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Robert Fabre (Mouvement des radicaux de gauche), François Mitterrand (PS) et Georges Marchais (PCF): l'
Union de la gauche défile...

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Mai-juin 1968 en France:
la longue marche de la «contestation»
à la «soumission volontaire» (3)

Alain Bihr *

Nous publions, ci-après, le troisième volet de l’étude d’Alain Bihr sur le «Mai-juin 1968 en France», une analyse qui en permet sa lecture en intégrant non seulement ses origines – sous ses multiples facettes internationales ainsi que les mutations sociales et politiques qui l’ont préparé – mais aussi celles qui l’ont suivi; transformations «produites» par une intrication de facteurs sociaux, politiques, culturels et institutionnels propres aux luttes de classes comprises dans leurs réalités et non pas réduites à des éléments «économicistes» ou «politicistes». (Réd.)

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Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner dans le premier article de cette série (Mai-juin 1968 en France: l'épicentre d'une crise d'hégémonie - 1) la crise d’hégémonie larvée que connaît la France des années 1960 sous les apparences d’un régime gaulliste solide et qui va éclater en mai-juin 1968 comprend encore une seconde dimension.

En effet, tout autant que le prolétariat, l’ancienne formule hégémonique reposant sur l’alliance de la grande bourgeoisie industrielle et financière avec les classes moyennes traditionnelles marginalise politiquement la classe de l’encadrement, regroupant ce qu’on appelle habituellement «les couches moyennes salariées».

 Et tout autant que le prolétariat mais pour des raisons en partie différentes, l’encadrement va trouver dans la dynamique du régime fordiste matière à se révolter contre cette marginalisation. Ainsi s’explique notamment la présence dans l’explosion de mai-juin 1968 et dans ses suites de cette seconde composante de la contestation dont le fer de lance sera, au cours de ces années, le mouvement étudiant.

Par contre, la résolution de cette crise d’hégémonie va réserver un sort différent à cette composante: elle va en faire un élément décisif de la nouvelle formule hégémonique. C’est ce processus que se propose d’analyser la dernière partie de mon article [1]

Les raisons de la radicalisation politique de l’encadrement

Le régime fordiste de reproduction du capital va considérablement renforcer le poids de l’encadrement dans la formation sociale française au cours des années 1950 et 1960.  Son poids démographique tout d’abord. Entre 1954 et 1975, les effectifs de l'encadrement sont ainsi multipliés par 2,6, passant de 8  % à plus de 12 % de la population active, sa croissance  absolue et relative formant ainsi contraste avec le déclin parallèle des classes moyennes traditionnelles précédemment souligné. Durant cette période, l’encadrement va ainsi accueillir dans ses rangs bon nombre d’enfants d'ouvriers, de paysans, de petits commerçants auxquels la démocratisation de l'enseignement secondaire offre alors des perspectives d'ascension sociale.

Ce renforcement démographique de l’encadrement se double d’un renforcement socioéconomique: c’est sur lui et notamment sur ses couches et catégories générées spécifiquement par le fordisme, dans le secteur public (les appareils d’Etat et les entreprises d’Etat) tout comme dans le secteur privé (les entreprises capitalistes), que va reposer la modernisation capitaliste de la France au cours de ces deux décennies.

Pour me limiter à ces deux exemples, ce sont les ingénieurs, techniciens et agents de maîtrise qui, dans les entreprises, vont être les agents en même temps que les bénéficiaires (en termes de revenu, de pouvoir et de prestige) de la mise en œuvre de «l’organisation scientifique du travail», autrement dit des formes spécifiquement fordistes de domination et d’exploitation du travail prolétaire: celles-ci vont promouvoir la figure du cadre (supérieur et moyen) comme la figure centrale de l’économie fordiste [2]. Tandis que ce sont les enseignants, de l’école primaire jusqu’à l’université mais plus spécifiquement ceux de l’enseignement secondaire, qui vont se charger de former les générations de cadres mais aussi d’ouvriers et d’employés qualifiés dont le fordisme aura besoin dans tous ses aspects et au sein de tous les secteurs de la vie économique, sociale, administrative, culturelle, etc.

Enfin, les valeurs (de modernisation, de rationalisation, de démocratisation) dont le fordisme est implicitement et souvent même explicitement porteur se trouvent être celles de l’encadrement [3]. Ce qui ne peut que souder davantage cette classe sur le plan idéologique, en renforçant sa légitimité (celle de sa situation, de ses intérêts, de ses aspirations, etc.) à ses propres yeux et à ceux des membres des autres classes. Cela se traduit notamment par l’apparition et le développement au cours de cette période de toute une presse hebdomadaire ciblant cette classe et promouvant ses valeurs : L’Express (1953), Le Nouvel Observateur (1964) Le Point (1972), dont Le Monde est à l’époque le pendant au sein de la presse quotidienne.

Dans ces conditions, on peut s’étonner que des pans entiers de l’encadrement se soient eux aussi radicalisés sur le plan politique au cours des années 1960, au point de descendre dans la rue et de monter sur les barricades, bref de participer à la révolte de mai-juin 1968 ainsi qu’à ses suites. C’est que, en dépit des éléments précédents, l’encadrement en général et ses plus jeunes générations en particulier – celles nées après la guerre et qui vont faire partie du monde étudiant dans les années 1960 – ne vont pas trouver leur place au sein de la société française de l’époque. Du moins, la place que cette société leur réserve alors ne correspond pas, pas entièrement ou mal à leurs intérêts, aspirations ou ambitions. Et cela tient, directement ou indirectement, à l’existence de l’alliance formule hégémonique, ressoudée par le régime gaulliste.

Cela apparaît, en premier lieu, sur le plan sociopolitique. C’est que, comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, dès ses origines, l’alliance entre la grande bourgeoisie et les classes moyennes traditionnelles tend à marginaliser politiquement l’encadrement, en en écartant les organisations politiquement représentatives (la SFIO et le PC) des premières places sur la scène politique (la scène parlementaire et gouvernementale, avec ses prolongements électoraux et médiatiques). En somme, elle ne lui permet que de jouer le rôle d’une classe relais de l’alliance hégémonique là où son poids socioéconomique et culturel grandissant lui laisse entrevoir la possibilité d’accéder à la position de classe régnante. Ce qui est précisément le cas, à la même époque, dans bon nombre des Etats d’Europe du Nord via les partis sociaux-démocrates rendant ainsi d’autant plus anachronique et insupportable la situation de l’encadrement en France. On retrouve ici la contradiction interne au régime gaulliste, déjà signalée plus haut, entre sa base sociopolitique (l’ancienne alliance hégémonique) qui marginalise l’encadrement et sa base socioéconomique (la dynamique fordiste) qui tend au contraire à transformer l’encadrement en un acteur clef.

Une contradiction analogue se retrouve, en second lieu, au niveau socioculturel, de manière plus aiguë encore. J’ai indiqué combien l’encadrement est porteur, dans la France des années 1960, des valeurs de la modernité fordiste telle qu’elle s’exprime dans la réorganisation du travail et de la production. Mais il l’est tout autant de celles véhiculées par cette même modernité en dehors du travail, dont nous avons vu plus haut qu’elles se condensent dans des formes de socialisation exigeant et exaltant à la fois une autonomie individuelle élargie et renforcée.

Or, dans la France des années 1960, via l’ancienne alliance hégémonique, la sphère publique reste encore largement dominée par les valeurs et les normes éthiques, morales, politiques et religieuses défendues par les classes moyennes traditionnelles, exaltant l’amour du travail (de type artisanal) bien fait, la petite propriété privée accumulée au terme d’une vie de labeur, la famille dominée par la figure du père autoritaire sinon despotique auquel sont strictement subordonnés l’épouse et les enfants, l’obéissance à l’autorité en général, une morale rigoriste faite de frugalité, de répression de la sexualité en dehors du mariage, un patriotisme largement chauvin aux relents facilement racistes, etc. Et, par-dessus tout, la méfiance à l’égard de tout changement. Il n’était guère besoin de gratter beaucoup le vernis républicain de la vie publique sous le régime gaulliste pour y retrouver la devise pétainiste «Travail, famille, patrie». Pour faire bref, je me limiterai à quelques exemples. Ce n’est qu’en 1965 que les femmes mariées obtiennent l’autorisation d’exercer une activité professionnelle sans autorisation maritale.

En 1966, sous la pression du lobby des associations catholiques, André Malraux interdit l’adaptation cinématographique par Jacques Rivette du roman de Diderot, La Religieuse, jugé anticlérical. Et l’autorisation de la mise sur le marché de la pilule anticonceptionnelle, votée par le Parlement en 1967, attendra encore pendant entre quatre et sept ans ses décrets d’application, en étant par conséquent retardée d’autant. Inutile d’insister davantage sur l’allergie de nombreuses couches et catégories de l’encadrement à l’égard de cet univers culturel dominé par l'autoritarisme et le moralisme, sous la figure tutélaire du père gaullien.

Comme le suggère d’ailleurs les exemples précédents, la contradiction entre les valeurs de modernité et d’autonomie individuelle promues par l’encadrement et les valeurs des classes moyennes traditionnelles est particulière vive sur deux plans: celui des rapports entre les générations (entre parents et enfants, entre enseignants et élèves) et celui des rapports entre genres (femmes et hommes). Elle se réfracte donc notamment au sein des deux principales institutions au sein desquelles ces rapports se reproduisent et s’articulent: la famille et l’école – deux institutions alors en pleine transformation, sous l’effet de la dynamique fordiste qui exige un retour massif des femmes vers l’activité professionnelle (salariée) et une ‘démocratisation’ (toute relative) de l’enseignement secondaire et supérieure. On voit ici se dessiner quelques-unes des lignes de fracture idéologique, des axes de contestation et de revendication politique, des terrains et des enjeux de luttes qui apparaîtront lors de la révolte de certains éléments de l’encadrement en mai-juin 1968 et dans le cours des années suivantes.

Pour achever d’éclairer l’arrière-plan de cette révolte, notons enfin que les précédentes contradictions vont se trouver exacerbées au sein des plus jeunes générations de l’encadrement. D’une part, parce que, moins encore que leurs aînées, elles se reconnaissent alors dans les représentants (organisations et hommes) politiques traditionnels de leur classe: la SFIO du fait de sa compromission dans les guerres coloniales et de son soutien au gaullisme, le PC du fait de son caractère stalinien persistant. Autrement dit, dans le cours des années 1960, ces générations sont orphelines de représentants et se cherchent de nouvelles médiations et références politiques. D’autre part, plus que leurs aînées, elles étouffent dans le carcan de «l’ordre moral» maintenu par l’alliance alliance hégémonique parce qu’elles se trouvent placées à l’entrecroisement des rapports entre générations et des rapports entre genres (elles se trouvent à «l’entrée dans la vie» qui est aussi l’entrée dans la sexualité adulte) qui est l’épicentre des contradictions qui marquent la modernisation fordiste de la société française. Enfin, parmi ces jeunes générations, la part d’autoreproduction de la classe (relativement à la part de leurs membres issus par mobilisation sociale ascendante ou descendante des classes populaires ou des classes supérieures) est sans doute déjà suffisamment importante pour y provoquer un phénomène semblable à celui observé au même moment dans la jeunesse ouvrière: on ne se contente plus de l’acquis moyen auquel le fordisme donne droit dans sa classe, on en veut plus ! 

Les différentes voies et formes de la radicalisation politique de l’encadrement

L’ensemble des éléments précédents explique, pour l’essentiel, la radicalisation politique d’un certain nombre d’éléments de l’encadrement à la fin des années 1960 et au début des années 1970, parallèlement à et en synergie avec l’offensive ouvrière précédemment analysée, les deux mouvements se complétant et se renforçant réciproquement avant de divorcer par la suite. Comme les luttes ouvrières elles-mêmes, cette radicalisation va cependant présenter différents visages: de multiples acteurs, formes de mobilisation, terrains de lutte et, évidemment, objectifs et résultats différents.

Une fois de plus, la clarté de l’exposé impose de les distinguer nettement et d’en traiter sinon séparément du moins successivement. Alors que, dans la réalité, les acteurs se sont mêlés les uns aux autres, le mouvement général amalgamait des mobilisations diverses, l’on passait d’un terrain de lutte à un autre, et les résultats ne se sont distingués et hiérarchisés que très progressivement. J’en ordonnerai l’exposé en allant des éléments les plus radicaux du mouvement aux éléments les plus modérés – qui n’en seront pas moins ceux dont la portée historique sera la plus grande.

Le mouvement étudiant, très rapidement étendu aux lycées, aura constitué le noyau dur, le centre actif et le principal moteur, de la radicalisation politique de l’encadrement. Sa politisation précède en fait l’irruption du printemps 1968: elle procède des mobilisations contre la guerre d’Algérie (qui s’achève en 1962) puis contre l’engagement états-unien au Vietnam. Et, comme les luttes ouvrières, elle se maintiendra jusque dans la seconde moitié de la décennie suivante: en 1973, c’est un vaste mouvement contre une réforme des sursis militaire, suivi en 1976 d’une mobilisation contre la réforme du second cycle des études universitaires.

S’agissant d’une mobilisation de la classe de l’encadrement, cette centralité du mouvement étudiant n’est pas étonnante a priori. En effet, la voie royale d’accès (sinon la seule) à une position socioprofessionnelle assurant l’appartenance à cette classe passe par l’obtention de diplômes scolaires et plus encore universitaires, du moins pour tous ceux et celles issus de cette classe même et a fortiori pour les enfants des classes populaires (agriculteurs, artisans et petits commerçants, ouvriers) en phase de mobilisation sociale ascendante.

En tant qu’appareil assurant la formation et la qualification différentielles des forces de travail, donc la reproduction de la division technique et surtout sociale du travail, l’école (y compris l’université) est l’appareil d’Etat au sein duquel se concentre la reproduction de l’encadrement en tant que classe sociale, y compris sa diversité et sa hiérarchie internes; alors qu’à l’inverse, relativement aux classes populaires (et notamment au prolétariat), l’école fonctionne sur le mode de la disqualification et de l’exclusion. Elle est donc aussi l’appareil au sein duquel les membres de cette classe se socialisent spécifiquement, en y acquérant, en y confortant et surtout en y légitimant la plupart des propriétés objectives (en l’occurrence les titres scolaires) et subjectives (les dispositions, l’habitus) propres à leur classe. Toute radicalisation des jeunes générations de l’encadrement trouvera ainsi toujours son principal lieu d’expression et point d’appui, son creuset en quelque sorte, au sein de l’appareil scolaire; et, inversement, tout mouvement naissant dans le cadre de cet appareil (mouvement lycéen ou étudiant) sera toujours dominé par les éléments de l’encadrement.

Cet élément structurel déterminant la centralité du mouvement étudiant au sein de la radicalisation de l’encadrement va se trouver renforcer, en plein cœur des années 1960, par un certain nombre de facteurs propres à la dynamique fordiste déjà mentionnés précédemment. C’est, d’une part, le gonflement important de la population étudiante et lycéenne, du fait de la ‘démocratisation’ de l’enseignement rendue nécessaire par la modernité fordiste, aspect particulier de la croissance démographique absolue et relative de l’encadrement dont cette modernité est porteuse. D’autre part, nous avons vu que l’école est avec la famille l’une des deux institutions les plus affectées par la réfraction au sein des rapports intergénérationnels de la contradiction entre les valeurs de la modernité fordiste véhiculées par l’encadrement et la persistance de l’univers moral traditionnel attaché à l’ancienne alliance hégémonique: le mode autoritaire du rapport au savoir et des rapports pédagogiques constituera l’une des cibles immédiates du mouvement étudiant et lycéen. Enfin l’aspiration et l’exigence d’une plus grande autonomie individuelle, qui résultent des formes fordistes de socialisation des individus, vont paradoxalement trouver à se renforcer et à se légitimer dans le contenu de l’enseignement scolaire et universitaire encore en cours dans les années 1960, dominé par les humanités, partant par l’héritage de l’humanisme et des Lumières. Les accents de radicalité de la bourgeoisie, s’en prenant aux privilèges de l’aristocratie et à l’obscurantisme de la religion, alors qu’elle n’était encore qu’une classe luttant pour accéder au pouvoir, quoique vieux de plusieurs siècles, se retrouveront dans l’esprit sinon la lettre de certains des revendications et des slogans étudiants de mai-juin 1968. Ainsi, pour me limiter à cet exemple, toutes les revendications et  expérimentations de rapports pédagogiques non autoritaires et de pratiques pédagogiques non directives, effets les plus immédiats du mouvement étudiant et lycéen, plongent-elles leurs racines, via les pédagogues de «l’école nouvelle» de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Montessori, Claparède, Dewey, Freinet, Decroly, Makarenko), dans les principes exposés par Jean-Jacques Rousseau dans son Emile (1762).

Cette centralité du mouvement étudiant tiendra, en dernier lieu, à la présence en lui des groupes et organisations ‘gauchistes’ déjà mentionnés et, dans une moindre mesure (car leur audition a été plus limitée), des groupes conseillistes, anarchistes ou situationniste. Car c’est essentiellement au sein du monde étudiant et lycéen que ces groupes et organisations recruteront au cours de ces années. A travers eux, en effet, d’une part, une grande partie du mouvement étudiant se sera imprégné des concepts et théories, objectifs politiques et mots d’ordre d’un marxisme cependant souvent très sommaire qui, en dépit de ses limites manifestes, n’en aura pas moins contribué à sa radicalisation politique. Tandis que, d’autre part, toujours à travers ces groupes ‘gauchistes’, le mouvement étudiant aura cherché à s’articuler, réellement et symboliquement, avec les luttes ouvrières – sans cependant vraiment y parvenir tant le cordon sanitaire tendu par la CGT et le PC pour éviter au monde ouvrier d’être affecté par le virus ‘gauchiste’ aura été efficace.

A partir de ce pôle de radicalité qu’a constitué le mouvement étudiant et lycéen au cours de ces années, la révolte de l’encadrement s’est diffusée à travers l’ensemble des champs sociaux, à la fois par simple effet de contagion mais aussi par migration vers ces champs des agents de l’encadrement précédemment passés par l’école de la contestation qu’a constitué le foyer universitaire. Il y a ainsi pris part à l’éclosion et au développement de ce que, à la suite d’Alain Touraine, on nommera «les nouveaux mouvements sociaux» [4].

Les principaux, ceux qui auront duré le plus longtemps et auront produit les effets les plus notables et les plus durables en termes de transformation des pratiques et représentations sociales et des rapports sociaux, ont été le mouvement féministe (se mobilisant notamment pour le droit à la contraception et la légalisation de l’avortement) et les mouvements de revendication de la reconnaissance de l’identité homosexuelle, les mouvements écologiste (qui démarre alors, notamment avec la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle de 1974) et antinucléaire (ce dernier surtout dans la seconde moitié des années 1970, lorsque le gouvernement engage un vaste programme de construction de centrales nucléaires), les mouvements antimilitariste (avec la constitution des comités de soldats) et pacifiste (prolongeant le mouvement hippie), les mouvements régionalistes et nationalitaires (en Alsace, en Bretagne, en Corse, dans le Languedoc, au Pays Basque). Mais on aura également vu éclore et se développer des mouvements d’action urbaine (comités de quartiers, comités des usagers des transports en commun) contestant les effets de l’urbanisme fonctionnaliste, des mouvements s’en prenant à l’enfermement carcéral (mouvements de détenus et de soutien aux détenus), des mouvements expérimentant d’autres institutions médicales et d’autres thérapeutiques (dans le domaine de la médecine générale comme dans celui de la psychiatrie), des mouvements expérimentant d’autres pratiques conjugales et familiales (les communautés), les émissions des premières radios pirates, etc. On aura même assisté au printemps 1975 à une éphémère mobilisation des prostituées contre la répression policière et judiciaire de la prostitution.

Par-delà leur hétérogénéité, qui ont d’emblée fait obstacle à leur unification y compris sous une forme fédérative, ces mouvements présentaient cependant quelques traits communs.

1° En premier lieu, leurs terrains de mobilisation et leurs objectifs de lutte se situaient tous en dehors de la sphère du travail et de la production, même s'ils n'étaient pas sans relation avec cette sphère. Sans en avoir toujours clairement conscience, ils exprimaient en effet les tensions et contradictions nées de l’élargissement et de l’approfondissement de l’emprise capitaliste sur l’ensemble des conditions sociales d’existence, de plus en plus étroitement subordonnées aux exigences de la reproduction du capital. En particulier toutes celles qui, comme je l’ai indiqué, aboutissent à l’exacerbation du désir d’individualisation – désir dont la présence sera particulièrement patente dans les mouvements féministe ou de revendication homosexuelle – et qui conduisent logiquement à la contestation des appareils les plus autoritaires: à côté de l’usine, la famille, l’école, l’armée, la prison, l’hôpital psychiatrique, etc. 

2° En deuxième lieu, ces mouvements se caractérisaient précisément par la prédomi­nance en leur sein de l'influence de l'encadrement capitalis­te. C'est que, par leur situation au sein des rapports de production, les membres de cette classe sont moins durement soumis à l'exploitation et à la domination capitalistes dans le travail (dont ils constituent même les agents subalternes) que les prolétaires ou les couches populaires en général. Mais, du même coup, ils sont aussi plus sensibles aux tensions et contradictions que provoque la domination capitaliste sur la société hors du travail, aux dégradations des conditions d'existence qui peuvent en résulter mais aussi aux possibilités nouvelles (aux nouvelles pratiques sociales, aux nouvelles formes d’existence individuelles et collectives) auxquelles elles ouvrent inversement la voie.

3° En troisième lieu, dans les pratiques sociales et politiques qu’ils ont développées, ces mouvements se sont tous caractérisés par deux traits à la fois opposés et complémentaires: d'une part, une action critique et contestatrice, mettant en cause de manière plus ou moins radicale un aspect particulier des conditions sociales d'existence résultant de leur appropriation capitaliste, de leur subordination aux exigences générales de la reproduction du capital, en s’en prenant aux différents pouvoirs civils et politiques maîtres d’œuvre de cette appropriation; et, d'au­tre part une volonté pragmatique de réappropriation immédiate de ces mêmes conditions d'existence, entraînant dans leur sillage une floraison de «contre-pouvoirs» et de «pratiques alternatives» expéri­mentant les voies les plus diverses menant ou censées mener à une pareille réappropriation, y compris les plus directes et les plus transgressives.

4° En quatrième et dernier lieu, ces mouvements sociaux se sont généralement déclarés porteurs d'une nouvelle culture politique, centrée sur le concept d'autogestion, et plus largement de nouvelles exigences et va­leurs éthiques qu’exprimaient toute une série de slogans et de mots d’ordre qui leur ont servi de langue commune: «expérimentation sociale», «vivre autrement», «la qualité de la vie», «la convivialité, «le droit à la différence», etc. Ces mouvements ont ainsi élaboré et diffusé une culture assez largement anti-étatiste et, plus généralement, anti-autoritaire – faisant ainsi écho aux tendances correspondances dans certaines luttes ouvrières ou certaines dimensions de ces luttes, comme j’ai eu l’occasion de me montrer précédemment.

Cependant, en dépit de cette affinité, l’ensemble des caractéristiques précédentes rendait en fait les différents «nouveaux mouvements sociaux» au moins indifférents voire hostiles à l’égard du mouvement ouvrier, notamment de ses principales organisations (le PC et la CGT) et de leur culture étatiste et autoritaire – indifférence et hostilité d’ailleurs réciproques. Coupure qui s’avérera préjudiciable aux deux pôles ainsi mis en tension. Et, de fait, en pleine expansion au début des années des années 1970, ces mouvements n'allaient pas échap­per au reflux général du mouvement social qu'allaient provo­quer, à la fin de la même décennie, tout à la fois l'aggra­vation de la crise économique, le durcissement de l'offensive capitaliste sous couvert de l'idéologie libérale, le recul des luttes prolétaires et l'impuissance globale du mouvement ou­vrier à faire face à cette nouvelle situation. Sans dispa­raître pour autant, ces mouvements vont alors pour la plu­part décliner, tout en continuant cependant à nourrir le développement de mouvements associatifs et de «pratiques alternatives».

Entre-temps, les «nouveaux mouvements sociaux» auront cependant produit deux effets durables au sein de la société française.

En premier lieu, ils ont compté parmi les éléments moteurs d’une véritable «révolution culturelle» (une révolution en matière de mœurs) en remettant en cause les modèles alors dominants en matière de rapports entre hommes et femmes comme entre jeunes et adultes (parents et enfants, enseignants et élèves), partant les pratiques pédagogiques, les pratiques conjugales et familiales, les rapports à la sexualité, les rapports à l’autorité et aux institutions en général, les rapports au travail, etc. Autrement dit, au cours des années 1970, on a assisté à l’effondrement d’une bonne partie de «l’ordre moral», qu’avait jusqu’alors imposé l’ancienne formule hégémonique entrée en crise, au profit du triomphe des valeurs éthiques prônées par l’encadrement; et les «nouveaux mouvements sociaux» y auront pris une part décisive. Dans cette mesure même, ils auront été les vecteurs d’un aggiornamento de la société française: en s’en prenant aux formes capitalistes archaïques de celle-ci, voire aux éléments précapita­listes qu'elle continuait à entretenir, ils auront travaillé à son parachèvement capitaliste. Par exemple, en atta­quant certains aspects de l'aliénation particulière que subissent les femmes comme groupe social, en exi­geant l'égalité des droits (dans la famille, le travail, la société civile, l'Etat, etc.) entre hommes et femmes, le mouvement féministe a contribué à étendre le champ de l’aliénation générale dont tous les individus, sans distinction de sexe, sont victimes dans le capitalisme, à commencer par le tra­vail salarié. Sans doute, le mouvement féministe ne s'est-il nullement réduit à cette tâche ; il n'empêche que cela aura été un de ses effets les plus profonds et les plus durables.

En second, conjointement à cette «révolution culturelle», ces «nouveaux mouvements sociaux» auront contribué à créer les conditions de possibilité d’une réforme institutionnelle de vaste ampleur, mettant en jeu les rapports de l’Etat à la société civile autant que l’organisation interne de l’appareil d’Etat. Rapidement, en effet, tout comme les directions capitalistes des entreprises ont pu ‘récupérer’ (détourner à leur profit) certains aspects et éléments de la critique des formes fordistes de domination et d’exploitation du travail pour développer des formes post-fordistes d’organisation du procès de production, les pouvoirs publics (les dirigeants de l’Etat aux différents niveaux d’exercice du pouvoir d’Etat, notamment à ses niveaux locaux et régionaux) vont chercher et parvenir à ‘instrumentaliser’ la volonté de réappropriation des conditions sociales d'existence manifestée et défendue par les «nouveaux mouvements sociaux» en leur confiant la gestion voire l’organisation de certains éléments de la société civile, tout en les plaçant sous leur tutelle légale et administrative et sous leur dépendance financière. Des crèches parentales palliant l'insuffisance des crèches publi­ques en matière d’accueil de la petite enfance aux comités de quartier élaborant les plans d'urbanisme ou de transports en  commun en liaison avec les services municipaux, tout en se faisant les porte-parole des habitants, les pouvoirs publics ont pu ainsi trouver, parmi les acteurs des «nouveaux mouvements sociaux», des «partenaires responsables» leur fournissant des éléments souvent originaux de solution de problèmes sociaux chroniques qui les avaient tenus en échec jusqu'à présent.

Cette étroite collaboration entre «nouveaux mouvements so­ciaux» et pouvoirs publics locaux et régionaux dans la gestion de la société civile a ainsi été partie prenante d’une restructuration de l’appareil d’Etat, rendue nécessaire en France comme dans d’autres formations centrales, à la fois par la suraccumulation au sein de l’Etat de tâches administratives au cours de la période fordiste, selon la logique même de cette dernière, puis rapidement, à partir du début des années 1980, par les exigences propres à la transnationalisation du capital. Comme j’ai eu l’occasion de le montrer par ailleurs, celle-ci implique en effet une démultiplication de l’appareil d’Etat, le contraignant à se décharger sur ses ins­tances locales et régionales des tâches subalternes de régulation sociale, et notamment de toute la gestion de la reproduction de la force sociale de travail [5].

Et, on l’aura deviné, à la faveur de cette réforme institutionnelle, impliquant notamment la collaboration entre «nouveaux mouvements sociaux» et pouvoirs publics locaux et régionaux, certains membres de l’encadrement vont pouvoir satisfaire leur ambition politique, en se convertissant de militants contestataires ou d’animateurs de «pratiques alternatives» en de nouveaux notables locaux. Ainsi les «nouveaux mouvements sociaux» auront-ils permis à l’encadrement non seulement de rendre prédominantes dans l’espace public certaines de leurs valeurs éthiques mais encore (en ce qui concerne au moins une minorité de leurs membres) de jouer enfin un rôle politique et d’occuper des positions institutionnelles à la mesure de leur poids socioéconomique.

La sortie de la marginalité politique: vers le PS de 1971 et l’Union de la gauche (UG) de 1972

Pour parachever son entreprise visant à sortir de sa marginalité politique antérieure, il manquait encore à l’encadrement de disposer d’un appareil politique approprié, qui lui permette d’ambitionner de voir un jour ses représentants accéder à l’exercice du pouvoir d’Etat. La constitution de cet appareil et sa marche au pouvoir vont constituer le troisième et dernier moment de sa mobilisation générale au cours des années 1970.

Le premier moment de cette marche au pouvoir est constitué par la refondation de la gauche non ‘communiste’ qui intervient à la fin des années 1960. Sous la direction de Guy Mollet, incapable de prendre la mesure des transformations en cours dans la société française, la vieille SFIO n’avait cessé de s’affaiblir tout au long de la décennie, en perdant adhérents et voix aux élections. Elle touche le fond lors de l’élection présidentielle de juin 1969, où son candidat (Gaston Defferre) recueille à peine 5% des suffrages, très loin derrière le candidat du PC, Jacques Duclos (21,5 %). Dès le mois suivant se tient un congrès extraordinaire au cours duquel la SFIO se dissout pour renaître sous le nom de Nouveau Parti Socialiste, rapidement appelé Parti Socialiste (PS), en englobant différents groupements extérieurs à la SFIO, le tout sous la direction d’Alain Savary qui entreprend la rénovation de la «vieille maison» ‘socialiste’. Celle-ci va notamment aboutir, lors du congrès d’Epinay (juin 1971), à l’intégration au PS de la Convention des institutions républicaines de François Mitterrand, qui devient aussi le nouveau secrétaire général du parti. En 1965, ce dernier avait déjà été le candidat unique de la gauche à la première élection présidentielle au suffrage universel, en parvenant à mettre en ballottage le général de Gaulle et en totalisant 45 % des suffrages exprimés au second tour.

L’année suivante (1972) voit la conclusion entre le PS et le PC d’une alliance politique, l’Union de la gauche (UG), destinée à leur permettre de conquérir une majorité parlementaire et d’exercer les responsabilités gouvernementales. Ils seront rapidement rejoints par l’aile gauche de ce qui reste de l’ancien Parti radical (les «radicaux de gauche»). Ainsi, pour la deuxième fois depuis le congrès de Tours (1920) qui a vu l’éclatement de la SFIO entre frères ennemis ‘communistes’ et ‘socialistes’, et trente-six ans après l’éphémère expérience du Front populaire (1936-1937), assiste-t-on a la constitution d’une alliance entre l’ensemble des partis de gauche. Il est évident que cette alliance n’aurait pas eu lieu sans la double mobilisation du prolétariat et de l’encadrement qui est alors, encore, en pleine dynamique ascendante: c’est sous la pression de cette mobilisation qu’elle s’est conclue. Mais il est non moins évident qu’elle en exprime, d’emblée, les ambiguïtés et les contradictions internes.

Celles-ci se retrouvent tout d’abord dans la composition sociologique des deux principaux protagonistes de cette alliance. La base sociale (les électeurs, les adhérents, les militants) du PC tout comme celle du PS se recrutent conjointement au sein du prolétariat et de l’encadrement, mais selon des proportions très différentes: le prolétariat est prédominant au sein de la base du PC, alors que celle du nouveau PS est d’emblée dominée par une majorité de membres de l’encadrement.

De plus, y compris au sein de chacune de ces classes, ce ne sont pas les mêmes couches et catégories qui sont concernées: la base prolétaire du PC est essentiellement ouvrière, tandis que celle du PS comprend davantage d’employés; les éléments de l’encadrement que mobilise le PC sont presque exclusivement des techniciens et ingénieurs de l’industrie et une partie des enseignants (primaires et secondaires) tandis que le PS recrute bien plus largement au sein de l’ensemble de la classe de l’encadrement, y compris et surtout dans les secteurs extérieurs à l’industrie.

Le contraste entre les deux formations s’accentue encore lorsqu’on scrute la composition sociologique de leur appareil respectif (les élus, les responsables de fédérations, les permanents, les instances dirigeantes).

Celui du PC est largement composé d’anciens prolétaires (essentiellement des ouvriers de métiers ou des ouvriers professionnels, ayant cependant changé d’appartenance de classe de ce fait entre-temps); tandis que celui du PS est très majoritairement composé de membres de l’encadrement (essentiellement de sa fraction publique, les enseignants s’y taillant la part du lion); mais il inclut aussi des membres des professions libérales et même des membres issus de la bourgeoisie.

Par conséquent, si globalement l’alliance entre PC et PS constitue l’armature d’un bloc social englobant des pans entiers de l’encadrement et du prolétariat, il est clair que le rapport de forces entre ces deux classes, donc l’hégémonie dans l’alliance, va se jouer dans le bras de fer qui continue à opposer les deux formations derrière la façade de «l’union de la gauche». Car «l’union est un combat», selon une formule qui s’emploiera souvent au cours de ces années.

Ce bras de fer va s’exprimer notamment au niveau des orientations programmatiques de l’alliance. L’UG se réalise en effet initialement autour d’un programme politique, le fameux «Programme commun de gouvernement». Derrière une phraséologie révolutionnaire (il y est question de «rupture avec le capitalisme») et un verbiage marxisant (on y parle de «luttes des classes») destinés à charmer ou à duper les éléments radicalisés de la base sociale des deux formations, il s’agit en fait d’un classique programme réformiste visant à parachever la construction du fordisme en France. Dans cette mesure même, il porte ainsi, à son origine, davantage l’empreinte du PC que celle du PS – et on retrouve ici ce que j’ai déjà eu l’occasion de dire antérieurement sur le rôle joué par le PC et la CGT en tant que protagonistes du compromis fordiste en France. Mais cela signifie aussi que, d’emblée, on a affaire à un programme qui se situe dans la perspective de la conclusion finale d’un compromis entre le bloc social prolétariat-encadrement (en gros le monde salarial) avec la classe dominante, en dépit de quelques éléments, accents et références propres à effrayer cette dernière.

Cependant, au fur et à mesure où l’on avance dans la décennie 1970, les orientations programmatiques de l’UG vont subir des inflexions.

D’une part, avec la rupture dans la dynamique longue de croissance du régime fordiste de reproduction qu’inaugure le premier «choc pétrolier», des doutes commencent à s’installer du côté de certains dirigeants socialistes sur l’opportunité ou tout simplement l’efficacité du «programme commun» au regard de la nouvelle situation économique (dont on perçoit néanmoins encore mal la nature).

Sans doute comptent-ils toujours sur les recettes keynésiennes classiques (hausse des salaires directs et indirects, création d’emplois dans le secteur public, lancement de quelques grands chantiers de travaux publics, réduction du temps de travail hebdomadaire à 35 heures, abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans) pour sortir de la stagflation; mais, sous couvert de «l’actualisation du programme commun», ils demandent que soit révisée à la baisse l’ambitieuse liste de nationalisations industrielles et bancaires initialement prévues par ce programme. Le refus opposé par le PC à une pareille révision aboutira à la rupture l’UG à l’automne 1977, ce qui fera perdre à cette dernière les élections législatives du printemps suivant, que sa progression électorale constante depuis 1973 lui donnait pourtant de sérieuses chances de gagner.

D’autre part, à l’intérieur du PS lui-même, à partir du milieu de la décennie, on assiste à la montée en puissance d’un courant s’autodésignant comme «deuxième gauche», se nourrissant des références à l’autogestion, aux «nouveaux mouvements sociaux», aux «pratiques alternatives» et à «l’expérimentation sociale», prenant le parti de la «société civile» contre l’Etat, hostile à l’étatisme censé caractériser l’ancien mouvement ouvrier, tant dans sa version sociale-démocrate que dans sa version stalinienne. Ce courant se trouve renforcé par le ralliement au PS d’une bonne partie du PSU à l’automne 1974 à la suite de Michel Rocard. Il trouve également un relais et un appui au sein de la CFDT qui, dès 1976, sous l’impulsion d’Edmond Maire, prend ses distances par rapport à l’UG et prépare le virage à droite de son organisation qui s’amorcera avec le «recentrage» voté lors de son  congrès de 1978.

Et, bien évidemment, cet ensemble de forces appuie la direction du PS dans son bras de fer avec le PC; de même qu’il prépare la réception, par une partie des élites politiques de gauche, au cours de ces mêmes années, du discours «antitotalitaire» élaboré par de soi-disant «nouveaux philosophes» (Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann en sont les plus connus), passés en quelques années «du col Mao au Rotary Club» selon l’heureuse formule ironique de Guy Hocquenghem, dans le but de vacciner définitivement la gauche contre le marxisme.

A la fin de la décennie, le parti de bras de fer entre PC et PS tourne manifestement à l’avantage de ce dernier. Sur le plan électoral, en moins de dix ans, il est parvenu a rattrapé et dépassé le PC; et, à la fin des années 1970, et il s’affirme clairement comme le principal parti de gauche [6]. Quand le PC s’en rend compte et se lance dans la surenchère lors de « l’actualisation du programme commun» conduisant à la rupture de l’UG, il est déjà trop tard: la désunion de la gauche profitera électoralement encore davantage au PS que son union. De surcroît, en tenant tête au PC, l’équipe dirigeante du PS, Mitterrand en tête, donne des gages à la bourgeoisie et à ses alliées, qui contribueront à sa victoire électorale de mai  et juin 1981.

En fait, l’évolution du rapport de forces entre PS et PC au cours des années 1970 ne fait que sanctionner la différence de ligne politique entre les deux formations tout au long de la décennie. Durant cette dernière, le PS s’ouvre à toutes les contestations qui se développent au sein de la société française, tant du côté des luttes ouvrières que de celui des «nouveaux mouvements sociaux», il fait siennes (non sans les filtrer) toutes leurs thématiques et problématiques, il intègre (en les digérant et en les assagissant) toutes les forces militantes nouvelles (parmi lesquelles surtout des membres de l’encadrement) qu’elles révèlent – ce qui a pu faire parler à son sujet de «parti attrape-tout». Bref, il capitalise à son profit politique l’aspiration générale bien que diverse et quelquefois confuse au «changement de société» qui s’exprime alors à travers la conflictualité sociale multiforme [7].

Le PC tendra, au contraire, à se fermer à cet ensemble d’éléments nouveaux, à se recroqueviller sur ses acquis (organisationnels et «programmatiques»), telle une citadelle assiégée. Ayant déjà raté le tournant de la «déstalinisation» à la fin des années 1950, il manquera alors une seconde occasion d’aggiornamento, y compris lorsqu’il y sera invité par ses «partis frères», le Partito comunista italiano et le Partido comunista de España, dans le cadre de «l’eurocommunisme» qui tentera vainement de prendre forme dans la seconde moitié de la décennie. Rien ne symbolise mieux alors la sclérose du PC que son secrétaire général, l’inénarrable Georges Marchais, dont l’arrogance gouailleuse n’avait d’égal que la médiocrité théorique et politique. Osant en 1979 encore défendre la thèse du «bilan globalement positif» de l’URSS et de ses satellites d’Europe de l’Est ainsi que la légitimité de l’intervention ‘soviétique’ en Afghanistan, il a accompagné au cours de ces années le PC dans la voie sans retour d’un déclin inéluctable.

Mais plus encore que dans l’incapacité du cadre de direction large du PC à procéder à son aggiornamento politique, ce déclin s’inscrit alors, sans que ses dirigeants n’en aient conscience, pas plus d’ailleurs que la plupart des observateurs de la vie sociale et politique française, dans les caractéristiques de la nouvelle période du développement du capitalisme qui est en train de s’ouvrir à la faveur de la crise du régime fordiste d’accumulation.

Celle-ci va en effet remettre en question tous les piliers sur lesquels le PC s’était édifié depuis des lustres et quelquefois même depuis ses origines: sa base ouvrière, qui va s’affaiblir quantitativement (en nombre) et qualitativement (en combativité) sous l’effet conjugué des licenciements massifs qui vont se succéder dans certaines branches (la sidérurgie, les chantiers navals, l’industrie automobile et la métallurgie plus généralement) à partir de la fin des années 1970 et le début des années 1980 et de l’introduction des formes postfordistes d’organisation du travail et de la production; sa stratégie national-étatiste, faisant de l’Etat national le cadre et le levier de toute action politique et de toute transformation sociale, dont la transnationalisation du capital et les politiques néolibérales qui vont l’accompagner vont singulièrement réduire les capacités d’intervention; enfin et conséquence, le compromis fordiste, dénoncé par la bourgeoisie qui n’en veut plus parce qu’elle ne peut plus en payer le prix, alors que le PC est progressivement tout entier laissé intégré dans son cadre et son jeu institutionnel, comme nous l’avons vu.

Les bases (fragiles) d’une nouvelle formule hégémonique

La gauche française s’assure donc une majorité parlementaire et la conquête de la tête de l’Etat (la présidence de la République) en mai-juin 1981, treize ans après le séisme de 1968, dans une conjoncture politique très particulière. Sa victoire électorale est due notamment aux divisions de la droite entre gaullistes (conduits par Jacques Chirac) et libéraux (regroupés derrière le président sortant Valery Giscard d’Estaing); division qui n’est pas étrangère aux effets de la rupture désormais consommée de l’ancienne alliance hégémonique entre la grande bourgeoisie et les classes moyennes traditionnelles.

Mais si la droite se trouve ainsi affaiblie, il en va autant pour la gauche, en dépit de sa victoire électorale. Elle l’est tout d’abord par sa division persistante, qui ne l’empêchera pas cependant de gouverner ensemble, ensuite par le déclin irrémédiable dans lequel le PC est engagé, enfin est surtout par le reflux des luttes ouvrières et des «nouveaux mouvement sociaux» sensible comme nous l’avons vu dès la fin des années 1970. Mais, si ce reflux place la gauche gouvernementale en situation de faiblesse dans son rapport de forces avec la bourgeoisie, il lui confère également une plus grande autonomie par rapport à sa propre base sociale.

C’est de la conjonction des différents facteurs précédents que va résulter le dénouement du drame politique qui s’est noué vingt ans plus tôt. Elle va en effet permettre la fondation d’une nouvelle alliance hégémonique, non sans quelques péripéties supplémentaires. Car, si, à la faveur des deux présidences de Mitterrand (1981-1995) la gauche s’en est faite l’artisane, c’est essentiellement sur la base de l’échec de son projet initial [8].

1. Ce projet, nous le savons, vise à renouer avec la dynamique du régime fordiste de reproduction du capital à travers, d’une part, une classique politique keynésienne de relance, d’autre part un programme de nationalisations industrielles et bancaires. Et c’est à cette double tâche que, installée à la tête de l’Etat, la gauche s’atèle immédiatement.

En fait, pareil projet est d’ores et déjà anachronique – ce que ses promoteurs ignorent pour la plupart ou n’osent encore avouer pour quelques-uns d’entre eux qui en ont conscience. Il tente vainement de relancer un régime d’accumulation du capital qui est complètement à bout de souffle; et il parie sur un mode de régulation de cette même accumulation qui présuppose que la circulation du capital ait lieu essentiellement à l’intérieur de frontières nationales, alors même que l’internationalisation de cette circulation n’a cessé de s’étendre et de s’intensifier depuis le milieu des années 1960 et que les premières vagues de «libéralisation» initiées par les gouvernements Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux Etats-Unis viennent de l’accélérer brutalement.

De fait, la mise en œuvre par la gauche de son programme économique et social la mène à l’échec en quelques mois. D’une part, sa politique de relance économique par la consommation n’aboutit qu’à une aggravation de l’inflation, ainsi qu’à un alourdissement du déficit du commerce extérieur, dans un contexte d’ouverture et d’interdépendance croissantes des économies européennes; d’autant plus que simultanément les gouvernements des principaux autres Etats européens ont engagé des politiques d’austérité. Tandis que, d’autre part, les nationalisations industrielles et bancaires manifestent très rapidement, elles aussi, leurs limites: les monopoles nationaux ainsi constitués ou projetés ne sont manifestement pas de taille à affronter leurs concurrents étrangers sur le marché mondial; seules des alliances internationales peuvent désormais leur permettre d’opérer au niveau de ce marché.

Si bien que, à partir du printemps 1983, la gauche gouvernementale, non sans réticences de la part de certains de ses membres (du côté du PC mais aussi à l’intérieur du PS), engage une révision de ses choix initiaux pour se rallier à une politique néolibérale, en suivant en cela l’exemple de la totalité des gouvernements des Etats centraux (à la seule exception notable alors du Japon). Politique impliquant le développement du chômage, l’austérité salariale (une croissance des salaires moindre que celle de la productivité moyenne), une déréglementation du marché du travail (le développement des différentes formes de travail précaire), la libéralisation du marché des capitaux, la privatisation des entreprises publiques et d’une partie des services publics, etc. En un mot, tout le contraire de ce que son programme prévoyait et de ce qui est, plus largement, synonyme d’une politique de gauche. Orientation nouvelle dans laquelle la gauche s’engage tout d’abord honteusement sans l’avouer (le Premier ministre Pierre Maurois parle alors d’une «simple pause» dans les réformes et de l’ouverture d’«une parenthèse») ; puis de manière de plus en plus résolue (après que Pierre Maurois aura été remplacé l’année suivante par Laurent Fabius) ; avant de l’adopter définitivement et d’en faire son nouveau credo (ce sera chose faite lors de la campagne pour les élections présidentielles puis législatives du printemps 1988 qui la ramène au pouvoir après sa défaite électorale de 1986).

Evidemment, pareille politique était (et reste) parfaitement conforme aux intérêts et aux exigences de la partie la plus transnationalisée de la classe dominante, en France comme à l’étranger. En échange de cet acte d'allégeance à ses intérêts de l'heure, la gauche gouvernementale (désormais largement dominée par le PS et celui-ci par la «seconde gauche») aura ainsi gagné sa confiance durable: elle aura obtenu, de sa part, la reconnaissance de sa capacité et, plus encore, de son droit à «gérer loyalement le capitalisme» selon la célèbre expression de Léon Blum, en pouvant dès lors rivaliser avec la droite sur ce terrain.

Mais, par ailleurs, il aura fallu à la gauche faire accepter cette soumission aux intérêts du capital transnationalisé à sa propre base sociale. En ce qui concerne l’encadrement, elle y sera parvenue, en partie au moins, en offrant à certaines des ces couches et catégories, en guise de compensation, des opportunités de satisfaire leurs ambitions de pouvoir : des prébendes et des sinécures dans la société politique (les appareils d'Etat) ou dans la société civile (les mouvements associatifs). Le remodelage de l’appareil d’Etat, engendré par les lois de décentralisation (1982-1983), aura créé de multiples opportunités de cette nature. Ainsi a émergé une nouvelle génération de «notables roses», issus de l'encadrement, occupant postes et strapontins de la base au sommet de ce nouveau dispositif de pouvoir, en particulier dans l’articulation entre des pouvoirs locaux renforcés et des mouvements associatifs promu partenaires de ces pouvoirs dans la gestion de bon nombre d’équipements collectifs et de services public. En somme, une systématisation du dispositif qui avait commencé à se mettre en place dans les années 1970.

Il aura fallu, enfin, mettre au pas le prolétariat. Et c’est bien à quoi la gauche gouvernementale se sera employée tout au long des deux présidences mitterrandiennes. Tout au long de la décennie 1980, elle aura su entamer l’entreprise de remise en cause des acquis de la période fordiste avec plus de détermination que la droite n’avait osé jusqu’alors en manifester. C’est elle qui, par exemple, a imposé et fait accepter, par l’intermédiaire et avec l’aide des organisations syndicales, une politique d’austérité salariale synonyme de baisse programmée du niveau de vie (en mettant fin à l’indexation des salaires sur les prix), ce que la droite avait différé des années durant de peur de l’affrontement avec le prolétariat et, plus largement, le monde salarié que cela risquait d’entraîner. C’est elle toujours qui aura commencé à réduire l’étendue des droits à la protection sociale (contre la maladie, contre le chômage) et d’en durcir les conditions d’accès. C’est elle encore qui a été capable d'entamer la capacité conflictuelle du prolétariat, déjà sensiblement émoussée lors de son arrivée au pouvoir, en tenant en échec les grèves ouvrières de 1983 et 1984 dans les secteurs en restructuration (charbonnages, sidérurgie, chantiers navals, automobile), mais aussi, tout simplement, par le développement du chômage et de la précarité. Elle s'est ainsi montrée experte dans l'art d'affaiblir durablement le mouvement ouvrier, notamment par l’intégration accrue de ses organisations syndicales dans l'appareil d'Etat et par leur compromission avec les attaques contre leur propre base. Bien plus, n'est-elle pas allée jusqu'à transformer une partie dudit mouvement en défenseur convaincu de sa politique néolibérale ? Que l'on pense ici à la dérive droitière de la CFDT, passée en quelques années de la lutte pour le «socialisme autogestionnaire» à l'exaltation des vertus de «l'économie de marché», son secrétaire général (Edmond Maire) finissant par qualifier la grève d’«archaïsme». En définitive, la gauche gouvernementale et ses relais syndicaux auront ainsi favorisé le sauve-qui-peut général au sein du prolétariat, le repli sur les réflexes corporatistes et les pratiques individualistes. Repli propice à l'intériorisation de l'idée que « Il n'y a pas d'autre politique possible» et que «Avec la droite, ce serait encore pire !», masquant ainsi le fait que la gauche était devenue entre-temps une seconde droite.

2. Ainsi, tout au long des années 1980, la gauche gouvernementale, PS en tête, est parvenue à créer les conditions du consentement d'une large majorité du «peuple de gauche» (encadrement et prolétariat) aux orientations de sa politique néolibérale et de la politique néolibérale tout court – qu’elle soit menée par la gauche ou par la droite. Une politique docile aux intérêts et exigences d'un grand capital largement transnationalisé, dont elle se contente tout juste de tempérer certaines conséquences sur le plan social.

Consentement passif pour l'essentiel, comme aurait dit Gramsci. Car il est surtout fait de résignation à l'ordre existant, sur des modes divers: de satisfaction d'ambitions médiocres pour les uns,  d'espoirs déçus et d'illusions perdues pour les autres, de renoncement et de découragement pour d’autres encore, de dépolitisation enfin pour en nombre croissant, conduisant à l’aggravation de l’abstentionnisme électoral voire à la non-inscription sur les listes électorales, dont la gauche peut être à l’occasion elle-même la victime (cf. ce qui s’est passé lors des élections présidentielles et législatives du printemps 2002). Résignation que vient renforcer l'incapacité d’ouvrir une véritable alternative politique à la gauche de la gauche gouvernementale, et ce en dépit du développement de l’altermondialisme (notamment dans et autour de l’association ATTAC et de la Fondation Copernic) et de la persistance d’une polarisation d’une partie de la base sociale de la gauche par des formations d’extrême gauche. De ce fait, c’est aussi un consentement fragile et précaire. Il n'exclut pas la reprise ponctuelle de la conflictualité populaire, comme on l’a vu à différentes reprises: lors des mouvements de grèves des infirmières, des instituteurs, des agents du fisc en 1987-1988, lors du grand mouvement de grève de novembre-décembre 1995 contre la ‘réforme’ de l’assurance-maladie, lors des mouvements de grève du printemps 2003 contre la ‘réforme’ de l’assurance vieillesse dont la dynamique a créé les conditions d’une grève générale, là encore torpillée par les directions syndicales.

Mais c’est tout de même un consentement, qui crée du même coup un espace suffisant pour la fondation d'un nouveau bloc hégémonique, reposant sur l’alliance du grand capital transnational avec les catégories supérieures de l’encadrement, trouvant relais et appui au sein du gros de l’encadrement et de certaines couches du prolétariat, l’encadrement occupant ainsi globalement la place réservée aux classes moyennes traditionnelles dans l’ancienne formule hégémonique. C’est désormais sur ce bloc que repose l’hégémonie de la classe dominante en France, comme d’ailleurs dans la plupart des Etats centraux (du moins en Europe).

C’est notamment sur ce bloc (sur les rapports de force entre ces différents éléments constitutifs) que s’appuie l’alternance au pouvoir, depuis une vingtaine d’années, de coalitions gouvernementales de droite et de coalitions gouvernementales de gauche. Des coalitions aux  orientations politiques fondamentalement communes, axées sur la gestion néolibérale de l’insertion de l’économie et de la société françaises dans le marché mondial (et tout d’abord dans l’Union européenne), selon les intérêts de la fraction transnationalisée du capital. Des coalitions qui ne diffèrent plus guère entre elles que sur le rythme auquel il convient de procéder aux ‘réformes’ nécessaires à cette fin, ainsi que sur les contreparties dont il convient d’assortir ces réformes pour les rendre moins douloureuses pour les classes populaires.

Cette alternance traduit à la fois la fragilité relative de ce nouveau bloc hégémonique, du fait qu’il ne repose que sur le consentement passif d’une bonne partie de sa base sociale et que la cohésion entre ces différents éléments constitutifs est encore imparfaite. Mais, paradoxalement, cette alternance garantit aussi la force de ce bloc, sa capacité de durer et de se renouveler, puisque elle offre toujours une solution gouvernementale de rechange à l’usure qu’implique inévitablement l’exercice du pouvoir, qui plus est lorsque la politique pratiquée ne peut qu’être impopulaire.

En forme de conclusion

Ecrire l’histoire d’un cycle de luttes sociales, politiques et culturelles près d’un demi-siècle après qu’elles ont eu lieu présente inévitablement le risque de céder à la tentation de ne les considérer que sous l’angle de ce qu’elles ont fini par advenir, des résultats historiques qu’elles ont fini par produire.

Savoir comment l’histoire s’est terminée, au moins provisoirement, présente évidemment l’avantage de pouvoir l’ordonner selon sa fin, tout en risquant de faire du même coup de cette fin une finalité immanente, un telos vers lequel elle aurait été inévitablement orientée, à l’insu de ses acteurs, en faisant par conséquent des actions de ces derniers une simple ruse de l’Histoire et de leurs représentations des illusions voire des fantasmes que l’historien peut dès lors considérer, selon les cas, avec un dédain ironique ou une pitié bienveillante. Au risque de ne pas comprendre, comme je pense l’avoir montré, combien ces illusions comprenaient aussi une part de vérité, liées à des possibles non advenus et cependant effectifs.

J’espère être parvenu, dans cet article, à éviter cet écueil majeur en montrant combien cette histoire a été celle de luttes de classes, avec ce que celles-ci comprennent nécessairement d’indétermination a priori – car leur issue est toujours fonction de l’évolution des rapports de forces qu’aucun des protagonistes ne peut ni maîtriser ni prévoir. Si, dans une telle histoire, tout n’est pas possible, rien n’y est non plus jamais écrit d’avance. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que cette histoire se terminât comme elle s’est (provisoirement) conclue. En France comme ailleurs, l’Histoire continue.

On pourra me reprocher, en second lieu, que, en cherchant à replacer la crise politique majeure qu’a connue la France en mai-juin 1968 dans son histoire sociale longue, j’en ai en quelque sorte inévitablement réduit l’ampleur – de la même manière qu’un pic montagneux apparaît moins élevé et tend progressivement à se fondre dans le paysage au fur et à mesure où l’on s’éloigne de lui ou qu’on s’élève pour embrasser du regard un champ géographique plus vaste. J’espère au contraire avoir montré que, au regard de l’histoire longue de la formation sociale française, la crise de mai-juin 1968 a bien été un événement majeur, auquel seule la Commune de Paris peut être comparée. C’est d’ailleurs le sens même de ma démonstration: à près d’un siècle de distance, les deux événements ont été les points de départ d’un cycle hégémonique. Espérons simplement que celui ouvert par mai-juin 1968 sera moins long que celui auquel il a mis fin !

Un troisième reproche qui pourra m’être adressé est d’avoir traité séparément les deux faces de mai-juin 1968 et de ses suites: le cycle de luttes ouvrières, le mouvement étudiant et les «nouveaux mouvements sociaux», alors que les deux ont été inséparables et se sont nourris mutuellement. Le reproche est, cette fois-ci, en partie justifié. Cependant, outre que j’ai eu soin de mentionner l’articulation entre ces deux faces du mouvement, leur traitement différé plutôt que séparé était nécessaire à la clarté de mon exposé analytique des différents acteurs et moments du processus sociopolitique particulièrement complexe qui se déroule en gros entre 1968 et 1981. Complexité que je prétends d’ailleurs pas avoir épuisé par mon analyse.

Enfin, dernier reproche que peut susciter cet article, mon analyse de la crise de mai-juin 1968 est restée enfermée dans une perspective très franco-française; alors que cette crise a pourtant été partie prenante d’un mouvement plus général de contestation du monde alors existant, qui a largement débordé les frontières de l’hexagone. Je pourrais cependant faire valoir que, d’une part, nulle part (hormis sans doute l’Italie), ce mouvement général de contestation n’a été aussi puissant et radical qu’en France; et que, d’autre part, j’ai pris soin de commencer par rappeler le contexte international général dans lequel il s’est déroulé en France. Mais je concèderais volontiers que ces quelques remarques sont très insuffisantes et qu’une histoire de l’ensemble de cette période, de ce cycle international de luttes des classes qui a été aussi un cycle de luttes internationales, de luttes entre Etats-nations, luttes à la fois interimpérialistes et anti-impérialistes, reste à écrire.

* Alain Bihr est professeur à l’Université de Besançon. Il vient de publier Le système des inégalités (La Découverte 2008). Il a publié aux Editions Page deux La novlangue néo-libérale (2007) et La préhistoire du Capital. Le devenir-monde du capitalisme (Tome 1), en 2006.

1. Plus que les différences de nature et de destin de ces deux protagonistes du mouvement de mai-juin 1968,  ce sont les exigences propres à l’analyse de ce mouvement qui m’ont conduit à en traiter séparément dans cet article. Dans la réalité, les deux composantes n’ont pas cessé d’interférer, ainsi que j’espère l’avoir montré.

2. Cf. à ce sujet Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Editions de Minuit, 1982, chapitre II.

3. Cf. Entre bourgeoisie et prolétariat…, op.cit., pages 251-269.

4. Cette dénomination a été proposée dans la seconde moitié des années 1970 par Alain Touraine et son école sociologique (Dubet, Wieviorka). Les deux ouvrages fondateurs de cette approche ont été La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969 et La voix et le regard, Paris, Le Seuil, 1978. Cette dénomination a fini par s’imposer, raison pour laquelle je la reprends ici, sans pour autant partager en rien les interprétations dont ces mouvements ont fait l’objet de la part de l’école tourainienne. J’en ai proposé une analyse alternative dans Du “Grand Soir” à l’alternative, op. cit., chapitre VIII, dont je ne reprendrai ici que quelques éléments et à laquelle je renvoie ceux qui désireraient en approfondir l’analyse.

5. J’en ai rendu compte notamment dans Du ‘Grand Soir’ à l’alternative, op. cit. , chapitre VI et dans «De l’Etat ‘inséré’ à l’Etat ‘démultiplié’» in Le crépuscule des Etats-nations, Lausanne, Page deux, 2000.

6. Voici par exemple l’évolution du pourcentage des suffrages exprimés recueillis par le PC et le PS (ou apparentés) au premier tour des élections législatives entre 1968 et 1981:

Année

1968

1973

1978

1981

PC

20,0

21,4

20,6

16,1

Gauche ‘socialiste’

16,9

21,2

26,3

38,3

Source: http://www.france-politique.fr/resultats-elections-legislatives.htm

 

 

7.Symptomatiquement, le programme adopté par le PS début 1972 s’intitule Changer la vie, reprenant ainsi une formule du poète Rimbaud qui était réapparu parmi les slogans de mai-juin 1968.

8. Je résumerai ici pour l'essentiel l'analyse que j'en ai développée en détail dans La Farce tranquille, Paris, Ed. Spartacus, 1986, tout en en infléchissant certaines conclusions.

(10 mai 2008)

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