Brésil
Une
réforme agraire à pas de tortue
Le
Mouvement des sans-terre, dès fin mars 2004, a relancé
des actions d'occupation des terres. Au cours de la dernière
semaine du mois de mars et de la première du mois d'avril,
quelque 750'000 familles ont occupé des terres dans différents
Etats, allant de celui de Sao Paulo au Minas Gerais, en passant
par ceux d'Alagoas et le Piaui (nord-est).
Le
mois d'avril est un mois symbolique pour le MST. En effet, le 17
avril 1996, 19 paysans sans terre ont été assassinés
par la police militaire dans la municipalité Eldorado do
Carajas, située dans l'Etat du Para. Cette date est d'ailleurs
devenue pour l'ensemble du mouvement paysan latino-américain
le Jour international de la lutte pour la terre.
Face
à l'annonce par le MST d'un «avril rouge», le
gouvernement, par la voix du ministre du Développement agraire,
Miguel Rossetto, membre du PT et de son courant dit de gauche Démocratie
socialiste, a indiqué qu'il accroîtrait le budget permettant
d'attribuer des terres à un plus grand nombre de familles.
L'objectif jusqu'à la fin de 2006 s'élève à
400'000. Alors que le plan initial prévoyait l'installation
d'un million de familles. Le ministre a indiqué que 47'000
familles devraient être installées jusqu'à fin
juin 2004 et qu'il resterait 68'000 familles auxquelles des terres
devraient être attribuées au cours de second semestre
2004 (O Estado de Sao Paulo, 1er avril 2004). Face à
ces promesses, la direction du MST a refusé de suspendre
sa mobilisation en indiquant que c'était le seul moyen pour
assurer leur concrétisation. Il faut souligner que le type
de réforme agraire en cours peut parfaitement s'inscrire
dans le cadre de la Constitution actuelle du Brésil, comme
l'explicite le titre même de l'éditorial du Correio
da Cidadania du 3-10 avril 2004, dont le directeur, Plinio Arruda
Sampaio, a été celui qui a conçu initialement
le projet de réforme agraire qu'était censé
mettre en oeuvre le gouvernement Lula.
Le
quotidien Folha de Sao Paulo, en date du 5 avril 2004, indique
que, selon des documents officiels du Ministère du développement
agraire, 75% des 36'800 familles qui ont été installées
sur des terres «désappropriées» - rachetées
par l'Eat - au cours de la première année de gestion
du gouvernement Lula étaient déjà incluses
dans des projets anciens, pour l'essentiel mis en place par Fernando
Henrique Cardoso en 2002. Ces documents concluent que seulement
9217 familles ont reçu des terres au cours de la première
année du mandat de Lula et de son ministre de la Réforme
agraire Miguel Rossetto. En outre, les lotissements mis à
disposition des familles de sans-terre se situent dans des zones
où il est très difficile de mettre en place les infrastructures
nécessaires pour rendre viables les terres attribuées
aux familles paysannes.
Dans
ce contexte, on comprend que la mobilisation du MST et des autres
organisations paysannes devienne l'élément décisif
pour faire avancer une réforme agraire promise, mais qui
apparaît fort lointaine.
Pour
éclairer cette situation, nous publions ci-dessous un entretien
avec Joao Pedro Stedile, dirigeant du Mouvement des sans-terre (MST)
publié dans l'hedomadaire O Pasquim 21*. -cau
Durant
la campagne électorale, le président Lula a affirmé
que s'il pouvait accomplir une seule réforme sous l'égide
de son gouvernement, ce serait la réforme agraire. Pourtant,
au cours de la seconde année de son mandat, la réforme
agraire avance à pas de tortue. Par contre, les réformes
de la prévoyance sociale et les réformes fiscales
avancent à toute vapeur. Comment analysez-vous cette nouvelle
conjoncture?
Joao
Pedro Stedile: La victoire du gouvernement Lula lors des élections
[de 2002] a modifié les rapports de force politiques pour
la lutte en faveur de la réforme agraire. En fin de compte,
le PT et Lula étaient historiquement engagés avec
le besoin d'une démocratisation de la propriété
agraire. Mais la classe dominante brésilienne continue à
disposer du pouvoir économique comme des terres et avant
tout elle a en mains les moyens de communication. L'Etat brésilien
est un appareil juridique qui ne sert qu'une toute petite minorité.
Dès lors, les difficultés pour réaliser une
vraie réforme agraire continuent à être énormes.
Ce que nous disons, c'est que, dans cette conjoncture, les mouvements
sociaux dans la campagne doivent réaliser un ensemble d'efforts
afin d'accumuler des forces. Il s'agit d'organiser plus de personnes,
d'élever le niveau de conscience des travailleurs ruraux
et de les structurer dans une perspective de lutte. Puis seulement
avec une très forte mobilisation, une lutte, nous pourrons
faire que la réforme agraire avance. Ainsi, elle dépend
plus de la capacité d'organisation des travailleurs ruraux
que de la «volonté» du gouvernement.
La
réforme est indiquée par l'ONU comme un élément
fondamental pour éradiquer la faim au Brésil. Si elle
apporte de tels avantages pour la population, pourquoi ne s'effectue-t-elle
pas? Quels sont les intérêts qui se camouflent pour
y faire obstacle?
J.P.
Stedile: Les difficultés pour que réellement se
mette en marche un processus ample de réforme agraire sont
nombreuses. Du côté du gouvernement, il serait nécessaire,
en premier lieu, qu'il se décide clairement en faveur d'un
nouveau projet de développement du pays. La réforme
agraire n'est pas une fin en soi, mais un moyen pour démocratiser
la propriété de la terre et, avant tout, pour être
partie prenante d'un nouveau projet de développement qui
aurait comme centre de gravité la redistribution de la richesse,
le développement d'un marché intérieur [en
augmentant le pouvoir d'achat des couches populaires], la lutte
contre les inégalités sociales et la création
d'emplois. Nous espérons que, dans les mois qui viennent,
se développe au sein de la société brésilienne
un grand débat sur les voies que devrait emprunter le Brésil.
Le
gouvernement a assuré que, en 2004, le projet national de
réforme agraire (PNRA) deviendra une priorité, dans
la mesure où il est un des principaux instruments de développement
économique et social du gouvernement. Ce qu'a fait le gouvernement
jusqu'à maintenant est-il satisfaisant? Quelles sont les
initiatives que le MST planifie pour faire pression sur le gouvernement
afin qu'il mette en pratique ses promesses?
J.P.
Stedile: Nous sommes très critiques face au comportement
du gouvernement, non seulement pour ce qui a trait à la réforme
agraire, mais aussi pour ce qui concerne la politique économique
et le manque de tout projet clair pour le développement de
notre pays. Jusqu'à maintenant, le gouvernement répète
sur le plan de la réforme agraire les méthodes et
la politique de Fernando Henrique Cardoso en prenant quelques mesures
d'indemnité sociale, de lente désappropriation d'une
partie de la terre de quelques très grandes fermes [la terre
«expropriée» est payée aux propriétaires],
sans avoir un plan concret. Notre rôle comme mouvement social
ne consiste pas seulement à critiquer le gouvernement, ce
qui est très facile. Mais à organiser le peuple pour
qu'il se mobilise et lutte. Sans mobilisation populaire, il n'y
aura pas de changement.
La
grande presse donne une grande importance à l'agro-exportation
et considère la réforme agraire comme un élément
attardé et pas véritablement nécessaire. Comment
rompre avec cela?
J.P.
Stedile: Ladite grande presse représente des intérêts
de classe économiques et idéologiques clairement liés
à ceux des classes dominantes qui contrôlent, elles,
ladite agriculture moderne, celle d'exportation. Dès lors,
la Rede Globo [puissant réseau privé de télévision
à l'échelle nationale], Veja [hebdomadaire]
et d'autres grands médias ne cessent de développer
une propagande en faveur des exportations agricoles du secteur agro-exportateur,
des machines agricoles, etc.
Mais
cela est une tromperie. L'agriculture d'exportation n'enrichit qu'une
minorité de 10% des propriétaires terriens, ceux qui
disposent de plus de 500 hectares et qui se consacrent à
des cultures d'exportation. Ce modèle ne contribue pas à
redistribuer la richesse, à créer des emplois, à
combattre la pauvreté. Il ne permet pas le développement
du pays, ni même celui de l'industrie nationale. Pour vous
faire une idée, au cours des années 1980, lorsqu'un
petit ou moyen propriétaire pouvait acheter un tracteur,
la vente totale des tracteurs s'élevait à 70'000 par
an. Actuellement, avec tout ce «développement»
de l'agro-exportation, l'industrie des machines agricoles ne vend
que 45'000 tracteurs chaque année.
Pour
toutes ces raisons, le Brésil a besoin d'un modèle
d'agriculture qui produise des aliments pour le peuple brésilien
et qui utilise la terre et l'agriculture comme des facteurs de création
d'emplois et de mise en place d'une justice sociale.
*
Cet entretien a été publié dans l'hebdomadaire
O Pasquim21 [le canard en français] du 27 mars 2004.
L' entretien a été effectué par Cristina Gomes.
O Pasquim 21est un hebdomadaire satirique qui se positionne,
en général, en faveur du gouvernement du PT (Parti
des travailleurs).
Haut
de page
Retour
Case postale 120, 1000 Lausanne 20
fax +4121 621 89 88
Abonnement annuel: 50.-
étudiants, AVS, chômeurs: 40.- (ou moins sur demande)
abonnement de soutien dès 75.-
ccp 10-25669-5
|