Brésil
Joao Pedro Stedile
donnant un cours à des étudiants de São Paulo
Les
raisons d'une mobilisation des paysans sans terre Joao
Pedro Stedile *
Le
texte synthétique de Joao Pedro Stedile brosse le tableau de
la situation agraire au Brésil et montre clairement combien la
réforme agraire, depuis 17 mois, fait du surplace. Comme dans
les autres secteurs de la politique du gouvernement Lula, dominent,
clairement, les intérêts du grand capital, ici plus
particulièrement de l'agro-industrie d'exportation. Cette
politique en faveur des secteurs d'exportation a été
poussée si loin que le vice-président, José
Alencar, a fait des déclarations insistant sur l'importance de
modifier la politique économique - entre autres les
restrictions budgétaires imposées pour assurer le
paiement de la dette - afin de consacrer plus d'investissements aux
secteurs liés au marché intérieur. - Réd.
De
nombreuses raisons pourraient être invoquées afin de
démontrer le droit que possèdent les pauvres des
campagnes à se mobiliser [dans le cadre du mouvement
lancé
par le MST dès le mois d'avril étant donné la
stagnation de la réforme agraire]. La description de la
réalité de la pauvreté et de l'exclusion sociale
que nous avons devant nos yeux doit suffire à légitimer
cette mobilisation. Nous voudrions ici exposer simplement quelques
données statistiques pouvant susciter réflexion. 1.
Quelque 26'000 grands propriétaires terriens, qui
représentent
1% de l'ensemble des propriétaires, contrôlent 46% de
toutes les terres au Brésil. Pour cette raison, le Brésil
est la région de notre planète qui connaît la
plus grande concentration de la propriété terrienne. 2.
La Constitution brésilienne affirme que toutes les grandes
propriétés qui ne remplissent pas leurs fonctions
sociales - en termes de productivité, de respect de
l'environnement, de respect des droits des travailleurs - doivent
être désappropriées [expropriées contre
paiement] par le gouvernement et distribuées aux travailleurs.
Selon le Plan national de réforme agraire (PNRA)
élaboré
par le Ministère du développement agraire (MDA)
[ministère actuellement dirigé par Miguel Rossetto,
membre du PT et de son courant Démocratie socialiste], il y a
55'000 entités agraires classées comme grandes
propriétés improductives, qui couvrent 120 millions
d'hectares et qui devraient, selon la loi, être
expropriées.
Il y a 6847 latifundistes qui possèdent des
propriétés
de plus de 5000 hectares chacune. Au total, ils contrôlent 56
millions d'hectares. Sur ces terres pourraient être
installées
3 millions de familles.
Nous
sommes favorables à ce que la loi soit appliquée selon
les termes mêmes de la Constitution et nous nous mobilisons
pour aider le gouvernement à exécuter les promesses
faites lors de la campagne électorale. 3.
Il existe au Brésil quelque 4,6 millions de familles de
travailleurs ruraux qui vivent sans terre. La majorité d'entre
elles font partie de cette population qui a faim, qui ne possède
pas de maison, qui n'a pas de revenu, dont les enfants n'ont pas la
possibilité d'aller à l'école. 4.
Durant la période des gouvernements de Fernando Henrique
Cardoso [1995-2002], la propagande fut faite à la
télévision
selon laquelle 620'000 familles auraient été
installées
au cours de ces huit années. Selon une enquête
réalisée
par l'Université de Sao Paulo en collaboration avec le MDA, il
a été prouvé que, durant ces huit ans, n'ont
été
installées sur des terres que 358'000 familles. Et 65% de ces
dernières ont reçu des terres dans les Etats de
l'Amazone légale [régions couvrant plusieurs Etats qui
ont été déclarées légales pour
l'installation de paysans], c'est-à-dire dans des projets de
colonisation de terres. 5.
Durant le gouvernement de Cardoso se développa une grande
campagne afin que des sans-terre s'enregistrent de l'administration,
cela afin qu'ils ne ressentent pas le besoin de s'organiser dans le
MST, Mouvement des paysans travailleurs sans terre, et occupent des
terres. 800'000 familles se sont enregistrées. Jusqu'à
maintenant, aucune de ces familles enregistrées n'a pu
s'installer sur des terres. 6.
Ladite agro-industrie n'est pas une solution. On constate que les
propriétés de plus de 1000 hectares n'emploient que
600'000 salariés et ne possèdent que 5% de la flotte
nationale de tracteurs. Les petites propriétés
emploient 13 millions de travailleurs membres de familles et plus
d'un million de salariés et détiennent 52% des
tracteurs au Brésil. L'agro-industrie assurent des profits
pour une minorité de grands propriétaires qui se
concentrent sur des monocultures en vue de l'exportation, comme ils
l'ont fait au cours de toute la période coloniale. Mais cela
ne résout pas les problèmes économiques et
sociaux de la population brésilienne. 7.
Durant la première année du gouvernement Lula, le MST a
contribué à l'élaboration d'un "Plan
national de réforme agraire". L'équipe du
professeur Plinio de Arruda Sampaio a fait la preuve qu'il serait
possible d'installer un million de familles en quatre ans. Nous avons
accepté que l'objectif soit réduit à 400'000
familles pour la période de trois ans: 2004, 2005, 2006. Avec
cet objectif, nous pourrions créer 2 millions d'emplois
directs dans l'agriculture et des milliers d'emplois indirects dans
l'industrie par le biais de l'augmentation de la consommation de
biens manufacturiers. Pour atteindre cet objectif, il serait
nécessaire d'installer 115'000 familles par année.
Mais, au cours de l'année 2003, seuls 14'000 familles ont
été
installées et au cours de cette année
[c'est-à-dire
de janvier à mai 2004], 7000 familles seulement ont
été
installées. 8.
Lorsque le gouvernement exproprie une grande ferme [une partie des
terres d'une grande ferme], il indemnise le propriétaire. Il
paie le propriétaire en argent comptant pour ce qui a trait
aux biens et la terre est payée au travers de titres
[d'obligations] de la dette agraire, titres qui peuvent être
négociés sur le marché. Le coût pour
installer une famille est inférieur à 30'000 reals [un
peu plus de 9000 dollars]. C'est l'investissement le moins cher pour
créer deux emplois et demi dans le pays. Dans tous les autres
secteurs d'activité industrielle, on a besoin de 80'000 reals,
et beaucoup plus dans les secteurs d'industrie moderne, et de 60'000
reals dans le commerce. Autrement dit, la réforme agraire est
l'investissement le moins cher pour créer un emploi. Et,
finalement, même si le gouvernement devait investir 3 milliards
de reals par année dans la réforme agraire, cela
équivaudrait à une semaine de paiement des
intérêts
pour la dette aux banquiers. 9.
Il existe actuellement environ 200'000 familles dans des campements
le long des routes, dans tout le pays. Une grande partie d'entre
elles sont organisées par le MST et d'autres par des syndicats
de travailleurs ruraux ou d'autres mouvements sociaux, qui se
multiplient et s'organisent pour la lutte en faveur de la
réforme
agraire. Ces familles vivent dans les pires des conditions, sous des
bâches de plastique. Personne n'a choisi pour ces familles de
telles privations. L'unique alternative qui reste aux sans-terre,
c'est la lutte pour la survie en organisant des campements, puis en
occupant les terres de grandes propriétés. C'est le
chemin sur lequel se sont engagées des milliers de familles
afin de retrouver leur propre auto-estime et leur dignité
humaine. 10.
Quelque 500'000 familles ont été installées sur
des terres de 1984 à 2004; tout cela a été le
fruit de nombreuses luttes. En 2003, seulement 64'000 familles ont eu
accès au crédit. Selon les normes d'aide technique,
l'idéal serait d'avoir à disposition un technicien pour
chaque 100 familles. Or, les ressources budgétaires
libérées
ne permettent d'engager que 300 techniciens. Dans les années
1970, l'Institut national de colonisation et de réforme
agraire (INCRA) disposait de 12'000 fonctionnaires. Vingt ans ont
passé, il en compte 5000. 11.
En août 1995, il y eut un massacre de paysans à
Corumbiara dans l'Etat de Rondonia, avec 9 travailleurs
assassinés.
Le 17 avril 1996, un autre massacre eut lieu à Eldorado de
Carajas dans l'Etat de Para; 19 travailleurs furent tués et 67
blessés gravement. Huit ans ont passé et jusqu'à
aujourd'hui personne n'a été puni pour ces massacres.
AU cours des vingt années de "redémocratisation"
du Brésil, 1671 travailleurs ruraux ont été
assassinés dans des conflits agraires. Dans moins de 10 cas,
des condamnations ont été prononcées et les
assassins ont connu la prison. 12.
Le MST considère que la réforme agraire doit être
mise en place, en lien avec l'agro-industrie, l'éducation et
l'utilisation de nouvelles techniques agricoles adéquates pour
l'agriculture familiale; une agriculture qui doit respecter le milieu
ambiant. C'est la forme la plus rapide et la moins chère pour
un gouvernement de créer, à court terme, 3 millions
d'emplois pour les pauvres des régions rurales. Et que
pensez-vous que doit faire le MST pour que la réforme agraire
ne reste pas sur le papier et que les grands propriétaires
soient réellement expropriés comme le dit la
Constitution fédérale? *
Dirigeant du MST. Haut de
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