Brésil Lula da Silva, au milieu; à droite sur la photo, le ministre de l'Economie Antonio Palocci, un pétiste néolibéral;à gauche, Joseph Couri, président des petites et moyennes entreprises (l'aile sociale du patronat?)
La lutte des classes au Brésil
Emir Sader* Quelle que soit la configuration définitive qu'il finisse par avoir, le gouvernement Lula s'inscrit dans le processus de lutte des classes, celui qui décide qui va payer le prix et la hauteur qu'atteindra la facture laissée par la fièvre spéculative de l'économie brésilienne des années 1990. Les classes sociales fondamentales - celles liées au Capital et au Travail - et leurs fractions internes, de même que les forces externes alliées avec elles [pays impérialistes, FMI, etc.], se préparent, dans des conditions nouvelles, à acquérir une plus forte capacité de "se défendre" et de s'approprier la richesse produite socialement dans le cadre d'une économie et d'un Etat financiarisés. La continuité (et l'approfondissement par le gouvernement Lula) de la politique économique du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (FHC) - dans la mesure où elle détermine et conditionne de façon majeure le gouvernement - replace en position extrêmement favorable le capital financier - au travers de ses modalités d'agir spéculatives - en tant que secteur hégémonique dans la reproduction du capital au Brésil. Pendant la première année du gouvernement Lula [2003], ce secteur financier s'est vu fortifier, non seulement en raison de la continuité [de la politique] mentionnée, mais également en raison de l'adhésion initiale au Lula président d'une partie du monde du travail, le gouvernement ayant réussi à étendre sa capacité consensuelle et à isoler relativement les fractions [syndicalo-politiques] qui organisent la classe laborieuse, comprise dans le sens le plus plein du terme: celle et ceux qui vivent de leur travail sans exploiter le travail d'autrui. Du capital financier aux masses désorganisées L'augmentation du chômage, la détérioration du niveau de l'emploi et la diminution du pouvoir d'achat des salariés se sont produites simultanémentà l'augmentation des bénéfices des banques, comme expression synthétique et dramatique de la nature de classe de la première année du gouvernement Lula. La réforme du système de la Sécurité sociale et l'absence d'une réforme fiscale ayant un réel pouvoir redistributif ont favorisé cette hégémonie, au moyen de laquelle le gouvernement Lula a affaibli le mouvement organisé des travailleurs ainsi que la "dimension publique" de l'Etat brésilien en cherchant à organiser des bases populaires de soutien au bloc au pouvoir [symbolisé par l'alliance entre le grand industriel José Alencar, vice-président, et "l'ouvrier métallurgiste" Lula]. C'est à travers la sympathie pour la figure de Lula des secteurs les plus pauvres et les plus désorganisés parmi le peuple, que celui-la a réussi à légitimer ses choix politiques. Il est parvenu ainsi à occuper une position médiane sur un arc de forces qui relie le capital financier et les masses désorganisées. L'intensification du caractère privatisé de l'Etat favorise à son tour le grand capital, non seulement par l'expansion du marché des fonds privés de pension, mais aussi parce que cela contribue à la disqualification de l'Etat et de sa dimension publique. Charité pour "Faim zéro" ou politique de développement pour "chômage zéro" Le gouvernement Lula, au contraire de ce qu'il essaie de faire croire, ne se situe pas en dehors de la polarisation qui oppose les classes fondamentales. D'un côté, il y a le bloc populaire, c'est-à-dire ceux qui luttent pour la priorité au social et qui n'ont pas capitulé face aux politiques focalisées d'assistance [type plan contre "Faim zéro"], politiques qui peuvent d'ailleurs très bien cohabiter avec celles de l'excédent budgétaire primaire [c'est-dire l'excédent des entrées sur les dépenses avant le paiement des intérêts de la dette interne et externe, donc un excédent répondant aux exigences du FMI et même allant au-delà]. En effet, ces orientations politiques n'affectent pas de manière substantielle la très mauvaise distribution des revenus construite et reproduite durant des siècles au Brésil. Ce bloc populaire lutte pour changer la centralité de "l'effort budgétaire" du gouvernement [effort compris comme devant aboutir à éviter les déficits, ce qui est une absurdité que l'histoire économique démontre, pour toute politique de développement] par l'attention qu'ils portent aux droits sociaux et économiques universels de la population. Cela commence par le droit à un véritable emploi, avec comme objectif le " chômage zéro ". A l'autre pôle se situent ceux qui donnent la priorité aux " ajustements budgétaires ", qui acceptent la reproduction du modèle économique néolibéral, qui consolident l'hégémonie du capital spéculatif et qui se situent sur l'axe même du bloc conservateur dominant dans le gouvernement. De la même manière, la priorité donnée au Mercosur [accord de libre-échange entre le Brésil, l'Argentine, l'Uruguay, le Paraguay...] ou à l'ALCA [Zone de libre-échange des Amériques devant aller du Canada à la Terre de feu] aboutit à établir soit une politique extérieure souveraine, soit une politique définitivement subordonnée [à l'impérialisme]. Cette option définit, de fait, soit l'alignement sur la priorité donnée à l'extension d'un marché interne de consommation de masse [étant compris qu'une part très importante de la population du Brésil ne dispose d'un réel pouvoir d'achat et est, de fait, très marginalisées du marché des biens élémentaires], ce qui veut dire concrètement du social; soit l'alignement sur les secteurs financiers et exportateurs. L'une des options peut ouvrir un espace à un modèle alternatif, renforçant ainsi le bloc social populaire. Quant à l'autre, elle peut être le complément, sur le plan extérieur, de l'actuel modèle conservateur, confirmant ainsi l'une des thèses classiques de la gauche, selon laquelle la forme d'insertion internationale définit le cadre des politiques intérieures. Des scénarios avec la lutte de classes en arrière-fond Le bloc alternatif compte sur l'appui du mouvement social organisé, sur le militantisme des mécontents des partis de gauche et sur une grande partie des intellectuels critiques. Le bloc dominant compte de son côté sur les politiques, jusqu'à maintenant hégémoniques, au sein du gouvernement, sur la grande majorité des médias, sur l'appui des organismes financiers et commerciaux internationaux et sur la légitimité apportée par les larges franges désorganisées de la population. En résumé, nous pouvons projeter trois évolutions futures. La première, ce serait le maintien de ces forces et la consolidation du gouvernement comme une sorte de bonapartisme conservateur qui administre la crise actuelle et consolide l'hégémonie du capital spéculatif. La deuxième, ce serait la conquête par le mouvement social organisé d'une partie des secteurs populaires, jusqu'alors non organisés, privant ainsi le gouvernement d'un appui social significatif et engendrant par là une crise de légitimité. La troisième, qui découle de la seconde, ce serait le changement de caractère du gouvernement, qui, adhérant à l'alternative populaire, générerait ainsi un changement d'hégémonie en son sein et dans la société brésilienne. De toute façon, ce qui est certain c'est que l'histoire, en changeant toujours de forme, continue à être l'histoire de la lutte des classes. Les partis, les gouvernements, les forces sociales et culturelles changent, transforment leur nature de classe, mais se définissent toujours par leur alignement sur les grands intérêts du capital ou du travail. La période historique actuelle ne constitue pas une exception, quelle que soit l'originalité de sa forme. De la même manière, son déroulement, ouvert et dépendant du devenir de la relation de forces entre les blocs sociaux antagoniques, est ce qui définira le visage du Brésil pour le XXIe siècle C'est-à-dire un Brésil dominé ou par les forces du capital ou par celles du travail, un Brésil dominé ou par l'infime minorité au pouvoir ou par les grandes masses de la population, organisées en citoyens libres et souverains. * Emir Sader, 60 ans, est professeur de sociologie à l'Université de Sao Paulo (USP) et à l'Université d'Etat de Rio de Janeiro (UERJ), où il coordonne le Laboratoire de politiques publiques. Il est l'auteur, entre autres livres, de "La Vengeance de l'Histoire" paru aux Editions Boitempo. Cet article a été publié dans Folha de S. Paulo,3 février 2004. Les sous-titres sont de la rédaction de à l'encontre. Haut de page Retour Case postale 120, 1000 Lausanne 20
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