Argentine

 

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Un patronat qui rechigne à investir

Claudio Scaletta *

En 2005 l’économie de l’Argentine a rejoint le niveau de 1998, qui marque le début du retournement, qui ira s’accélérant, de l’économie. Toutefois le contexte social est complètement différent. Tout d’abord, malgré une croissance importante ces dernières années, le Produit intérieur brut (PIB) par habitant est inférieur de 2,8% à celui de 1998, car la population a augmenté plus. Le taux de chômage – en ne prenant pas en compte les personnes qui reçoivent des «plans d’aide» – a augmenté de 2,4%, ce qui implique que le nombre de chômeurs dépasse de quelque 400'000 celui de 1998. Le nombre de pauvres a explosé: il a augmenté de 4.3 millions. Et le nombre d’indigents (un dollar par jour) atteint 2,7 millions de personnes.

L’écart des revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres s’établissait à 22,8 fois en 1998. Fin 2005, il se situe à 31. 

Le salaire médian en Argentine se trouve à un niveau très bas, peut-être le plus bas depuis un demi-siècle. Cela traduit le rapport de force social qui est le produit d’un chômage et sous-emploi massif depuis des années. Dès lors la relance économique prend appui sur une plus grande exploitation du travail, sur une paupérisation massive et sur une distribution des revenus encore plus inégalitaire.

Les gains obtenus par les employeurs et leur destination (un investissement limité et des dépenses de consommation élevées) indiquent qu’il existerait un «espace» suffisant pour une hausse des salaires. Toutefois, l’attitude rétive du patronat face à l’investissement est un clair indicateur de la façon dont l’Argentine se reprofile dans la division internationale du travail, suite à la crise massive du début du XXIe siècle. Réd.

Les dernières données statistiques concernant la «distribution fonctionnelle» des revenus en Argentine indiquent que, depuis le début des années 1990, la classe des employeurs – soit 6% de la population active – a augmenté sa part de revenu dans le produit intérieur brut de presque 10 points. Ainsi, il y a un an, elle s’appropriait environ 70% du total. Conjointement, cet accaparement accru de la richesse sociale a été accompagné d’une augmentation importante de la part consacrée à la consommation. En 2004, les capitalistes argentins consacraient 69,7% de leurs revenus à la consommation contre 63% en 1993. Dès lors, le nouveau consumérisme des employeurs prend appui sur la paupérisation croissante des secteurs salariés et des indépendants. De même, cela se traduit par une réduction de la part des revenus destinés à l’investissement. Ils ont diminué de 10 points durant la même période (1993-2004), passant respectivement de 48,3% à 37,6%.

Ces chiffres suscitent des questions inquiétantes pour ce qui a trait à la croissance. Pourquoi les employeurs n’augmentent-ils pas leurs investissements quand leurs revenus croissent de manière significative ? Dans quelle mesure les salarié.e.s, étant donné leur participation réduite aux revenus, seront-ils capables de se reproduire comme force de travail, disposant des caractéristiques exigées par la production future ?

Il existe diverses manières d’analyser la distribution des revenus dans l’économie. La plus connue est la «distribution individuelle» qui se centre sur le revenu au moment où il est perçu. Il s’agit de la méthodologie la plus utilisée internationalement et c’est celle qu’emploie l’INDEC (institut de statistique). Les données se présentent en divisant la population en déciles, ce qui permet de dire, par exemple, combien accapare en plus le 10% des plus riches comparé aux 10% les plus pauvres. Ce type d’information, même s’il donne de façon visible les inégalités quantitatives, fournit peu d’informations sur les causes de cette distribution régressive.

Une deuxième manière d’aborder la question consiste à recourir à la «distribution fonctionnelle» qui se centre sur le moment de la «production du revenu» et non pas sur le moment de sa perception. Avec cette méthode, il est possible de faire la distinction de l’origine des revenus selon la place que les individus occupent dans la production. Les données sont présentées par exemple de telle façon d’indiquer la part des revenus reçus par les entrepreneurs, celle obtenue par les salarié.e.s et enfin celle allant aux indépendants.

Un avantage additionnel de cette seconde approche – qui n’exclut pas la première – réside dans son utilité comme pont de départ pour suivre ce à quoi sont destinés les revenus des différents acteurs sociaux. Cette méthode a été adoptée dans une récente étude intitulée «Distribution, consommation et investissement en Argentine au début du XXIe siècle». Elle a été réalisée par les chercheurs de l’université de Buenos Aires Javier Lindenboin, Damian Kennedy et Juan Grana […].

[Malgré les difficultés d’établir des séries homogènes pour les cinquante dernières années] les auteurs ont pu dégager des tendances très claires:

• La part des salaires dans le revenu n’a cessé de chuter depuis le milieu des années 1960 et s’est encore affaissée à partir des années 1990.

• Les données officielles montrent qu’entre 1950 et 1973 les salaires ont crû, avec des variations légères, pour se situer à hauteur de 40% du revenu (avec des pointes à hauteur de 50% pour la première phase du péronisme).

• La série du CEPED (Centro de Estudios sobre Poblacion Empleo y Desarrollo) indique pour 1993 que la part des salaires n’atteint plus que 38%. Elle chute de 3,5 points en 2001. En 2002, c’est un vrai saut dans le vide: une baisse de 9,5 points, à laquelle s’ajoute un tassement additionnel d’un point en 2003. Enfin, en 2004, on constate une très légère récupération. La dernière donnée de la série montre que la part des salaires dans le revenu atteint 26%.

• Les indépendants, qui au début des années 1990, obtenaient près de 10% du revenu, n’en disposent plus que de 5% en 2004.

• A l’opposé, les capitalistes, qui accaparaient moins de 50% du revenu, vont en disposer de 70%.

• L’ampleur de la distribution inégale peut être complétée par deux données. Durant les cinquante dernières années, les salarié.e.s ont continué à représenter 70 à 75% de la population active, alors que les employeurs, selon le dernier recensement national, ne comptent que pour 6% de cette population.

Une fois établie la distribution fonctionnelle surgit une question clé. A quoi chaque acteur social destine-t-il ses revenus ? Le revenu des salarié.e.s est consommé dans sa totalité, alors que les capitalistes le consomment et l’investissent. C’est la différence entre l’épargne et l’endettement (l’excédent ou le déficit du secteur privé). Ont été pris en considération les revenus capitalistes «internes», c’est-à-dire sans prendre en considération la part qui, dans le contexte de l’internationalisation du capital à l’échelle mondiale, prend la forme d’investissements en dehors de l’Argentine. Même si cette partie s’est multipliée par trois durant la dernière décennie, elle ne représente que 2,8% du revenu capitaliste interne. Une fois précisée cette question de méthode, les résultats obtenus sont les suivants:

• Entre 1993 et 2004, la part du revenu des «salariés et indépendants» dans la consommation privée a passé de 67,3% à 48,5% ; selon les premières données, il n’y a pas eu de changement dans ce domaine en 2005.

• En contrepartie, le «revenu capitaliste» a constamment augmenté. Alors qu’il représentait 32,7% de la consommation privée en 1993, il atteint 51,5% en 2004. Autrement dit, 6% de la population active consomme plus que 94% de celle-ci.

Toutefois, il y a une donnée supplémentaire. Non seulement la part des capitalistes dans la consommation a augmenté, mais a crû la part des revenus qu’ils destinent à la consommation. Alors qu’en 1993 ils consommaient 63% de ce qu’ils gagnaient, en 2004 cette part a atteint 69,7%. L’investissement est le facteur qui a subi le plus de préjudices liés à ce type de comportement: il a passé de 48,3% en 1993 à 37,6% en 2004.

Le total de la consommation et de l’investissement dépasse le 100% parce que, au cours de ces années, il y a un endettement du secteur privé. Il n’y a un excédent qu’en 2001 et en 2003, avec un pic en 2002, ce qui s’explique avant tout par la sortie de capitaux.

Le comportement consumériste des employeurs interroge quelques arguments utilisés comme justification du manque chronique d’investissement ; parmi eux, on peut citer «le manque de sécurité au plan juridique» ou «la nécessité de règles claires». On peut aussi mettre en question quelques approches sociologiques traditionnelles telles que l’ascétisme favorable à l’investissement propre à l’éthique protestante qui, selon Max Weber, se trouvait à la base de «l’esprit capitaliste» et, dès lors, à la racine des comportements de cette classe.

La participation réduite de manière forte des travailleurs à la richesse induit un processus d’affaiblissement de la force de travail qui affecte sa reproduction «de telle façon que son bas niveau se transforme en une limite concrète au fonctionnement économique sur le moyen et le long terme», comme le signale le CEPED.

Au-delà de quelques impératifs éthiques, le contexte qui ressort de cette étude ne peut que jeter le doute en matière de croissance et de développement. Selon les conclusions de cette recherche: un pays où le taux d’investissement et la participation des salarié.e.s dans le produit intérieur brut ainsi que le salaire se trouvent conjointement à des niveaux aussi bas est sans aucun doute un pays avec un futur compromis. La réorientation d’une part de la richesse sociale qui est destinée «à une consommation capitaliste sans fin» en direction de ces variables [investissements et salaires] est une nécessité incontournable à court terme qui certainement exige un effort différent que celui observé au cours des dernières années. (Trad. A l’Encontre).

* Cet article est paru dans le supplément Cash du 28 mai 2006 du quotidien Pagina 12.

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