Economie politique
Capital humain
Alain Bihr *
Quelle affreuse alliance de mots ! Comme si le capital, ce monstre froid, cette accumulation de travail mort, qui ne doit de survivre qu’au fait de vampiriser en permanence le travail vivant, de consommer productivement la force de travail de milliards d’individus en broyant leur existence, tandis qu’il en voue quelques autres milliards (quelquefois les mêmes) à la pauvreté et à la misère de la précarité, du chômage et de l’exclusion socio-économique, comme si le capital donc pouvait avoir quoi que ce soit d’humain. Les économistes et sociologues, les technocrates, les hommes politiques mais aussi les simples quidams qui osent user de cette expression disent en fait l’inhumanité de leur conception du monde, dans laquelle tout et tous se réduisent à la seule loi qu’ils connaissent et reconnaissent, celle de la valorisation du capital.
Tous capitalistes, tous entrepreneurs !
Mais qu’entendent-ils au fait par là ? Qu’est-ce que désigne cette expression à leurs yeux ? Tout simplement la force ou puissance de travail des travailleurs salariés: l’ensemble des facultés physiques (force, puissance, endurance, dextérité, savoir-faire), morales (courage, persévérance, conscience morale et professionnelle.), intellectuelles (connaissances générales et spécialisés, imagination et intelligence), esthétiques (goût, talents), relationnelles (capacité d’empathie, sens de la relation ou de la négociation), etc., que possèdent, à des degrés et titres divers et sous différentes formes, les salariés, et qu’ils peuvent mettre en vente sur le marché du travail et mettre en œuvre dans les innombrables procès de travail (activités productives) dont ils sont les agents. Ceux qui désignent la force de travail comme un «capital humain» entendent ainsi convaincre les travailleurs salariés (ou se convaincre) que chacun d’eux posséderait en fait lui aussi, avec sa force de travail, un «capital» au sens d’un ensemble de ressources, en l’occurrence immatérielles bien qu’incorporées dans sa personne, qu’il lui appartiendrait de valoriser au mieux sur le marché du travail, de vendre au meilleur prix et dans les meilleures conditions, en veillant à en maintenir et même à en accroître la valeur par sa formation initiale et continue, par son expérience professionnelle, par sa carrière, tout comme par le soin apporté à sa santé, par ses activités culturelles et de loisirs hors du travail, par ses relations personnelles, etc. Autrement dit, dans toutes les dimensions de son existence, chacun devrait se considérer et se comporter comme un centre potentiel autonome d’accumulation de richesses marchandes et monétaires, à l’instar de ce que fait l’entrepreneur capitaliste. En somme, à chacun de se comporter comme un capitaliste dont le «capital» qu’il aurait à gérer ne serait autre que sa propre personne, soit l’ensemble de ses qualités ou propriétés valorisables sur le marché. Tous capitalistes, tous entrepreneurs, voici ce que présuppose et laisse entendre cette formule.
Il suffit de vouloir pour pouvoir !
Passons sur le cynisme ou l’inconscience qu’il y a à parler de «capital» (donc de possibilité d’enrichissement) à propos de la force de travail de tous ceux, dont le nombre va grandissant, qui se trouvent réduits à la précarité et au chômage, voire à l’exclusion socio-économique pure et simple. Tout simplement parce qu’ils ne parviennent pas à vendre leur force de travail en tant que marchandise, encore moins à la faire fructifier comme «capital». Et le cynisme est à peine moins éhonté et l’inconscience moins stupide lorsque la formule s’applique à tous ceux qui échangent leur force de travail contre des salaires de misère, ces «travailleurs pauvres» dont les salaires ne suffisent pas à satisfaire leurs besoins vitaux et ceux des leurs et dont le nombre va grandissant sous l’effet du développement des politiques néolibérales, dans le Nord comme dans le Sud.
Ce cynisme et cette inconscience contribuent, en second lieu, à convaincre les uns et les autres que, s’ils se trouvent au chômage ou dans la galère des emplois précaires à répétition et/ou s’ils sont employés au rabais, ils ne le doivent qu’à eux-mêmes, qu’à l’insuffisance de leur mobilisation afin de valoriser leur «capital humain»: c’est qu’ils n’ont pas grand-chose à vendre ou qu’ils ne savent pas le vendre correctement. Se trouvent occultées du même coup toutes les structures qui président à la distribution inégale ou à l’appropriation inégale des ressources matérielles, sociales, culturelles, symboliques dans notre société, qui font que le «capital humain» d’un jeune des milieux populaires des banlieues aura peu de chance de valoir celui d’un jeune issu des milieux aisés des beaux quartiers. Individualiste voire psychologisante, la notion de «capital humain» dissout tous les déterminismes sociaux dans le volontarisme de la mobilisation de soi, que condense la formule «il suffit de vouloir pour pouvoir».
Une entreprise permanente d'accumulation
Quant à la partie des travailleurs salariés qui ont encore la chance de disposer d’un emploi stable, la même formule contribue à les convaincre que c’est à leur «capital humain» qu’ils doivent cette situation plus favorable. Cela les conduit non seulement à se désolidariser des précédents, mais encore à se persuader qu’il leur faut se mobiliser en permanence pour conserver et accroître ce «capital humain» si précieux, en transformant ainsi leur existence hors travail, dans toutes ses dimensions, en une entreprise permanente d’accumulation de «capital humain» destiné à se valoriser sur le marché du travail. Et, en les préparant ainsi, du même coup, à culpabiliser [1], en s’attribuant à eux seuls la responsabilité des inévitables échecs ou revers de fortune qu’ils vont inévitablement connaître sur ce même marché.
Mais, si chacun est un petit entrepreneur gérant son «capital humain» en le valorisant au mieux sur le marché du travail, c’est alors, en troisième lieu, le mécanisme de l’exploitation capitaliste qui, simultanément, se trouve occulté et qui devient incompréhensible. Car, en tant que gestionnaire d’un «capital humain», le travailleur salarié n’est plus censé vendre au capitalisme une puissance (une force) de travail dont l’actualisation (la mise en œuvre) par le capitaliste peut former plus de valeur que sa valeur propre, générant ainsi une plus-value pour le capitaliste. Il est censé vendre «des services» dont le salaire serait en quelque sorte le juste prix, le strict équivalent monétaire. Nulle possibilité d’exploitation entre entrepreneurs capitalistes; tout juste l’un peut-il profiter de son «pouvoir de marché» plus étendu que l’autre…
Un solide fétichisme
A quoi s’ajoute enfin – et c’est là un quatrième niveau de critique de la formule, de caractère plus théorique, donc plus général mais aussi plus fondamental – que parler de capital à propos d’une marchandise (la force de travail), c’est pratiquer un solide fétichisme, au sens où Marx utilise ce terme. C’est laisser croire que, sous prétexte que le capital est une «valeur en procès», une valeur capable de se conserver et de s’accroître au cours d’un incessant procès cyclique de production et de circulation marchandes, au cours duquel le capital prend alternativement l’apparence de marchandises et d’argent, toute marchandise (comme la force de travail) ou toute somme d’argent seraient, par elles-mêmes, du capital. Et, du même coup, on occulte à nouveau complètement les conditions qui rendent seules possibles cette valorisation: l’exploitation de la force de travail sous forme du salariat et l’expropriation des producteurs, leur dépossession des moyens sociaux de production, qui sont pourtant les fruits accumulés de leur propre exploitation; de même qu’on occulte la nature même de cette exploitation: l’extorsion de surtravail sous forme de plus-value. Parler de «capital» à propos de ce qui est le contraire même du capital en même temps que son principe générateur, c’est renverser tous les rapports de production capitalistes en les rendant incompréhensibles.
Ainsi, qu’ils le sachent ou non, les promoteurs et usagers de la formule «capital humain» sont soit de parfaits idéologues du capital, occultant et légitimant à la fois ce dernier en tant que rapport d’exploitation et de domination; soit les dupes des précédents.
Alain Bihr
1. Dans un ouvrage paru en mars 2003 et intitulé "La Morale de la question sociale" (Code Sodis: 9486089 - ISBN: 2-84303-077-3 288 p., 20 euros) Numa Murard montre comment les orientations des politiques sociales tendent à rejeter les perdants de la compétition sociale dans la culpabilité de l'échec personnel et cherche les fondements de cette culture de la culpabilité.
* Nous continuons ici la publication des contributions d’Alain Bihr sur la thématique: «La novlangue du capitalisme».
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