Brésil
La répression de l’esclavage moderne
et le business de l’éthanol
Xavier Plassat *
Juin 2007: une action du Groupe spécial d’inspection du travail libère 1064 ouvriers agricoles d’une plantation de canne à sucre située en Amazonie. En quelques jours et pour plusieurs semaines, surgit une polémique nationale à propos de la répression de l’esclavage moderne, allant jusqu’à mettre en doute la réalité du fléau.
Fin juin dernier, alors que le président Lula, en visite en Europe et transformé une fois de plus en commis voyageur de l’éthanol du Brésil (si non «brésilien»), écartait avec conviction tout risque de voir l’Amazonie être touchée un jour par la fièvre actuelle de la canne à sucre, une nouvelle débarque dans les salles de rédaction: le Groupe mobile d’inspection du travail, spécialisé dans la lutte contre le travail esclave «moderne», vient de libérer prés de 1 100 ouvriers agricoles dans la fazenda et distillerie Pagrisa – 17’000 hectares de plantations – située dans l’État du Pará (Ulianópolis), en pleine Amazonie. Un record dans les annales de l’inspection, détrônant un autre record du même Groupe mobile, enregistré 2 ans plus tôt, également dans une fazenda et distillerie d’éthanol, elle aussi en Amazonie, cette fois dans l’État du Mato Grosso (Confresa): l’usine Gameleira (depuis lors rebaptisée «Araguaia» dans l’espoir de reconquérir les clients réticents à acheter un éthanol au goût plutôt amer).
Plusieurs questions brûlantes s’entrelacent brutalement autour de cette simple nouvelle et suggèrent que, dans cette histoire, l’ombre l’emporte sur la lumière. Les perspectives mirobolantes d’expansion internationale de l’éthanol brésilien ont créé un nuage de pseudo-vérités que beaucoup s’efforcent de ne pas dissiper. Le remède-miracle au réchauffement global viendra du Brésil et des partenaires généreusement convoqués à partager la manne: «Peuples du Nord, continuez à rouler tranquilles et la conscience écologique en paix, votre combustible est garanti ! Peuples du Sud, soyons dans l’allégresse, la nouvelle poule aux œufs d’or est de notre basse-cour !»
Aucun risque de voir l’euphorie tourner au désastre environnemental que certains commentateurs mal embouchés s’empressent déjà d’annoncer: on ne touchera ni à la forêt amazonienne ni aux savanes du cerrado [1] brésilien, même pour multiplier par 5 à 10 les superficies plantées en canne (l’éthanol exporté en 2007 représente 17 fois le volume exporté au cours de l’année 2000).
Et pas question de crier à la catastrophe alimentaire: non, les agro-combustibles ne prendront pas les terres où nos paysans produisent nos aliments ni celles où d’autres, sans terre, attendent toujours la réforme agraire. Enfin, n’exagérons pas le tableau des conditions de travail dans les plantations de canne: si une vingtaine d’ouvriers agricoles de la canne à sucre sont morts d’épuisement depuis 2004, ce n’est qu’un mauvais coup du destin, n’en faisons pas un symbole des conditions de travail ! Comme notre président l’affirme, il aurait de loin préféré travailler une vie entière à couper de la canne que passer une semaine dans une mine de charbon. Qui a dit que l’espérance de vie d’un ouvrier agricole soumis à un rendement journalier de 12 à… 20 tonnes de canne coupée ne dépasse pas… 12 années ?
Pour avoir provoqué l’intensification d’un tel débat, les inspecteurs du travail de la Pagrisa ne pouvaient être que mal intentionnés, remplis de préjugés, en tout cas inopportuns. Pire: tout concourait à suggérer que leur idée du travail esclave ne pouvait être qu’une chimère juste bonne à être enterrée avec tout ce débat. Tel était pour le moins le postulat qui animait le bataillon de politiciens, de professionnels de l’agrobusiness et de leurs amis quand ils décidèrent de s’interposer et de tenter de faire échouer l’action du ministère du travail. Sans lésiner sur les moyens, ils envoyèrent sur place, à Ulianópolis, en deux avions spéciaux, un groupe de personnalités pour «manifester leur solidarité» non pas aux 1064 ouvriers retirés de conditions de travail tristement dégradantes, mais «aux propriétaires de l’entreprise» qui sur-le-champ venaient de perdre les contrats de leur principal client, la Petrobrás [2]. Sans être parvenus à détourner de leur office les inspecteurs, le procureur et les policiers fédéraux du Groupe mobile, ils se rendirent alors à Brasília pour faire le siège du ministre du travail, Carlos Lupi, et traiter de tous les noms ses subordonnés en charge de l’inspection. Pour compléter, un groupe de sénateurs liés au puissant groupe des «ruralistes» fit approuver au Sénat la constitution d’une commission spéciale Pagrisa pour enquêter sur le cas, annonça un calendrier ambitieux d’auditions et de visites in loco, et fit savoir haut et fort que tout cela allait changer, dans la réalité comme dans les textes légaux en vigueur.
Près de 3 mois après les faits, ladite commission se transporta jusqu’à la fazenda du Pará et, comme on pouvait s’y attendre, n’y rencontra rien qui puisse caractériser une moderne senzala [3]. Forts de cette riche observation, les sénateurs s’en prirent alors aux inspecteurs, annonçant contre eux une investigation criminelle pour faux, usage de faux, abus d’autorité et autres maléfices. Dans la foulée, Kátia Abreu, qui en plus de son mandat de sénatrice est aussi vice-présidente de la Confédération nationale de l’agriculture, s’en prit à l’un des militants les plus actifs de la lutte contre l’esclavage, Leonardo Sakamoto et son ONG de communication [4] (qu’elle menaça de poursuite en justice, pour diffamation.
C’en était trop. À titre de réplique, et pour obliger les camps en présence à se dévoiler, le ministère du travail annonça alors (26 septembre 2007) la suspension temporaire de toute inspection au motif que, face aux attaques des sénateurs, ses inspecteurs se trouvaient sans sécurité aucune pour accomplir leurs fonctions constitutionnelles.
En même temps qu’elle dérapait dangereusement dans le champ de la pure et systématique provocation, l’affaire prit alors un tour national. Tous les acteurs impliqués dans la lutte contre l’esclavage moderne y allèrent de leur motion en appui au Groupe mobile: Commission pastorale de la terre («Não à flexibilização do combate ao trabalho escravo !»), Syndicat des inspecteurs, Forums régionaux, Forum national pour la réforme agraire (plus de 50 organisations et mouvements nationaux), Organisation internationale du travail (OIT), associations de magistrats, et jusqu’à un message aux sénateurs «esclavagistes» manifestant le repúdio de larges secteurs de l’opinion publique nationale et internationale [5]
Piqué d’avoir été ridiculisé à la tribune du Sénat, le ministre du travail se fit le meilleur avocat possible de ses inspecteurs, produisant devant le Sénat le rapport complet élaboré par eux (18 volumes, 5’000 pages de textes et photos) où sont montrées les pitoyables conditions imposées aux travailleurs. «L’entreprise ne garantissait pas le salaire minimum à ses employés, payés au rendement.» Joint aux décomptes faits au titre de l’alimentation et des remèdes consommés, cela faisait qu’en de nombreux cas le salaire à payer était égal à … zéro, voire négatif.
Fait notable et déterminant, la presse se rangea majoritairement du côté du Groupe mobile, isolant ainsi le groupe de sénateurs qui voulaient en découdre et ruinant prématurément leur tentative. Intitulé «Guerre au travail esclave» l’éditorial de l’hebdomadaire Istoé du 8 octobre 2007 est révélateur: «Un des grands anachronismes de l’histoire légale du pays vient d’être écrit quand des sénateurs, mus par on ne sait quels intérêts, ont résolu de protester contre l’inspection du travail esclave (…). Qu’ils le veuillent ou non, le travail esclave est une réalité au Brésil. (…) Emblématique de pratiques condamnables, le cas Pagrisa est une alerte. On ne peut combattre le travail esclave sans une conscience claire de ce que c’est un mal et qu’il doit être banni. Des voix se sont levées de tout le pays dans cette direction et le ministère du travail, fort de cette indignation nationale, a décidé de reprendre les actions d’inspection (après 15 jours d’interruption). La force des citoyens a prévalu.».
«Ils se sont tirés une balle dans le pied», selon l’expression brésilienne autant que française… Voilà le résultat de l’offensive réactionnaire des sénateurs de la bancada ruralista [fraction parlementaire représentant les intérêts de l’agrobusiness], sous la conduite inflexible de Kátia Abreu, élue du Tocantins, dans un Sénat déjà bien peu en grâce auprès de l’opinion publique, du fait de la série de scandales divulgués impliquant ses membres.
Comment sera la suite ? Il est malheureusement peu probable que le Gouvernement fédéral profite de l’occasion pour imposer des conditions fermes à l’expansion tous azimuts du soja, de la canne à sucre et de l’eucalyptus, et revoie sa copie d’un modèle de dépendance qui rappelle par trop celui da coloniale Terra de Santa Cruz [6]. Tout au plus amusera-t-on la galerie avec la trouvaille de quelque nouveau certificat de qualité sociale ou autre label de conformité verte.
Quant à l’arroseur arrosé, on ne saurait sous-estimer les autres tours qu’il a dans son arrosoir. Selon les spécialistes, les 116 députés du lobby ruraliste ont vu leur nombre augmenter de 58% dans la nouvelle assemblée ; 58% d’entre eux (68 élus) sont entrés dans l’alliance qui appuie le gouvernement, soit 18% de la base pro-Lula. Difficile pour le président d’affronter ce généreux soutien quand les dossiers les plus sensibles viennent en discussion. L’un d’entre eux, fortement emblématique, est celui de l’approbation de la proposition d’amendement constitutionnel qui institue la confiscation de propriétés où est constatée la pratique de l’esclavage moderne. Approuvé par le Sénat en première et deuxième lecture et par la Chambre des députés en première lecture, le texte, à l’étude depuis 14 ans, est en panne depuis plus de 18 mois devant le Congrès national. Il y aura encore besoin de fortes mobilisations, ici au Brésil et là dans la communauté internationale, pour remporter ces combats qu’on aurait crus d’un autre âge.
En attendant, le plein d’éthanol garanti «très bon, pas cher» pourrait bien signifier, paradoxalement, l’aggravation du sort de millions de travailleurs, d’autant de paysans et de tous les crève-la-faim d’ici et d’ailleurs. Oui, le capitalisme globalisé, c’est aussi cela.
Avec la meilleure bonne conscience de tous les automobilistes du monde. A moins que…
* Xavier Plassat est coordinateur de la Campagne nationale de la Commission pastorale de la terre contre le travail esclave au Brésil. Cet article a été publié par DIAL, Alterinfos America Latina, www.alterinfos.org, Il avait pour titre original: «La répression de l’esclavage moderne au centre d’une polémique nationale».
[1] Savane brésilienne qui se trouve, pour l’essentiel, dans la région du Centre-Ouest du Brésil (Mato Grosso, Mato Grosso do Sul, Tocantins) et dans la zone ouest de l’Etat de Bahia. [A l’Encontre]
[2] Petrobras est la puissante société pétrolière du Brésil, dont l’influence dépasse les frontières du pays et qui s’est manifestée en Bolivie. [A l’Encontre]
[3] Durant la période coloniale, la senzala désignait l’ensemble des logements destinés aux esclaves d’une fazenda ou d’une maison de maître. [Note de l’auteur]
[4] Voir le site: www.reporterbrasil.org.br [Note de l’auteur]
[5] Voir: «Relatório de fiscalização acão de combate ao trabalho escravo» (43 p.)
[6] Deuxième nom donné au Brésil par les Portugais, afin de mettre en relief le projet de colonisation religieuse qui légitimait la conquête. [A l’Encontre]
(25 novembre 2007)
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