Brésil
Ricardo Antunes
Lula s’appuie de moins en moins sur la classe ouvrière
Entretien avec Valéria Nader *
Nous publions ci-dessous la seconde partie de l’entretien avec Ricardo Antunes, professeur à l’Université d’Etat de Campinas (Unicamp). Dans la première partie (voir sur ce site le début de l’entretien en date du 24 avril 2008), ce sont les aspects néfastes de l’approbation du projet de loi 1.990 / 07 par la Chambre Fédérale le 11 mars 2008 qui ont été analysés, projet de loi qui reconnaît légalement les centrales syndicales comme des entités générales de représentation des travailleurs.
A l’égard de cette mesure qui s’insère dans la logique du gouvernement Lula, Ricardo Antunes n’a aucune complaisance: dans un processus de grandes avancées et de petits reculs, le sociologue souligne que le gouvernement est en train de dévaster la classe ouvrière organisée, ouvrant ainsi le chemin à l’avancée du grand capital.
Dans votre dernier entretien précédent, vous avez mentionné que le gouvernement Lula parle très bien avec les pauvres, mais qu’il fait la part belle aux riches, ce qui est une situation pour le moins insidieuse, puisque les gouvernements bourgeois, eux, ne dialoguent pas avec les pauvres. A quel type de gouvernement a-t-on donc affaire ?
Ricardo Antunes: Avec Lula, c’est en effet différent, il y a une espèce de semi-bonapartisme, où les intérêts d’en haut sont absolument préservés et garantis et où la relation avec les masses peut se passer des partis. Un phénomène de migration de la base sociale du gouvernement Lula est également évident. Ce gouvernement a été élu avec l’appui de la classe ouvrière organisée, syndicalement et politiquement. Mais aujourd’hui, Lula est de moins en moins ancré dans la classe ouvrière organisée et de plus en plus appuyé par les secteurs les plus pauvres des masses laborieuses, ceux qui n’ont pas d’emploi, travaillent sans organisation syndicale et politique et vivent de l’aumône dégradante que le gouvernement leur octroie à travers le programme «Bourse familiale», qui touche aujourd’hui 11 à 12 millions de familles, soit près de 60 millions de personnes.
C’est dans ce secteur que le gouvernement Lula investit lourdement, d’où la caractérisation de semi-bonapartisme. Je me rappelle qu’il y a 4 ou 5 ans, Lula est allé à l’ABC [région industrielle du grand São Paulo] et a dit que les ouvriers de São Bernardo [l’une des municipalités formant cette région] constituaient une élite, parce qu’ils payaient l’impôt sur le revenu. Il avait alors été hué. Ce type de gaffe est commun quand Lula va à une rencontre de travailleurs organisés. En revanche, pour une famille paupérisée qui n’a pas de travail, ni de quoi manger, ni de quoi produire, rien, recevoir 50, 60 ou 70 reais par mois permet l’achat de la ration minimale nécessaire à sa survie.
Ne vivons-nous pas un moment très schizophrénique ?
C’est un moment difficile, parce que, disons-le ainsi, la tragédie brésilienne réside dans le fait que gouvernement Lula satisfait ceux d’en haut, les classes dominantes. Qui est-ce qui gagne de l’argent avec ce gouvernement ? C’est le système financier, le capitalisme financier, les banques et le grand capital productif, la compagnie Vale do Rio Doce [entreprise gigantesque privatisée pour rien], la Telefônica [grand holding transnational de la communication] et que sais-je encore. Le gouvernement Lula est le maître de ces grands capitaux productifs et du système financier.
Et ceux qui perdent dans tout cela, ce sont les salariés moyens, ceux d’en bas. C’est clair que si vous comparez avec le gouvernement Fernando Henrique Cardoso [1995-2002], celui que nous avons maintenant représente une petite amélioration. Mais personne n’a voté pour Lula en pensant à un gouvernement qui ferait un tout petit peu mieux que celui de FHC. On a voté pour Lula, du moins dans les secteurs organisés, pour un changement substantiel, et de cela on n’a rien vu.
Cette chance de changement nous a échappé, le gouvernement Lula a jeté à la poubelle l’occasion de faire quelque chose comme ce qui est en train d’être fait au Venezuela, où on a commencé à démonter les engrenages de la domination oligarchique bourgeoise. Ou encore les changements qui sont en train de se produire en Equateur, qui trouvent un certain appui politique de la part du gouvernement. Ou encore les luttes des indigènes, paysans et salariés en Bolivie qui trouvent aussi un certain écho au niveau de l’Etat. Les gouvernements de ces pays n’ont pas la même approche politique en ce qui concerne la nationalisation des richesses minérales, du pétrole, du gaz et de l’eau. Tout cela, le Brésil l’a jeté à la poubelle.
Le gouvernement Lula a été capable de mener à bien des privatisations que le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso n’avait pas faites. Et il n’a procédé à la révision d’aucune loi. Souvenez-vous, quand le MST [Mouvement des sans-terre] a mené une campagne importante sur le plébiscite de la Vale do Rio Doce [campagne pour la réétatisation de ce complexe sidérurgique et industriel privatisé en 1997], le gouvernement Lula a dit que la situation était intangible, que l’histoire n’allait pas en arrière, et ce point n’est alors même pas entré dans les questions traitées par le gouvernement. C’est un gouvernement tiède, servile, qui est complètement émerveillé face aux avantages qu’offre au pays son statut de «grande puissance».
Dans ce sens, on observe aussi qu’au cours des dernières années, de façon réitérée. Lula a fait référence, toujours de façon élogieuse, à la dictature militaire. Il aime à dire que c’est avec le gouvernement Geisel [gouvernement militaire de 1974 à 1979] ou le gouvernement Médici [le général dictateur de la fin des années soixante] que le Brésil s’est développé… Il évoque la dictature militaire comme si celle-ci constituait une période positive de notre histoire. Cela montre la tragédie que nous sommes en train de vivre.
Et il existe entre le premier et le second mandat une différence que nous devons voir clairement. Avec le dépeçage interne du gouvernement que la révélation des pots-de-vin a constitué, la pénétration du scandale à l’intérieur du PT [Parti des travailleurs] et jusqu’au haut commandement du parti et du gouvernement en passant par la Casa Civil [secrétariat de la Présidence] l’opposition de centre-droit s’est alors imaginé à tort que tout cela allait laisser Lula K.-O. pour l’année 2005 entière, et qu’en 2006, elle pourrait alors facilement donner le coup final et remporter l’élection. Ceux qui faisaient de tels pronostics se sont trompés lourdement. Parce que la population a bien perçu cela: entre un gouvernement canaille comme celui de Lula et un gouvernement canaille, ultra-élitiste et sans envergure comme celui d’Alckmin [le rival social-démocrate de Lula aux élections présidentielles], le premier était meilleur. La population s’est donc bouché le nez, n’a pas voté pour lui au premier tour [Lula a obtenu 48,61% des votes], mais au second tour, elle s’est alors bouché le nez encore plus fort et a dit: «Bon, allons, votons pour le moins pire». Elle a donné sa chance à Lula.
Il y avait alors également, pour des motifs plus ou moins connus, une impossibilité de naissance d’une opposition de gauche élargie. Il y a certes eu un processus électoral et Heloísa Helena a obtenu 7 millions de votes – ce qui est très significatif pour une candidature à la gauche de la gauche -, mais, avec toutes les difficultés rencontrées à ce moment-là, c’était plus une candidature pour marquer un contrepoint que pour entraîner les masses du pays. Cela en raison du fait que la présence de Lula, conquise en 30 ans de luttes sociales, avait encore de la force dans l’imaginaire populaire.
Ce prestige historique de Lula entrave-t-il beaucoup la résistance ?
C’est clair, parce que la population dit: «Au moins il essaie de faire et il n’arrive pas». Mais ce n’est pas comme cela, il n’est pas en train d’essayer. Lula n’a tenté aucune mesure substantielle contre l’ordre. Au contraire, ce qu’il a fait – ou plutôt le gouvernement, Lula n’étant en soi qu’une partie de cette histoire – il l’a fait magistralement bien, par rapport à un Fernando Henrique Cardoso qui, dans l’optique des classes dominantes, n’avait fait les choses que raisonnablement bien.
Le gouvernement Lula est celui que les classes dominantes n’ont jamais imaginé qu’il serait. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, dans les élections de 2006, on a demandé à l’ex-président d’Itaú [la deuxième banque privée du pays], Olavo Setúbal, quel candidat il préférait. Il avait alors répondu: «C’est la même chose, ça m’est égal. Lula est en train de devenir le meilleur du monde, nous sommes en train de gagner de l’argent comme jamais, et avec Alckmin ce sera la même chose, donc nous sommes tranquilles, c’est une question de goût, presque comme pour une équipe de football». Autant Alckmin que Lula pouvaient garantir la politique économique des taux d’intérêt élevés, un solde budgétaire permettant de payer la dette externe (cette politique balisée par le FMI), les privatisations ainsi que la garantie de ressources financières étrangères [investissements directs productifs et placements divers: obligations, actions, etc.] venant au Brésil, pour en repartir après avoir saccagé le pays.
Mais cette histoire a commencé avant, déjà lors du premier mandat.
Oui, et la preuve de cela, c’est qu’en 2002 déjà, lorsque Lula a gagné l’élection, le président de la Banque Centrale, qui n’était rien moins qu’Henrique Meirelles, le président de la Banque de Boston [à l’échelle internationale], a été élu député fédéral pour l’Etat de Goiás, alors qu’il n’avait probablement jamais posé un pied par là-bas. Tout cela parce qu’il faisait partie de la jet-set internationale. Cela donne la dimension de la privatisation existant même à l’intérieur de l’Etat et du gouvernement Lula.
Pour donner un second élément, ce qui a été absolument surprenant, cela a été la libéralisation des transgéniques, ce qui a été une imposition par les transnationales plus que néfaste, avec la Monsanto toujours sur le devant de la scène. J’imagine ce qui ne s’est pas passé à l’intérieur du gouvernement pour que la libéralisation des OGM soit approuvée…
C’est-à-dire que c’est une capitulation derrière l’autre, comme par exemple pour la réforme du code du travail et la réforme syndicale, qui sont en train de se faire peu à peu.
Exact. Mais il y a un autre élément également important: lors de cette votation de l’amendement 3 – qui interdisait aux contrôleurs fiscaux du Trésor Fédéral de mettre à l’amende ou de fermer les entreprises prestataires de service quand ils comprenaient que la relation de prestation de service avec une autre entreprise était dans la réalité une relation de travail sans contrat de travail régi par la CLT [Code du travail] et qui aurait signifié un pas très grave dans le processus de tertiarisation et de précarisation du travail – le gouvernement Lula a manifesté son opposition. Parce que Lula, qui est une figure politique très intelligente, a perçu l’importance de moment politique.
A l’apogée de la crise des pots-de-vin, j’ai l’impression qu’il s’en est fallu de peu pour que Lula renonce. Quiconque vit là-bas, dans le train-train quotidien du palais [Palacio do Planalto, maison présidentielle à Brasilia], doit avoir senti que Lula a failli faire comme Collor: tirer sa révérence [le président Collor avait dû quitter son mandat présidentiel en décembre 1992 pour corruption]. Je ne sais pas si vous vous rappelez quand Lula a accordé un entretien à une journaliste à Paris, où il a reconnu qu’il y avait une histoire de pots-de-vin, tout en disant qu’il n’y avait pas, que oui c’en était, mais que non ce n’en était pas…
Celui qui a soutenu le gouvernement Lula dans la crise des pots-de-vin c’est le grand capital, c’est lui qui a donné l’ordre que personne ne pense à mettre hors jeu le gouvernement Lula, avec ce que cela signifiait en terme d’économie stable, de banques et de grand capital gagnant comme jamais. Qui aurait eu alors la folie d’ouvrir une crise politique pouvant provoquer une crise économique ?
Le mot d’ordre du grand capital étant de ne pas toucher au gouvernement, le PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne] et le PFL [Parti du Front Libéral] n’ont pas pris la responsabilité d’une lutte pour l’impeachment de Lula.
Dans ce sens, le rejet de l’Amendement 3 fut très réfléchi. Le gouvernement Lula doit avoir mis en balance le fait qu’il était en train de perdre très rapidement sa base sociale de travailleurs et le fait qu’il se trouvait intégralement dans les mains du grand capital. Il était nécessaire d’assurer certains points d’appui parce qu’en cas d’une seconde histoire de pots-de-vin, il se pourrait qu’il ne bénéficie plus du soutien de ces secteurs d’en haut.
Lors de la crise, il avait d’abord été dit: «Nous allons le laisser semi K.-O. Le knock-out total se fera lors les élections». Ceux qui avaient prédit cela se sont trompés lourdement. Car en 2006, qu’est-ce que Lula fait ? Il continue à garantir la belle vie aux riches ; rappelez-vous qu’il a dit un jour que «jamais les riches n’ont gagné autant d’argent dans ce pays que sous mon gouvernement». Et il a dit cela avec fierté. C’est bien là ce qui est tragique: cette caractérisation même de son gouvernement, Lula la souligne lui-même avec fierté.
Ce sont les petits reculs pour avancer dans la même direction…
Supposons qu’il y ait une crise du second gouvernement Lula dans une situation économique d’instabilité. Bon, dans ce cas les classes dominantes n’auraient plus rien à devoir garantir. C’est pour cela qu’à mon avis le président fait une petite inflexion dans certains domaines. Il augmente le montant de la Bourse Familiale, coopte des centrales syndicales et accepte certaines de leurs revendications, dans ce cas justes, comme le fait par exemple d’être contre l’exclusion du secteur de la sous-traitance du Code du travail, ce qui enlèverait du pouvoir aux inspecteurs du travail.
L’appui qui a été donné aux conventions 151 et 158 de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) – qui, respectivement, introduisent la négociation collective dans le secteur public et interdisent les licenciements non motivés dans le secteur privé - s’inscrit de même dans ce paquet de mesures visant à garder une base sociale et de ne pas déprendre seulement du capital ?
En partie oui, en partie non. Concernant la convention de l’OIT qui oblige à justifier les licenciements, oui. Mais en ce qui concerne l’autre convention, rappelez-vous les mesures qui ont également été prises et qui entravent le plein droit de grève de la fonction publique, ce qui est clairement une imposition du FMI et du système financier en général qui veulent en finir ave la fonction publique.
C’est une manière d’empêcher l’organisation de la fonction publique que de décréter l’illégalité de la grève. Cette restriction du droit de grève montre le caractère antirépublicain du gouvernement Lula. Voyez donc, c’est ainsi que Lula avance, une fois il cède, une fois il frappe.
Cette négociation collective était liée à une seconde mesure. Quelle était cette seconde mesure ? Comme la fonction publique allait bénéficier dorénavant d’une négociation collective, on lui restreignait en même temps son droit de grève. Quelque chose du genre: «Maintenant que vous allez être représentés, votre droit de grève n’est plus entier». Une concession en échange d’un coup de gourdin.
Dans toutes ces manœuvres, le fait de rendre illégal le droit de grève pour les fonctionnaires constitue un gétulisme [allusion à Getúlio Vargas, qui a présidé aux débuts de la IIe République dans les années 1930] des années 2000.
Qu’a donc fait Getúlio avec le décret de loi 19770 / 1931 ? Il a interdit les syndicats dans le secteur public et le droit de grève de tous les travailleurs, y compris dans le secteur public.
La Constitution de 1988 concède le plein droit de grève. On nous dit qu’il va y avoir une réglementation postérieure, mais le principe constitutionnel reste le droit de grève.
Le gouvernement Lula à son tour est en train de faire des pas dans le sens d’essayer de réprimer, de restreindre et même en un certain sens d’empêcher le droit de grève dans certains secteurs de la fonction publique. (Traduction A l’encontre)
* Valeria Nader, économiste, a publié cet entretien dans le Correio da Cidadania ; un hebdomadaire électronique qui a été lancé puis animé par Plinio Sampaio Arruda, une figure historique de la gauche brésilienne.
(5 mais 2008)
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