociale – que les experts d’ONGs viennent diagnostiquer en carences pour les transformer en projets – résulte de choix sociaux-historiques clairs. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous nous retrouverons, à l’avenir, devant l’impératif de revisiter notre histoire. Surtout sans romance. C’est elle qui nous dira ce qui s’est passé en 1806. C’est elle qui nous rappellera ces questions pendantes depuis 1804, l’an premier de notre histoire de peuple libéré:
“Et quelle récompense accordée à ceux qui, par leur héroïsme, avaient rétabli l’empire de la Liberté (...) si les anciens oppresseurs, maîtres de toutes les grandes et riches propriétés, continuaient à en jouir paisiblement? On se demandait en outre à qui du reste appartenaient ces terres? N’était-ce pas à ce ceux qui pendant deux siècles les avaient cultivées, qui n’en avaient jamais joui et qui n’avaient subi que les traitements les plus barbares pour prix de leur sueur? Les Castillans devinrent-ils les légitimes possesseurs des terres d’Haïti pour s’en être emparé par l’extermination de la race aborígène? Les Africains, que Las Casas, par ses conseils, fit transporter dans le Nouveau Monde, avaient-ils été créés esclaves des Blancs qui, par la ruse, la perfidie, la violence, les avaient arrachés à leur terre natale? De quel droit les avaient-ils courbés sous le poids de la servitude? N’était-ce pas par le droit de la force que Christophe Colomb s’était rendu maître d’Haïti? Plus tard, les Espagnols perdirent la partie occidentale de l’île; et les Français qui les en avaient chassés ne les indemnisèrent pas. Était-il injuste, par les précédents, que les Africains et leurs descendants, après avoir vaincu les troupes françaises, se rendissent maîtres à leur tour, par le droit de la force, des terres qu’ils avaient exploitées pendant deux siècles au profit des Européens?” [10]
Il est fort possible que la lecture de cette longue citation ait été un peu fatigante voire ennuyeuse. Je l’ai reproduite in extenso pour attirer l’attention que l’ensemble de ces questions posées par la masse des anciens captifs se ramènent à un seul problème fondamental, celui de la propriété, irrésolu depuis la fondation d’Haïti. Ou résolu autrement par les anciens propriétaires ou fils de propriétaires d’esclaves et d’habitations. Car eux, leur question est moins longue et moins fatigante: “N’est-il pas constant qu’après avoir joui depuis 10, 20 et 30 ans d’un bien on devait en être supposé le véritable propriétaire?” [11]
L’antagonisme était clair. Et n’admettait pas de demi-mesure. Entre les intérêts de ceux qui, d’une part, avaient travaillé pendant deux siècles sans jouir et ceux qui, d’autre part, avaient joui «depuis 10, 20 et 30 ans» sans travailler, il fallait trancher. Dessalines a tenté de trancher par la nationalisation de toutes les propriétés laissées vacantes par le départ des anciens colons. En vue, plus tard, d’une redistribution équitable. Il a payé ce choix de sa vie, le 17 octobre 1806. Ses assassins ont eux-mêmes tranché en faveur du deuxième terme de l’équation. L’Union européenne, la Croix-Rouge internationale et les Etats-Unis peuvent toujours venir cracher sur notre misère après le passage des cyclones qui nous ont frappés successivement cet été. Cependant, il n’y a là rien de naturel. Notre histoire seule peut nous dire pourquoi un pays lui-même colonial comme le Brésil peut prétendre faire de nous l’extension de sa fabrique d’esclaves.
A celles ou ceux qui verraient dans ces propos de simples accusations ou une fausse alerte, j’indiquerai quelques titres sur les dernières informations concernant le Brésil avec leur date de publication: BRASIL - La redescubierta de la República Misionera, Bruno Lima Rocha, Lunes 18 de agosto de 2008; [12] BRÉSIL - Nouvelles des fronts de lutte contre le travail esclave, Xavier Plassat, 1er septembre 2008; [13] BRÉSIL – Les terres agricoles passent aux mains de capitaux étrangers, Noticias Aliadas, 1er septembre 2008; [14] BRÉSIL - Les nécrocombustibles, Frei Betto, 31 juillet 2007. [15] Parmi eux, je me permets de reproduire deux extraits:
«Selon les données du Système national du cadastre rural (SNCR), entre novembre 2007 et mai 2008, des entreprises et citoyens d’autres pays auraient acheté 1’372 propriétés rurales, dont la superficie totale s’élève à 2’043 km² répartis sur différentes zones du pays. (...) La superficie totale des terres appartenant à des propriétaires étrangers est passée de 38’300 km² à 40’300 km² au cours de cette même période; un rythme stimulé par la culture du soja, mais également motivé par la production animale, par les encouragements du gouvernement à la production d’éthanol et de biocarburant, et par l’augmentation du prix de la terre » .
Peut aussi être édifiant, la lecture de cet extrait de la lettre de Xavier Plassat, coordinateur de la Campagne nationale de la Commission pastorale de la terre (CPT) contre le travail esclave au Brésil.
«Si les chiffres de l’esclavage n’ont guère varié au cours des dernières années (6 000 personnes ont été libérées en 2007 par l’Inspection mobile du travail), des secteurs nouveaux apparaissent dans les registres du travail en enfer: notamment la canne à sucre qui est en plein boom (éthanol !), surtout dans le centre du pays, monopolisant la terre et provoquant, par effet de dominos, la création de nouveaux pâturages en direction de la forêt amazonienne, une activité elle aussi gourmande en esclaves modernes. Ici dans le Tocantins, l’insécurité des petits paysans s’accroît avec la forte pression des planteurs de soja et aussi d’eucalyptus (destiné au charbon de bois qui alimente les hauts-fourneaux: la plantation d’eucalyptus à grande échelle cherche à suppléer le bois natif, déjà épuisé). (...) Partout des familles perdent leurs terres sans ménagement. De nouveau nous envahit le sentiment de David devant Goliath.»
Pour comprendre ce que la présence des troupes brésiliennes et celle des entrepreneurs brésiliens, parmi eux le fils de José Alencar, vice-président du pays et plus riche propriétaire de textile brésilien, est en train d’accoucher en Haïti, il suffit de le demander à une voix officielle, Sergei Saores, économiste et chercheur de l’IPEA: “Depuis que le Brésil est Brésil, il a toujours été absurdement inégal. Ce pays n’était autre qu’une fabrique (fazenda) d’esclaves”. [16](Ecrit le 7 septembre 2008)
1. Antonio Gramsci, Cahier de prison. J’avertis le lecteur francophone que ma traduction est faite à partir d’une version en langue espagnole. C’est-à-dire qu’elle peut ne pas correspondre mot pour mot à la traduction française officielle de l’oeuvre du communiste italien.
2. Le 17 octobre 1806, une conspiration de généraux – c’est-à-dire en majorité d’anciens fils de colons, donc qui n’avaient jamais connu les rudeurs de l’esclavage forcé – assassinent Jean-Jacques Dessalines, héros et symbole de l’Indépendance. La classe des propriétaires lui reproche d’avoir reclamé la part des anciens captifs dans la répartition des propriétés laissées vacantes aux lendemains de la guerre de l’Indépendance. Depuis lors, son histoire et sa lutte sont confisquées.
3. Cette appelation, notre camarade Jn Anil Louis-Juste l’a découverte en étudiant dans sa thèse de doctorat, le rôle des organismes de promotion de développement appelés ONG dans l’entreprise d’ensevelissement des classes populaires haïtiennes. L’Internationale Communautaire désigne la coalition des appareils capitalistes au lendemain de la Segonde Guerre Mondiale contre l’Internationale Communiste. La traduction en langue française de cette thèse, A Internacional Comunitária e o Desenvolvimento das ONGs na crise social haitiana (L’Internationale Communautaire et le développement des ONGs dans la crise sociale haïtienne), doit être publiée bientôt en Haïti.
4. A titre d’exemple, lisons cet extrait de la déclaration de politique générale de Madame Michèle Pierre-Louis devant le parlement haïtien le 29 août et le 4 septembre 2008 à la recherche d’un vote pour diriger le nouveau gouvernement: “Quant aux ONG, au cours des vingt dernières années, elles ont contribué à l’élargissement de la participation et à la reconfiguration des relations entre l’Etat et la société civile. Cependant leur déploiement chaotique sur le territoire et l’autonomie dont elles jouissent a entraîné une dispersion des interventions sans lien véritable avec les options stratégiques de l’Etat. C’est la raison pour laquelle le gouvernement vise à réévaluer leurs relations avec l’Etat; réévaluation qui se fera à la lumière des principes de la Déclaration de Paris qui ne s’appliquent pas seulement aux relations entre Etat et bailleurs, mais concernent tout aussi bien l’inscription des ONG dans une politique de développement national particulièrement axée sur des résultats concrets.”
5. Cette expression également est de notre camarade Jn Anil Louis-Juste. Le terme grandons dans l’histoire haïtienne, désigne ceux qui, dans le partage des richesses du pays conséquemment à l’assasinat de Jean Jacques Dessalines, avaient reçu de l’état de grandes donations (grands dons) en terres ou qui s’en étaient emparé de part leur propre pouvoir. Aujoud’hui, on devra suer beaucoup si l’on souhaite rencontrer en Haïti un seul bourgeois qui ne soit pas grand propriétaire terrien (grandon, en créole). Cependant, ces terres ne sont insérées dans aucune production de type capitaliste ‘classique’. Elles sont plutôt travaillées par des paysans qui doivent payer le grandon en rente. De sorte que le terme bourgeois-grandons (ou grandons-bourgeois) convient mieux pour qualifier la classe possédante haïtienne.
6. Le real est la monnaie brésilienne.
7. Le Brésil figure parmi les plus mal placés pour conduire une coopération sud-sud en Amérique latine et dans les Caraïbes. Même dans une perspective libérale. Le gouvernement brésilien, par rapport à ses homologues latino-américains se comporte plutôt comme un nouveau impérialiste. Ses derniers rapports avec le gouvernement paraguayen dans le cadre de l’usine hydroélectrique binationale Itaipu peuvent en témoigner. Ses entreprises non plus ne font montre d’aucune retenue par rapport aux richesses des peuples voisins. Le peuple bolivien en sait long avec le Petrobras. Mais le peuple brésilien lui-même n’est pas plus préparé à une telle coopération. Deux exemples: au cours d’un séminaire animé par un professeur venu de Cuba, des étudiants brésiliens de doctorat en sciences sociales à l’université fédérale de Pernambuco (Nordeste du Brésil) ignorent totalement dans quelle partie du monde se situe Haïti. Une argentine de ladite université n’a pas pu s’expliquer pourquoi, au moment des présentations d’usage en début de session, une professeure s’est réjouie d’avoir une étudiante latino dans son programme. Or, dans son cours, il y a au moins 12 étudiantes et étudiant brésiliens. Vibrant témoignage du comment les Brésiliens se voient et voient leurs rapports avec les pays voisins. Le recteur de ladite université lui-même est revenu choqué d’une rencontre des recteurs d’universités d’Amérique latine. Il n’a pas pu s’expliquer pourquoi, son pays est-il considéré comme impérialiste, ou sous-impérialiste pour ses voisins.
8. Mais il faut reconnaitre que ce doyen n’a même pas la dignité de suspendre la coopération en guise de protestation.
9. Lire Georg Lukács, Histoire et conscience de classe.
10. Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, t.3, Ed. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1989, p. 141
11. Ibid. p. 391
12. www.alterinfos.org
13. Ibid
14. Idem
15. Sur notre site
16. www.metodista.br/cidadania/numero-40/reducao-da-pobreza-e-desafio-para-o-brasil/
* Franck Séguy, universitaire haïtien, actuellement au Brésil.
(10 septembre 2008)
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