Brésil

L'alliance du capital et du travail

Heinz Dietrich Steffan,professeur à l'UNAM, Mexico, 5 octobre 2002.

Cette contribution de Heinz Dietrich Steffan souligne les traits forts de l'orientation politique du PT qui se sont affirmés encore plus lors de la présente campagne électorale. Il met de plus en relief la nécessité d'un projet social, politique et économique régional: Brésil, Argentine, Venezuela. En cela, l'auteur souligne deux questions importantes, en particulier la mutation du PT qui se dessinait depuis quelques années et qu'une grande partie de la gauche européenne s'efforçait d'ignorer. Néanmoins, il n'aborde pas une question cruciale: la dynamique sociale et politique qui peut ou non accompagner une victoire électorale de Lula. Nous publierons à ce sujet d'autres contributions. - Réd.

Dans une insolite remise en scène du desarrollisme [politique de développement adoptée par des fractions de la bourgeoisie latino-américaine qui reposait sur une industrialisation permettant de substituer par une production locale l'importation d'un certain nombre de biens manufacturés] nationaliste des années 50, une alliance entre le capital et le travail du Brésil est en train de gagner les élections, cela dans le plus important des pays d'Amérique latine. L'ex-leader syndical Inacio Lula da Silva et le magnat du capital textile, José Alencar, ont passé un contrat nuptial électoral, avec la bénédiction d'importants secteurs du capital financier international, de la grande bourgeoisie de Sao Paulo, des forces armées brésiliennes, de l'Eglise catholique et du mouvement syndical et populaire.

Enrique Iglesias, président de la Banque interaméricaine de développement (BID) a donné sa bénédication à cette alliance en assurant, dans un important journal français, que Lula mettra en úuvre «une politique sérieuse» et que «les marchés négocieront avec lui», au cas où il gagnerait lors des élections. Le porte-parole du capital libéral européen, le Financial Times de Londres, dans son éditorial du lundi 30 septembre, indiquait que  les marchés devraient «donner une chance au Brésil et à Lula», en soulignant que «spéculer sur le krach ne ferait que le rendre plus probable». Roberto Sebubal, le patron de la banque Itau (Brésil), la deuxième banque privée du pays, a appuyé sans hésitation la candidature de Lula lors d'une réunion des poids lourds du capital financier américain dans la capitale fédérale Washington. Il a insisté sur le fait que Lula est bien plus pragmatique que les marchés financiers ne le supposent et il a confirmé que la collectivité des entrepreneurs brésiliens était déjà à appuyer son gouvernement.

Un secteur de cette élite entrepreneuriale est représenté par José Alencar, sénateur du Parti libéral, lié à un courant international d'une Eglise protestante [fort implanté aux Etats-Unis], propriétaire d'une entreprise textile - Coteminas - dont le chiffre d'affaires est de 323 millions de dollars par année et qui emploi quelque 18'000 salarié.e.s. Alencar - qui a rejeté des offres à trouver place sur une liste électorale de la part de tous les candidats présidentiels, y compris une proposition de José Serra du parti social-démocrate, parti du président actuel Fernando Henrique Cardoso - a été l'un des principaux protagonistes qui ont permis de faire que l'ex-leader métallurgiste soit considéré comme présidentiable aux yeux de la classe dominante fermée du Brésil. Alencar a servi de pionnier pour l'alliance entre le Parti des travailleurs et le Parti libéral. L'important entrepreneur définit «la nouvelle société politique au Brésil» en termes de pacte social «où Lula représente le travail et où je représente le capital. Si vous me demandez pourquoi j'ai accepté de l'accompagner comme vice-présidente, je répondrai de la sorte:  dans l'histoire de la civilisation est apparu d'abord  le travail, puis le capital. Et aussi dans mon histoire personnelle... ce fut le travail qui a mis sur pied mon capital. J'ai appris à croire au et à respecter le travail... Mon option, qui m'a conduit à appuyer Lula, se fonde sur une conviction: l'urgence pour le Brésil de pouvoir relancer sa production. Il est indispensable de valoriser aussi bien le capital que le travail.» 

Ce sont des paroles hérétiques à l'âge de l'économie néolibérale, où l'autocritique du capital ne permet pas que le travail soit considéré comme une valeur à proprement dit éthique et où les intérêts des grands investisseurs et spéculateurs constituent la loi suprême qui régit les vies et les destins. Elles sont d'autant plus hérétiques dans un sous-continent où les projets de développement nationaux et populaires semblent être un billet pour trouver une place au Panthéon - un Panthéon politique ou non -, comme le démontrent les expériences de Peron en Argentine, de Vargas au Brésil, d'Arévalo et Arbenz au Guatemala, de Caamano en République dominicaine, d'Allende au Chili, du Front sandiniste au Nicaragua, et de Hugo Chavez au Venezuela.

La réaction des Etats-Unis a été indiquée à l'avance par le Dr Constantin Menges, ex-conseiller à la sécurité nationale du président Ronald Reagan et spécialiste très actif dans la mise en place d'une sale guerre contre les mouvements populaires centro-américains au cours des années 80. Menges, qui est actuellement professeur à la George Washington University, dans la capitale des Etats-Unis, a publié récemment une étude intitulée: «Une mise en garde stratégique: le Brésil». Il attire l'attention sur une éventuelle victoire électorale de Lula. Dans un tel cas de figure, ce spécialiste de la guerre sale, attire l'attention que pourrait se construire «un axe Castro-Chavez-Lula capable de pousser vers la gauche tous les autres pays sud-américains et d'établir une alliance stratégique avec la Chine communiste, aussi bien qu'avec l'Iran et l'Irak, deux pays terroristes». Se constituerait dès  lors, selon Menges, un gigantesque «bloc sud-américain de gauche» qui aurait un effet domino sur des pays comme la Colombie, la Bolivie, l'Equateur et y compris l'Argentine.

Les questions qui restent en suspens pour les élites gouvernementales et les analystes latino-américains et internationaux sont en relation avec la difficile définition de la pratique du futur président Lula. «Wall Street s'interroge pour savoir si le vrai Lula est du centre ou de la gauche», a écrit sous forme interrogative le principal quotidien argentin [Nacion]. Formulée de cette façon, la question n'a pas grand sens, parce que personne - en commençant par les investisseurs qui soutiennent les candidats à la présidence - n'attache une importance à la «véritable» opinion d'un candidat politique.

Pour comprendre la pratique d'un gouvernement et d'une quelconque entité politique, il faut comprendre le parallélogramme des forces qui interviennent sur eux. Sur un gouvernement, à l'identique que sur un corps physique, agissent simultanément diverses forces. Pour prévoir le comportement de ce corps ou de cette instance politique, il faut déterminer les forces en présence et la résultante de tous ces vecteurs. Les trois vecteurs principaux (facteurs de pouvoir) dans le cas de Lula sont: 1° les intérêts annexionnistes de Washington que ce dernier vise à réaliser grâce à la mise en úuvre de l'Alca [zone de libre-échange allant du Canada à la Patagonie] en 2005, qui s'inscrit dans un projet de pouvoir autoritaire du nouvel ordre mondial; 2° la crainte des élites financières mondialisées face à un krach de l'économie brésilienne [endettée à hauteur de plus de 230 milliards de dollars]; et 3° le projet de desarrollisme nationaliste de l'élite économique brésilienne de Sao Paulo dont l'adoption a permis que Lula devienne le vainqueur quasi assuré de la bataille électorale qui se déroule le 6 octobre.

La réapparition d'un desarrollisme (développementisme) de la part de  la bourgeoisie de Sao Paulo n'a pas de chance de survie dans le cadre national du Brésil. Une telle orientation ne pourrait connaître une victoire que dans le cadre d'un «Bloc régional de pouvoir». C'est-à-dire à travers l'intégration de l'Argentine et du Venezuela à un tel projet. Si Lula ne saisit pas le pouvoir pour faire front au statut néocolonial du Brésil à travers une alliance à l'échelle régionale (Brésil, Argentine et Venezuela), la résultante des forces du parallélogramme est déjà prévisible: Lula agira comme perpétuant la politique de capitulation [face à l'impérialisme] de F. H. Cardoso ou comme réincarnation de la présidence de Joao Goulart.

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