Brésil
Ricardo Antunes
La profondeur de la crise
pose des défis cruciaux à la classe ouvrière
Entretien avec Ricardo Antunes *
Nous ne sommes pas encore à la moitié de l’année que déjà la grande presse nous inonde de nouvelles selon lesquelles on assisterait à un commencement de sortie de crise, à en croire l’amélioration de la balance commerciale, une discrète reprise dans le commerce de détail et dans la production industrielle, et, pourquoi ne pas le dire, la reprise des indices Bovespa [indice constituant le principal indicateur de la performance moyenne de la Bourse à Sao Paulo] et autres indicateurs. En même temps, les pronostics sur le chômage sont en train de se concrétiser à grands pas, et l’on peut déjà voir des révoltes dans divers pays, non seulement périphériques, mais aussi dans ceux du centre, avec des travailleurs qui manifestent et des entreprises qui ferment, sans que les réponses rêvées pour une sortie de crise apparaissent.
Face à une telle conjoncture, le Correio da Cidadania s’est entretenu avec le sociologue Ricardo Antunes, pour qui le tableau qui est en train de se dessiner est dévastateur, puisqu’il n’y a pas de discussions sur un changement profond de notre mode de vie, mais seulement des mesures qui intéressent plus le capital que le travailleur et qui, à un moment ou à un autre, appelleront à nouveau l’Etat à la rescousse. Quant aux estimations du chômage, Antunes dit que la prévision des 50 millions de postes de travail perdus faite par l’OIT sera dépassée, ne serait-ce que parce que l’organisme ne se base que sur des données officielles.
Pour lui, le débat central passe par la réduction du temps de travail, sans perte de droits et de revenu, qui permettrait l’insertion dans le travail d’un énorme contingent d’exclus dont, en l’état, le capital n’a plus besoin.
Correio da Cidadania: Regardons d’abord l’économie: nous arrivons près de la fin du premier semestre d’une année (2009) qui s’annonçait mal. L’on partait sur une chute de 3,67% du PIB entre le troisième et le quatrième trimestre de 2008, une chute de presque 10% des investissements et de 7,4% dans l’industrie. Et voilà que l’on commence à entendre des voix d’analystes prévoyant un début, balbutiant peut-être, de sortie de crise, au Brésil particulièrement. Dans ce sens, l’embellie très discrète à laquelle on a assisté dans la balance commerciale, le commerce de détail et la production industrielle au premier trimestre, a-t-elle une quelconque signification à votre avis ?
Ricardo Antunes: Je ne vais pas faire une analyse détaillée des oscillations de l’économie, parce que je ne suis pas économiste, mais je me livrerai à une réflexion d’ordre plus général. Je pense qu’au vu de l’ampleur de la crise structurelle que nous vivons et du fait que notre économie est très interdépendante des autres, en raison de la mondialisation du capital, ces éléments que vous venez d’évoquer ne permettent pas de faire une analyse très optimiste de l’économie brésilienne.
Il est clair que des mesures comme la réduction de l’IPI [un impôt sur les biens manufacturiers] dans différents secteurs, des encouragements à la production par-ci par-là – dans l’industrie automobile et la construction notamment – ont un impact immédiat, dans le sens qu’elles font contrepoids à une tendance de crise plus accentuée. Cependant, la question qui se pose est celle de la portée de telles mesures, si l’on considère les situations nord-américaine, européenne et asiatique (le Japon notamment qui se trouve dans une situation très grave). Cela me conduit à la considération suivante: l’épicentre de la crise peut se déplacer, mais nous sommes en train de vivre une longue période dépressive, de décroissance des taux de profit. Les points de vue « optimistes » me paraissent être l’expression d’une attente qui ne repose pas sur une analyse globale sérieuse, dans la mesure où certains imaginent pouvoir isoler quelques pays et croient qu’ils peuvent cheminer à la marge d’une crise qui est structurelle et globale.
Il est naturel que les pays connaissent des situations différenciées, avec un niveau de chômage plus ou moins élevé. Les données du marché du travail montrent cela. Mais même quand il y a une baisse dans le rythme du chômage, un cadre pour le moins problématique se reconfigure par la suite. C’est l’équation de la crise, comme on le voit actuellement dans les pays centraux, à savoir la « socialisation des pertes » – une expression qui nous avait déjà marqués sous la 1ère République (1889-1930) – où l’on transfert les pertes des entreprises et du marché vers l’Etat d’abord, puis vers l’ensemble de la population qui devra payer une facture pour laquelle elle n’est pas responsable. Cela provoque un endettement public aux dimensions colossales et quelqu’un devra bien payer cette facture à un moment ou à un autre.
Les choses étant ce qu’elles sont, je ne peux pas souscrire à ces analyses optimistes. Elles ressemblent à celles qui, il y a un peu plus de six mois, disaient qu’au Brésil nous serions immunisés contre la crise, idée fallacieuse et à la limite fausse.
Le Brésil a réellement commencé l’année avec des chiffres alarmants de croissance du chômage. Cependant, au cours des derniers mois, il y a eu un changement de tendance et, malgré le fait que le taux de chômage soit toujours en augmentation, le rythme de perte de postes de travail a diminué. Selon votre analyse, pouvons-nous dire que cette baisse du rythme n’est pas significative d’un quelconque changement ?
Je ne crois pas à ce changement, qui toutefois peut exister et s’expliquer. Le gouvernement, par exemple, a réduit significativement l’IPI pour l’industrie automobile, pour la construction et d’autres secteurs, ce qui a évidemment une incidence sur le niveau de l’emploi, puisque le Brésil possède un marché intérieur important, marché qui d’ailleurs a toujours été sous-estimé en raison du fait que notre économie est prioritairement tournée vers le marché extérieur.
A mesure que ce marché extérieur donne des signaux de contraction et qu’on donne des encouragements à la demande intérieure par la réduction d’impôts, il se produit une accélération de la possibilité de consommer pour une partie de la population qui habituellement restait à la marge du marché de consommation, créant ainsi une poche de croissance. Mais nous en arrivons à la question suivante: jusqu’à quand une telle politique de réduction d’impôts peut-elle aller compte tenu de la nécessité de financer d’autres secteurs, tels que la santé, les retraites et l’éducation ?
Il est évident qu’en diminuant l’impôt et en augmentant momentanément la consommation, il est possible de dire, au moyen de chiffres, qu’il vaut la peine de procéder à la réduction des impôts pour favoriser la croissance de la production. Mais, à moyen et à long terme, cela n’est pas une alternative durable et effective à la crise, notamment parce que celle-ci comporte d’autres éléments structurels plus significatifs, déterminés par des contraintes externes.
A mon avis, le problème – même si le Brésil ne fait pas partie des pays les plus touchés – c’est d’imaginer que nous sommes déjà en train de sortir du pire sans observer la scène internationale et voir comment la crise continue à être forte dans les pays du centre. La vérité est que nous nous trouvons au cœur d’une crise structurelle du système du capital, qui d’abord a dévasté le dit Tiers-Monde, a ensuite ravagé l’Est Européen pour sévir maintenant au cœur des pays capitalistes du centre. Et cette crise, au-delà du fait qu’elle opère ce que j’en viens à appeler une nouvelle ère de démolition du travail, est profondément destructrice de la nature, mettant en péril le futur même de l’humanité. Dans ce sens, la crise est bien structurelle et dévastatrice.
Dans ce sens, on peut dire que le PAC [Programme d’Accélération de la Croissance], le nouveau plan pour le logement, l’encouragement au secteur automobile et les mesures plus importantes prises par le gouvernement pour combattre la crise, qui ont été accueillies si favorablement par ses interlocuteurs, ont effectivement un impact limité sur l’économie et le marché du travail.
Oui, ces mesures ont un effet conjoncturel, dans la mesure où elles réduisent les taux de chômage, qui sans elles seraient encore plus élevés. Mais les informations que l’on a sur les Etats-Unis, l’Europe et le Japon, qui toutes indiquent des taux plus élevés de chômage, font craindre un scénario encore pire.
Ces mesures peuvent diminuer un peu le niveau du chômage, mais nous avons maintenant vu, à travers les données les plus récentes de l’IBGE [Institut Brésilien de Statistique et de Géographie], un taux élevé de chômage dans les principales régions urbaines qui a même des incidences sur des jeunes relativement qualifiés. Cela semble montrer le caractère momentané et conjoncturel des mesures du gouvernement, notamment parce que le modèle brésilien tout entier, même dans le cadre du gouvernement Lula, est tourné vers la dépendance du marché extérieur, à travers l’exportation de biens de consommation (liés à l’agro-exportation, entre autres)
Quand il y a une forte contraction sur le marché extérieur, cela affecte notre production. La réduction de l’IPI a cependant une incidence positive sur la demande interne, mais pas sur les commodities (biens primaires) et sur la demande extérieure.
En ce qui concerne les mesures tournées vers le marché du travail plus spécifiquement, quelle est votre opinion quant à la position du gouvernement face au discours récurrent du patronat qui défend la flexibilisation des droits des salariés pour affronter la crise ? Le gouvernement ne devrait-il et ne pourrait-il pas, allant dans le sens opposé à celui de la flexibilisation, exiger plus de contreparties de la part des entreprises bénéficiant de l’aide publique ?
C’est clair. Dans le premier temps, la réduction de l’IPI n’a même pas été subordonnée à l’interdiction de licenciements, à tel point que certaines entreprises ont obtenu de l’argent puis ont licencié tout de même, ce qui montre la timidité des mesures qui servent bien plus les intérêts du capital que ceux du travail. La réduction momentanée de l’IPI devrait, au minimum, être rigoureusement conditionnée au maintien de l’emploi et à l’embauche. Et un autre point fondamental, c’est bien sûr la nécessité de taxer et non d’exonérer fiscalement les capitaux.
Un autre problème réside dans le fait que le gouvernement n’a répondu à aucune revendication des travailleurs et du syndicalisme de classe, comme par exemple la réduction du temps de travail sans diminution des salaires et des droits. Le gouvernement est timide en ce qui concerne de telles mesures, parce qu’il sait qu’elles n’intéressent pas le grand capital.
Comme il s’agit d’un gouvernement de conciliation, qui garantit les intérêts du grand capital, du capital financier et du grand capital productif - qui sont d’ailleurs les plus grands bénéficiaires de la politique économique du gouvernement Lula - une mesure comme celle de la réduction effective du temps de travail sans pertes de droits ni de salaire pourrait avoir des effets positifs. Elle augmenterait l’entrée sur le marché du travail de forces inutilisées en raison de notre niveau de chômage élevé. Cependant, il s’agit d’une mesure qui contrarie les intérêts du grand capital ; c’est pour cela que le gouvernement n’y réfléchit même pas sérieusement.
Dans un cours sur la crise mondiale, le professeur d’Economie d’Unicamp [Université de Campinas – SP] et actuel directeur de l’IPEA [Institut de Recherche Economique Appliquée], Marcio Pochmann, a défendu l’idée d’un temps hebdomadaire de travail de douze heures. Son idée est en train d’être reprise, entre autres, par le journal Brasil de Fato – malgré le fait que Pochmann lui-même reconnaisse qu’il n’y a pas de force politique capable de soutenir aujourd’hui cette revendication. Que pensez-vous de cela ?
Je pense qu’il a raison. Avec la réduction du temps de travail et des personnes qui travailleraient quelques heures sur quelques jours de la semaine, la production tournée vers la consommation de l’humanité serait garantie. Mais nous sommes une société conçue depuis ses débuts comme une société du travail, dans laquelle le rôle de la classe ouvrière est de créer plus de valeur, valeur dont s’approprient le marché et les grandes entreprises capitalistes. Celles-ci, si elles le pouvaient, prolongeraient le temps de travail et/ou augmenteraient, comme elles le font d’ailleurs, l’intensité et l’exploitation du travail grâce à la connaissance technico-scientifico-informationnelle, de manière qu’en intensifiant le temps de travail et en augmentant la machinerie technico-scientifique, le capital puisse se rémunérer beaucoup plus encore et obtenir plus de bénéfice et de plus-value.
Mais Marx nous mettait déjà en garde contre le fait qu’une réduction significative du temps de travail n’est pas dans l’intérêt du grand capital. En France, il y a de cela une décennie, en dépit d’une forte tradition de luttes ouvrières et de conflit social, ce n’est qu’une réduction très modérée du temps de travail qui avait été introduite et, au long de la demi-décennie qui a suivi, le capital français a empêché que ce processus ne résulte sur quelque chose de positif pour la classe ouvrière. Cela montre un peu comment agit le patronat. Réduire substantiellement le temps de travail est un affrontement profond entre les forces sociales du travail et les intérêts dominants du capital à l’échelle globale. Réduire le temps de travail, en ayant comme référence le temps disponible pour les travailleurs et en veillant que soit préservée la production nécessaire à la satisfaction des besoins fondamentaux de l’humanité, est fondamental, mais s’en prend aux intérêts du système de capital, intérêts fondés sur une société (de l’exploitation) du travail.
Ce que je veux dire, c’est que réduire le temps de travail sans réduire les droits des travailleurs constitue un affrontement politique fondamental du travail contre le capital, et cela depuis les commencements de la Révolution Industrielle. Avec le niveau technico-scientifique que nous avons, nous pourrions avoir une journée de travail très diminuée, avec moins d’heures et de journées de travail, permettant aux travailleurs de vivre plus dignement et avec plus de temps de vie hors du travail. Mais pour cela nous devons nous diriger vers un autre mode de vie et de production, vers un au-delà du capital. C’est pour cela qu’il s’agit avant tout d’une lutte sociale et politique de grande envergure.
En réfléchissant en termes mondiaux, pensez-vous que la projection de l’OIT (Organisation internationale du travail) quant à une augmentation de 50 millions de chômeurs en 2009 va se confirmer ?
Ce sera bien plus que cela. L’OIT travaille sur des chiffres officiels. Il est difficile de faire usage des données non officielles. Par exemple: si la Chine seulement a perdu en peu de mois 26 millions de travailleurs urbains qui avaient quitté les campagnes à la recherche d’un emploi dans les villes, alors, en ne comptabilisant que le chômage réel de la Chine, de l’Inde, du reste de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique Latine et même des pays du centre, nous aurons déjà des taux de chômage bien plus élevés que ceux prévus par l’OIT, taux qui sont déjà explosifs !
Nous savons aussi que le chômage caché n’est souvent pas appréhendé par les chiffres officiels, comme le gars qui travaille seulement quelques heures par semaine et ne compte donc pas comme chômeur, ou le gars qui ne cherche plus d’emploi depuis un moment et qui cesse d’être comptabilisé.
Je suis allé récemment deux fois au Portugal, en novembre et février. La situation que l’on peut constater est que les journaux ne restent pas un jour sans annoncer d’innombrables entreprises qui ferment. Dans tous les secteurs, avionique, pharmaceutique, touristique, bancaire etc.
Si l’on examine les issues possibles à la crise actuelle, qui au-delà d’être économique a une composante environnementale forte et reconnue, c’est un fait que la planète terre ne va pas réussir à permettre à toute l’humanité de continuer la logique actuelle du capital. Donc même si la fin du capitalisme n’est pas dans l’horizon proche, une crise du mode de production capitaliste se prépare-t-elle ?
C’est clair. Si l’économie continue à être en récession et en crise, elle licencie. Et avec le chômage augmentent à large échelle la souffrance et la barbarie. Nous vivons une situation désespérante pour beaucoup de millions de travailleurs et de travailleuses, avec des pans toujours plus étendus de personnes « superflues », «jetables», pour lesquelles il n’existe pas le moindre programme effectivement alternatif de santé, prévoyance, rémunération sociale etc. Ces gens vivent donc des situations de précarité des plus violentes.
Comme je l’ai dit plus haut, nous nous trouvons dans une crise longue, dont l’épicentre se déplace. Par exemple: les Etats-Unis qui étaient en crise profonde dans les années septante, se sont remis sur pied à la fin des années quatre-vingts et dans les années nonante, puis ils se sont à nouveau écroulés. Ou le Japon, qui était à son apogée dans les années 70, époque du miracle japonais, jusque dans les années quatre-vingts, et qui à un moment donné est entré dans une phase critique dans laquelle il se trouve encore aujourd’hui. L’épicentre de la crise a beau se déplacer, les conséquences de celles-ci sont profondes pour la classe ouvrière.
La Chine, par exemple, a présenté des niveaux de croissance très élevés, atteignant les 12% par année, mais aujourd’hui elle vit une récession très forte également. Et imaginez ce que représente une récession dans un pays comme la Chine, de presque 1,5 milliard d’habitants et presque un milliard de population économiquement active. Imaginez combien de millions de chômeurs provoque chaque point de pourcentage de croissance en moins. Et le travailleur chinois qui est parti en ville, dans ce saut capitaliste des années nonante, il ne peut pas retourner à la terre, puisqu’il n’y a là-bas pas d’alternatives de travail. De plus, ce travailleur a déjà vécu une socialisation dans le monde urbain qui rend de fait son retour à la campagne impossible.
Si l’économie se maintient en dépression, donc le chômage augmente ; si au contraire elle donne des signes de croissance, nous assisterons à une destruction de la nature, une augmentation de la pollution, un dégel accentué, toutes choses qui présentent des risques profonds pour l’humanité.
Ainsi voyez la tragédie dans laquelle nous nous trouvons: si le chômage augmente, la barbarie sociale devient encore plus brutale et si nous retrouvons le rythme de la croissance, alors nous aurons une augmentation des maladies, épidémies et autres conséquences, comme nous voyons déjà dans les grandes villes du monde, avec une aggravation de la pollution de plus en plus insupportable.
Quelle est alors l’alternative ? Est-il envisageable de commencer à la chercher dans la perspective néokeynésienne tant à la mode dans cette crise, à partir de réformes de l’Etat faites à l’intérieur du capitalisme, dans le sens d’une plus grande régulation du marché ?
Si nous regardons le vingtième siècle, nous verrons que le keynésianisme et le néo-keynésianisme ont été phagocytés par le système du capital. De 1945 à 1968, le système keynésien a été à son apogée, celui du Welfare State. Quand il a semblé à la fin des années soixante que l’Etat avait contrôlé le capital, alors nous avons vu l’inverse: le capital a englouti et déstructuré l’Etat à tel point qu’il a créé l’Etat néolibéral, qui n’est rien d’autre qu’un Etat fort pour les capitaux et complètement dévasté en ce qui concerne ses activités publiques, collectives et sociales. Ce qui était public a été détruit et un Etat puissant, tout acquis au secteur privé, a été fortifié. C’est ce qui s’est passé depuis l’élection de Margareth Thatcher, dont on a fêté récemment les trente ans. Trente ans de la victoire de ce qui a provoqué une véritable hécatombe sociale et l’expansion subséquente du néolibéralisme pour pratiquement la totalité des pays du continent, à part quelques exceptions.
Et il y a une autre expérience que l’on doit rappeler, c’est l’expérience soviétique. Fruit d’une révolution socialiste et populaire en 1917, elle aussi a, dans un processus complexe et contradictoire que nous ne pouvons expliquer ici, fortifié et hypertrophié l’Etat jusqu’à la limite. Nous pouvons dire qu’il n’y a pas eu là-bas constitution d’un système socialiste, mais un processus très fort d’étatisation de l’économie et de régulation, voire d’élimination, sous certains aspects, du capitalisme. Et que s’est-il passé ? En 1989, le système du capital, qui s’est maintenu inaltéré (selon l’analyse d’Istvan Mészáros), a fini par détruire cet Etat soviétique si puissant, le dit « bloc socialiste ». Ce fait historique nous fait penser que l’idée de fortifier l’Etat pour surmonter la crise est un mélange de farce et aussi de tragédie.
Aujourd’hui, le défi est d’une autre ampleur. La crise est systémique et structurelle parce qu’elle met en jeu la survie de l’humanité d’abord, puisque la force de travail de celle-ci est détruite en quantité inimaginable. Jamais il n’y a eu autant de millions d’hommes et de femmes contraints au chômage alors qu’ils dépendent du travail pour survivre. Non qu’ils adorent travailler, mais sans celui-ci ils ne vivent pas et ne se reproduisent pas en société. Si l’on compte toutes les personnes qui dépendant du revenu d’un travailleur, la vie de centaines de millions de gens est touchée et la destruction socio-humaine est brutale.
Le processus de destruction de la nature atteint également des proportions inimaginables. Nous ne pouvons plus dire que la destruction de l’environnement est un risque pour le futur de l’humanité, puisqu’elle l’est pour le présent. Si l’humanité risque d’être détruite, alors c’est un vrai défi que de remettre sur le tapis la question de la construction d’un nouveau mode de production et de vie qui, en premier lieu, réhabiliterait le sens structurant et fondamental du travail en tant que créateur de bien matériels, culturels et symboliques totalement utiles et nécessaires pour l’humanité. En deuxième lieu, un système de métabolisme est nécessaire à l’humanité, pour utiliser une expression de Marx, un système qui soit l’expression conjointe de la re-création du travail et de la nature et non la destruction de l’un comme de l’autre. Avec ses impératifs et ses contraintes, le système du capital empêche que cela se réalise.
Par conséquent, le défi central du début du XXIe siècle, c’est le dépassement du système du capital et la reprise du projet socialiste. Ce qui pose une autre question vitale: les sorties de crise, d’un côté ou de l’autre, dépendront de la température des luttes sociales à l’échelle globale, elles dépendront du niveau de la lutte entre les forces sociales du travail, d’un côté, et les forces destructives du capital, de l’autre.
De quel type de socialisme parlons-nous pour le XXIe siècle, selon vous ?
Il est clair que cela ne peut être la répétition du socialisme expérimenté au 20e siècle. De même que le système keynésien s’est fracassé, comme nous l’avons dit, il est évident que les expériences russe ou chinoise aussi, pour ne parler que des plus importantes, ont échoué également.
Sur l’expérience russe il ne subsiste aucun doute, maintenant que l’ex-URSS s’est reconvertie par la force à la domination du capitalisme ; quant à la tragédie de la Chine, elle est d’une telle ampleur qu’aujourd’hui il y a des millions de chômeurs, avec des milliers de soulèvements qui se produisent à chaque fermeture d’usine. A tel point que la Chine est en train de devenir un laboratoire de luttes sociales, d’affrontements et de tensions fondamentales, ce qui ne peut être attribué à la Révolution de 1949, tout au contraire. Il paraît évident que la Chine actuelle n’a plus aucun lien fort avec sa Révolution d’origine. Il suffit de dire qu’il y a trois ans, le PC a reconnu dans son statut le droit pour la bourgeoisie de s’affilier au parti, une totale hérésie même pour une quelconque variation du marxisme ! Et plus encore. La couche de nouveaux millionnaires, née en Chine au cours de la dernière décennie, a créé une bourgeoisie millionnaire qui ne permet pas de parler sérieusement d’un quelconque type de socialisme chinois.
Résoudre la question en disant qu’il existe là-bas un « socialisme de marché », c’est méconnaître la formulation décisive de Marx qui pourrait être synthétisée ainsi: « Où il existe un marché capitaliste, le socialisme ne survit pas. Et où il existe un socialisme effectivement construit, il ne peut y avoir de marché capitaliste ». A la lumière de cela, l’équation du « socialisme de marché » s’est montrée fallacieuse. Il peut y avoir aujourd’hui une justification idéologique de la part du gouvernement chinois, mais reste que les conditions d’exploitation du travail en Chine inspirent beaucoup des pays capitalistes eux-mêmes…
Dans ce sens, comment la perspective socialiste se pose-t-elle, ou plus exactement, comment avancer vers le socialisme ? Un projet socialiste ne pourrait-il, ou ne devrait-il pas, commencer par de petites réformes, comme, par exemple, la lutte pour la diminution du temps de travail ?
RA: Il est clair que c’est un processus plus compliqué. Nous savons comment le «socialisme du XXe» siècle a échoué. Comme le système keynésien a échoué à réguler le capital, le système soviétique a échoué à le détruire, c’est le contraire qui s’est passe. Celles-ci restent pourtant des expériences qui doivent être analysées en profondeur.
La réduction du temps de travail n’est pas une petite revendication, parce que modifier cette durée, c’est toucher au point fondamental de Marx: le temps. Le capital convertit le temps en temps du capital. Laisser le contrôle du temps dans les mains de l’humanité ou du capital, ce n’est pas une question mineure ni une mesure réformiste anodine.
Ce qui est intéressant dans la crise, c’est qu’elle remet en question l’idée selon laquelle le capitalisme serait éternel, idée en laquelle on a tellement cru. C’est le premier point important que l’on doit montrer à tout le monde. Pour utiliser la formule géniale de Marx, tout ce qui est solide se liquéfie. Ou encore, le capitalisme vit un processus de fonte. Combien de milliards de dollars ont-ils été réduits en cendres ? La Citybank et toutes ses filiales ont subi une dévalorisation monumentale dans leurs transactions aux Etats-Unis et la General Motors ainsi que Chrysler sont au bord de la faillite. Bref, le capitalisme a réussi, avec ses propres contradictions, à générer une crise très profonde.
CC: La classe ouvrière est-elle capable d’élaborer aujourd’hui un projet dans le sens que vous avez évoqué ?
Un autre aspect de l’idée selon laquelle tout ce qui est solide se liquéfie, c’est que les luttes dépendent du niveau de confrontation sociale, du niveau des luttes sociales entre les classes. C’est cela qui indiquera le chemin par lequel devra passer la réforme. Personne n’a dit que le capitalisme est en train de prendre fin. Des crises peuvent se prolonger pendant des décennies, crises qui vont être gérées par la force, en augmentant la socialisation des pertes, de façon que le monde du travail paie pour les pertes du capital. C’est cela l’alternative du capital. Ensuite, il fait de l’Etat un balancier. A un moment, on a un Etat plus interventionniste, à un autre un Etat non interventionniste.
De quel système et de quel mode de vie avons-nous envie ? Cela nous oblige à discuter le principe du travail, pour définir si celui-ci doit se structurer dans le capital ou dans l’humanité. Si la réponse c’est l’humanité, il doit alors déstructurer le capital. Nous devons aussi discuter de quelle relation métabolique nous voulons. C’est à mon sens une erreur complète que d’imaginer que nous puissions avoir une vie transformée sous le commandement de la propriété privée. Ainsi, remettons à nouveau en discussion le sens de la propriété privée. Elle a comme conséquence l’enrichissement de moins de 1% de la population, alors que plus de 90% des gens restent dépossédés. Le chaos dans laquelle nous nous trouvons est de grande envergure.
Pour conclure, je dirais que nous vivons quelque chose de semblable à ce que nous avons vécu au début du XXe siècle. A cette époque, en établissant un parallèle géophysique, les plaques tectoniques bougeaient. Nous avons alors eu des révolutions, la victoire des pays alliés, la naissance et la mort du dit bloc soviétique, enfin une réorganisation très grande du monde. Maintenant, nous commençons le XXIe siècle avec des «plaques tectoniques» également qui s’entrechoquent. Nous avons un niveau de température sociale qui met, au niveau mondial, les forces du travail en opposition à celles du capital.
Je ne minimise par le fait que les trente dernières années ont été marquées par la contre-révolution bourgeoise dans le sens global, mais cette victoire du capital sur le travail commence à donner des signaux d’épuisement avec la crise du néolibéralisme, la crise structurelle du capital et la naissance d’une nouvelle morphologie du travail, dont les nouvelles formes de luttes sociales sont le trait particulier. Par exemple, dans divers pays d’Amérique Latine, on a pu assister à l’expression de mécontentements sociaux. En Asie – Chine, Corée, Indonésie, Japon -, il existe des contradictions très profondes, également avec des luttes sociales. La même chose se produit souvent en Afrique, en Amérique du Nord et même en Europe.
Les plaques tectoniques sont en train de s’entrechoquer ; il y a une nouvelle morphologie du travail ; mais ces luttes, malgré tout, sont les luttes historiques, avec des grèves et des manifestations. Toutefois, il existe aussi de nouvelles luttes, comme celles contre la privatisation de l’eau, des minerais et des richesses énergétiques, qui mettent à ébullition la température sociale.
Nous ne sommes pas en train de dire que le capitalisme est en train de prendre fin, mais nous avons une conviction raisonnable dans le fait qu’il n’est pas non plus éternel. L’équation de cette crise passe par la température des luttes sociales et la conflictualité entre les classes. Cela peut signifier un recul, avec une extrême-droite au pouvoir – imaginez un recul dans un monde qui a déjà Berlusconi et Sarkozy –, ou une reprise au XXIe siècle des potentialités des luttes sociales. (Traduction A l’Encontre)
* Entretien réalisé par Valéria Nader et Gabriel Brito pour l’hebdomadaire brésilien Correio da Cidadania. Ricardo Antunes est professeur de sociologie à l’UNICAMP )grand centre universitaire à quelque 100 kilomètres de Sao Paulo. Il est l’auteur de divers ouvrage, dont l’un sera publié par les Editions Page deux (Lausanne, Suisse)
(3 juin 2009)
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