Bolivie
Evo Morales
Un futur fait d’escarmouches
Pablo Stefanoni *
Evo Morales a obtenu trois victoires électorales, avec des majorités absolues, en moins de trois ans. En 2005, il a été élu à la présidence avec 53,7% des voix. Ainsi se constituait le premier gouvernement réformateur, populaire et indigéniste, depuis la période post-dictatoriale initiée en 1982. En 2006, Evo Morales et son parti-mouvement – le Mouvement vers le socialisme (MAS) – ont obtenu 51% lors des élections à l’Assemblée constituante. Le 10 août 2008, la population bolivienne devait se prononcer sur un référendum révocatoire – accepter ou révoquer Evo Morales – et ce dernier a obtenu une large victoire. Y compris dans des départements tels que celui de Pando – département qu’il est traditionnel de situer dans la “demi-lune” autonomiste, où des forces revendiquant une forte autonomie face au pouvoir central de La Paz disposent d’une base sociale – 53% des votants ont dit oui à Morales. Dans le département du Beni, alors qu’il obtenait moins de 20% lors de la présidentielle de décembre 2005, le oui a atteint 41%. Enfin, dans la place forte des “autonomistes” de Santa Cruz, il a atteint le seuil de 38%. Ces résultats indiquent que, malgré les oscillations de la politique du gouvernement, les divers affrontements bien plus complexes que ceux présentés dans les médias européens, le gouvernement d’Evo Morales dispose d’une base populaire indigène, différenciée, qui pour la première fois est devenue un acteur social et politique dans ce pays, tout au cours de la dernière décennie.
Le gouvernement d’Evo Morales vient de décider de soumettre à référendum la nouvelle Constitution. Un décret présidentiel a fixé ce scrutin au 7 décembre 2008. Conjointement à la question portant sur la Constitution sera posée celle de la grandeur maximale de la propriété terrienne. Celle-ci sera-t-elle limitée à 5000 ou à 10’000 hectares? Cette question concerne directement les grands propriétaires des départements qui revendiquent l’autonomie. Le gouvernement d’Evo Morales a donné comme exemple, le 28 août, le fait qu’un grand propriétaire américain, Ronald Larsen, arrivé en Bolivie en 1968, disposait 17 grandes fermes avec une superficie de plus de 57’000 hectares. La décision de ce double référendum va polariser socialement les relations entre le gouvernement d’Evo Morales et les élites de départements tels que ceux de Santa Cruz, Pando, Beni et Tarija. De plus, la question de la réforme agraire reviendra à la surface.
Nous publions ci-dessous un article de Pablo Stefanoni paru dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 15 août 1008. (Réd)
En obtenant un pourcentage de votes inespéré même par les officialistes [1] les plus optimistes, Evo Morales vient de gagner le pari le plus risqué depuis qu’il est au gouvernement. En effet, sur la base du dépouillement de la presque la totalité des votes, près de 67,% des Boliviens a dit oui à la poursuite du mandat du président lors du référendum révocatoire mis au vote le dimanche 10 août 2008; ainsi, de façon pacifique, des bâtons étaient mis dans les roues d’une opposition fortement régionalisée [les départements de la demi-lune] qui s’affronte au projet nationaliste populaire du gouvernant indigène.
Dans ces circonstances et malgré deux ans et demi de crise et de tensions politiques et institutionnelles, Evo Morales a dépassé de plus de 14% le nombre de votes qui le 18 décembre 2005 avaient fait de lui le premier président élu à la majorité absolue depuis le retour de la démocratie en 1982. Il a obtenu ainsi sa troisième victoire, à plus de la moitié de son mandat présidentiel, après son triomphe dans la course pour l’Assemblée constituante en 2006. Cette situation contraste avec ses prédécesseurs à la présidence qui, eux, se maintenaient au pouvoir grâce à des accords parlementaires basés sur un pragmatisme à outrance que leur garantissaient des majorités artificielles que les votants n’avaient pas avalisées dans les urnes [le pouvoir présidentiel était décidé à partir d’accords entre les divers partis au sein du parlement].
Mais il est vrai également que tous les préfets de l’opposition ont été ratifiés, ce qui limite l’impact politique de la victoire présidentielle. Dans le département de Santa Cruz, Rubén Costas a été confirmé avec 67% des voix, dans le département de Beni, Ernesto Suárez l’a été avec 64%, Mario Cossio dans celui de Tarija avec 58% et Leopoldo Suárez dans celui de Pando avec 56%. Comme prix de consolation, l’officialisme a cependant réussi à virer le gouverneur de Cochabamba Manfred Reyes Villa, ce qui freine l’expansion de la demi-lune autonomiste [2] vers l’ouest du pays (fronde qui est menée depuis Santa Cruz), ainsi que le gouverneur de La Paz José Luis Paredes, deux opposants qui, grâce au vote croisé avec Morales, avaient remporté l’élection de 2005 dans deux bastions du parti gouvernemental Mouvement vers le socialisme (MAS).
Ainsi, malgré la netteté de la victoire, le message qui nous arrive de Bolivie après cette dernière votation, c’est celui d’une Bolivie dont l’ouest indigène est unanimement du côté d’Evo Morales et d’une Bolivie de l’est autonomiste, dans laquelle se sont combinées à la fois une croissance importante du projet officialiste et la ratification massive du projet autonomiste inspiré par le modèle espagnol.
Ainsi, après une journée qui s’est déroulée pacifiquement, les deux camps ont fait la fête et c’est bien dans ce fait apparemment joyeux que réside le drame de la Bolivie: la difficulté de laisser derrière elle ce « ballottage catastrophique » entre deux blocs ethnico-régionaux ayant du pays des visions opposées. Avec le risque que chaque bloc utilise la légitimité des urnes – et entende son propre « message des urnes » – pour opérer une fuite en avant qui pourrait secouer à nouveau le pays. Et l’échec virtuel de la « table ronde » qui, le jeudi 14 août, au milieu d’accusations croisées de « manque de générosité », n’est arrivée à rien après des heures de réunions, annonce un futur d’escarmouches qui pourraient gagner en intensité.
« Il (le référendum) est un soutien à la décision populaire prise lors des référendums sur l’autonomie, qui ouvre la porte à l’application des statuts d’autonomie », a estimé le gouverneur Mario Cossio à peine connus les résultats. « Ce qui a été planifié comme une embuscade a été mis en déroute aujourd’hui (dimanche du vote) dans les urnes », a ajouté de son côté le gouverneur Costas, en grève de la faim pour exiger une réduction des impôts prélevés par l’Etat central. Il a considéré que la consultation ne résoudrait pas les problèmes de la Bolivie et a traité, sans toutefois le nommer, Evo Morales de « macaque » et Hugo Chávez de « gros macaque », tous deux les architectes, selon lui, d’un nouveau terrorisme d’Etat. De plus, il a annoncé la création d’une police et d’une agence pour le prélèvement des impôts locaux ainsi que la convocation d’élections – sans aucune base légale – pour élire une sorte de parlement local appelé Conseil Départemental. En d’autres termes, il avance vers une autonomie de fait avec des conséquences très dangereuses en termes de déconnexion politique et institutionnelle.
Morales a été ratifié par plus de 80% des voix dans les départements de La Paz, d’Oruro et de Potosi et par 70% environ dans le département de Cochabamba, ce qui confère un « cordon de sécurité » à sa stabilité politique. Le vote paysan a été quasi unanime et l’on parle déjà d’une « chaparization » de la campagne bolivienne en référence aux pourcentages élevés de votes que Morales a coutume d’obtenir dans la province «cocalera» [où se cultive l’arbuste produisant les feuilles de coca] du Chapare [région semi tropicale au centre de la Bolivie], d’où Morales est « monté » depuis les syndicats paysans vers le monde politique.
Dans la province de Omasuyos (département de La Paz), l’ancien bastion du leader aymara Felipe Quispe aujourd’hui hors jeu, le oui au président atteint les 98,5%. Dans la province de Tiraque (département de Cochabamba), le oui a approché le 97% et dans la province de Sajama (département de Oruro) le presque 98%. Dans la province gazière de O’Connor (département de Tarija), l’approbation a été de 66%.
Le représentant indien a crevé même la demi-lune autonomiste: il a conquis Pando (département en Amazonie) avec le 53% et il a été en ballottage « virtuel » dans le département de Tarija – à la frontière avec l’Argentine – avec 49,83% de oui contre 50,17% de non. Dans le département du Beni, il a fait le 43,7% des voix, ce qui représente une ascension par rapport aux moins de 20% obtenu en 2005, et il a obtenu un taux non négligeable de presque 40% dans le département de Santa Cruz, la région qui lui est la plus hostile. Et il a également gagné à Chuquisaca, malgré les violents conflits autour de la revendication de Sucre à redevenir capitale à part entière du pays.
Le mélange d’identification ethnique et de politiques sociales compose l’«amour pour Evo ». « Les classes moyennes ne valorisent pas les 200 bolivianos (environ 30 dollars) mensuels de la Rente Dignité pour les vieux [3], mais pour un paysan cela équivaut à quatre agneaux par mois. C’est la même chose avec le bon Juancito Pinto pour les écoliers [4] », a expliqué le président à des journalistes. Tout en annonçant que l’installation du téléphone suivrait l’électrification de la campagne. « Aujourd’hui, il y a déjà des paysans qui font paître leurs moutons en discutant sur leur téléphone portable », a-t-il ajouté.
De cette manière, les pourcentages obtenus lors de ce référendum d’un type inédit, imaginé pour dépasser la crise politique actuelle, montrent un appui inédit au gouvernement national, dont la construction de l’hégémonie – ce qui n’est pas la même chose que la majorité électorale – se trouve confrontée à la résistance de certaines élites dans la région sud-est du pays, le « siège » des principales réserves de gaz et des terres les plus fertiles. Ces élites ont réussi elles aussi à légitimer leur projet d’autonomie par les urnes.
« Il est vrai qu’Evo Morales n’a pas perdu, mais ce qui nous importe, c’est qu’ici à Santa Cruz nous avons gagné. Avec ce résultat il ne pourra plus continuer à mener le bal », s’est consolé le maire de Santa Cruz, Percy Fernández, fameux pour ses éclats et qui en son temps avait appelé les militaires à un coup d’Etat. « (Evo) Ne mets plus les pieds ici (à Santa Cruz) », scandaient les manifestants concentrés sur la place du 24 Septembre, réunis pour fêter les résultats, comme si le fait d’être « révoqué » dans une région allait empêcher le président de gouverner sur cette partie du pays.
Parmi les obstacles au dialogue apparaissent les statuts sur l’autonomie approuvés par des référendums illégaux en mai et juin passé, statuts que les dirigeants de la demi-lune ne veulent pas soumettre à discussion, ainsi que le refus par ceux-ci du projet de nouvelle Constitution élaboré par le gouvernement national. De plus, ils cherchent à obtenir la restitution des impôts prélevés pour payer la Rente Dignité et augmenter les budgets municipaux. De son côté, le gouvernement a proposé de « constitutionaliser » les autonomies, mais seulement dans le cadre du texte approuvé en décembre par l’Assemblée constituante – avec un profil nationaliste et indigéniste – et de renvoyer les sujets conflictuels à un plébiscite national « afin que le peuple tranche ». Mais actuellement, les possibilités de rapprochement passent par une voie remplie d’obstacles, avec tout ce que cela comporte de méfiance, de rancunes et de visions opposées du pays, dans une lutte entre une nouvelle élite émergente et une autre qui a perdu son influence nationale mais qui a réussi à se retrancher dans ses régions grâce à la réactivation des identités locales remontant aux disputes historiques contre le centralisme de La Paz et touchant des fibres sensibles telles que la supposée revanche ethnique promue par un gouvernement aymara-quechua. Les plus radicaux, comme le groupe indépendantiste Nacion Camba, parlent même des « hordes de l’Etat inca ».
Dans tous les cas, l’on se trouve face à deux discours manichéens selon lesquels, d’un côté, les demandes d’autonomie ne seraient le fait que d’un petit groupe oligarchique sans réel appui populaire et, de l’autre, que le gouvernement d’Evo Morales serait un gouvernement soutenu par un fondamentalisme indigène ayant perdu les classes moyennes et gouvernant en ne prenant appui que sur la Bolivie andine. Ce que montre clairement cette expansion vers l’est du vote en faveur du président bolivien, combinée avec une large confirmation des leaders autonomistes, c’est que les uns et les autres sont là pour rester et qu’aucun des deux camps ne peut ignorer ses adversaires ni s’illusionner sur le fait de pouvoir battre l’autre ou de lui enlever la légitimité pour gouverner. (Traduction A l’Encontre)
1. Par officialiste, on entend les membres du gouvernement et en particulier du MAS.
2. Terme qui s’est imposé en Bolivie pour désigner la fronde menée par les quatre départements (sur les neuf que compte le pays) de Santa Cruz, Pando, Beni et Tarija, situés à l’est du pays et qui forment une demi-lune.
3. Allocation reçue depuis le 1er févier 2008 par toutes les personnes de plus de 60 ans.
4. Bon annuel de 30 francs environ distribué à chaque enfant scolarisé.
* Pablo Stefanoni écrit régulièrement dans le quotidien argentin Clarin. Il a publié en français, avec Hervé Do Alto, l’ouvrage intitulé Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, coll. Raisons d’agir, Liber, mars 2008.
(31 août 2008)
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