Argentine

Javier Rodriguez

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Soja Power

Entretien avec Javier Rodriguez

Au mois de mars, la récolte de soja a commencé au Brésil et en Argentine. En dix ans, au Brésil, le volume de la récolte (saison 2008-2009) a augmenté de 75% ! Il y a 50 ans, au Brésil, le soja occupait 250'000 hectare. En 2009, quelque 23 millions.

La «sojisation» des terres a explosé de même en Argentine. Environ 16,5 millions d’hectares sont consacrés à la culture du soja en 2007. L’Argentine se trouve en troisième position des producteurs de soja, après les Etats-Unis, le Brésil et devant la Chine. Ces quatre pays produisent 90% du soja à l’échelle mondiale. La part du soja transgénique (OGM) ne fait que croître et, avec elle, le pouvoir des firmes qui contrôlent les semences ainsi que les intrants. Comme l’exprime bien un agronome français, ces sociétés et le grand capital qui disposent de ces millions d’hectares se comportent «comme des extracteurs de matières végétales», avec les effets environnementaux destructifs qui en découlent et l’expulsion des petits agriculteurs de terres cultivables.

En Argentine, la transformation de soja en huiles et tourteaux est concentrée dans la région de Rosario – Santa Fé, sur le fleuve Parana.

Les études économiques sérieuses – indépendantes des lobbies agro-industriels – sur l’essor de la production du soja en Argentine son rares. Dans une étude publiée ce mois de mars 2009, l'économiste Javier Rodriguez tente d’effectuer une radiographie des «Conséquences économiques du soja transgénique. Argentine, 1996-2006». Son travail a été diffusé par le «Red por una América Latina libre de transgenicos» (RALT)

J. Rodriguez est chargé de la chaire d'Economie Agricole de la Faculté des Sciences Economiques de l'Université de Buenos Aires (UBA). Il est également chercheur du Cenda (Centro de Estudios para el Desarrollo Argentino). L’entretien a été mené par le quotidien Pagina 12, dans son supplément hebdomadaire économique Cash, en date du 26 mars 2009. (Réd.)

Votre recherche se concentre sur l'avancée du soja transgénique à partir de 1996. Néanmoins, ce qu'on appelle la sojisation est antérieure à l'utilisation des transgéniques. Quelle est la spécificité qu’y ajoute l’utilisation des transgéniques ?

Je pense qu'il est clair que le processus de sojisation est antérieur à la diffusion des semences transgéniques. En effet, en 1991, le soja était déjà la principale culture du pays. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le changement technologique en direction de l'utilisation de ces semences a eu un tel succès: il a été appliqué massivement sur une culture qui était déjà de loin la plus importante. Sa spécificité réside dans un fait: elle a entraîné une rentabilité accrue, ce qui a accéléré la sojisation.

Outre l'augmentation du taux de profit, les effets économiques les plus connus de ce processus sont ceux liés au besoin de disposer d'exploitations à plus grande échelle et au remplacement d'autres cultures, avec leurs suites d'effets sociaux. Les autres aspects du problème sont-ils absents du débat économique ?

Il y en a plusieurs. Un est ce qui s'est passé avec l'emploi rural. La masse salariale totale dans la production primaire (agricole) a été fortement réduite. Il ne s'agit pas d'une réduction relative, comme celle que l'on peut attendre de presque n'importe quel changement technologique, mais d'un processus beaucoup plus drastique de diminution absolue de la masse salariale. Un deuxième aspect est la distribution des revenus à l'intérieur du secteur agricole. S'il y a d'un côté une augmentation des bénéfices et des rentes et de l'autre une réduction absolue de la masse salariale, cela signifie que la participation des travailleurs au total de la richesse produite s’est contractée, et ceci malgré le fait que, dans beaucoup de cas, le travail est plus qualifié que précédemment. Le troisième point est la discussion consistant à savoir si l'on génère, oui ou non, plus de valeur ajoutée. Beaucoup d'analystes sont habitués à s'exprimer en termes de tonnes totales de grains produits. Je pense qu'il faudrait déterminer ce qui s’est passé avec la valeur ajoutée de la production.

Qu'est ce qui s'est passé ?

Dans certaines régions, l'on observe le remplacement d'une production intensive par du soja, qui est une culture essentiellement extensive, ce qui signifie une réduction, en termes absolus, de la valeur ajoutée par hectare. Ce point est très important pour évaluer les fortes différences régionales de l'accélération de la sojisation. Les effets sont extrêmement différents selon qu'il s'agit de la région de la Pampa ou des zones extérieures à la Pampa. La sojisation donne en effet l'apparence d'homogénéiser la production, alors qu'en réalité, elle implique des rendements par hectare et des substitutions de productions très différents.

La sojisation signifie-t-elle une plus grande richesse en termes de richesse produite ?

Elle représente sans aucun doute une plus grande richesse. Le problème est qu'il y a eu une version très simpliste et impressionniste de ce phénomène, selon lequel les plus grands bénéfices que l'on pourrait obtenir entraîneraient, de manière inexorable, un bien-être accru pour l’ensemble de la population. C'est une répétition de la vieille idée des «retombées» automatiques de la richesse. Cela constitue en définitive une défense à outrance du libre marché. J'essaie de contester cette position qui est totalement détachée de la réalité et qui n'analyse pas tous les effets du processus que nous sommes en train d'évoquer.

Les entreprises agricoles soutiennent que le mécanisme de «retombées» ne se produit pas directement par le biais du versement des salaires, mais plutôt en lien avec d'autres secteurs, comme le transport, l'industrie rattachée à la culture du soja et les services.

Cela dépend. Il y a de nombreux travaux – et j'en cite un de 2002 – qui soutiennent que tout ce changement technologique «a nécessairement impliqué» une augmentation des postes de travail dans l'agriculture. La réalité est qu'il n'existe aucune preuve empirique qui soutienne cette affirmation. C’est exactement le contraire qui s'est produit. En ce qui concerne les «retombées» en termes de revenus fiscaux ou en faveur du secteur industriel secondaire (fourniture de matériel agricole), il faut insister sur le fait qu'il ne s'agit pas là de processus automatiques.

Par exemple ?

Prenons les tracteurs. Il y a effectivement une augmentation de la demande de tracteurs, mais environ 85% de cette demande est couverte par des importations. L'augmentation de la demande locale ne garantit donc pas une plus grande production du secteur de l’industrie métallurgique et mécanique. Autre exemple, celui du reste des machines agricoles. Dans les années 1960, l'Argentine était un important exportateur de machines, au moins à l’échelle régionale. Nous en exportions au Brésil, au Chili, en Uruguay, et cela commençait en direction de la Colombie.

A partir de ce moment, la production agricole a notoirement augmenté. Mais l'industrie des machines agricoles a connu un développement différent. D'abord elle s’est développée ; puis elle a chuté au moment de la désindustrialisation généralisée du pays (initiée dans les années). Elle a encore survécu, partiellement, durant les années 1990. A partir de 2002 (suite à la crise énorme de 2001 et à la dévaluation) on constate à nouveau une capacité exportatrice. Mais si nous nous mettons de nouveau à croire qu'il suffira d'une croissance de l'agriculture pour que cette industrie se développe toute seule, cela voudrait dire que nous n'avons rien compris au processus du développement industriel en Argentine.

Et qu'en est-il de l'emploi ?

Un autre point est la création de postes de travail dans la chaîne commerciale, ou dans les étapes suivantes. Ici il faut noter les différences qui existent entre les complexes agro-industriels et souligner que tous ne sont pas clairement tournés vers le marché extérieur comme c'est le cas pour le soja. Certains ont mis en relief que dans la phase de commercialisation est créé un nombre important de postes de travail ; mais ils ne disent pas que la statistique intègre, par exemple, les boulangeries et les boucheries, et que ce type d’emplois dépend très fortement du marché intérieur.

Outre la répartition entre les différents secteurs de l'économie, il y a ce qui est intersectoriel. Comment se répartissent les gains les plus importants entre les producteurs ?

Un des points importants de la recherche est l'analyse des «acteurs» qui adoptent le changement technologique. A partir des données reprises du Recensement National Agricole, on a observé que la plupart des petites exploitations ne font pas du soja. Cette culture ne leur convenait pas car elles n'ont pas la taille adéquate. Une autre strate d’exploitations, dans la région de la Pampa, qui dispose de surfaces entre 200 et 500 hectares, n'a non plus pas la bonne taille pour produire du soja. Dès lors, ces propriétaires ont la possibilité de louer la terre d’un tiers. Ce dernier va sortir de la production parce qu’il lui est plus rentable de louer cette terre que de produire [d’où le processus rapide de concentration]. A la même échelle, ceux qui continuent à produire ont un problème de taille pour faire du soja. En conséquence, leurs coûts sont plus élevés, et leur rentabilité inférieure relativement aux choix d’autres cultures.

C'est ainsi que s'est accélérée la concentration de la production ?

Ce que l'on voit c'est que le processus de concentration productive existant dans la région de la Pampa est une conséquence directe du seuil plus élevé de la taille d’entrée minimum exigée par la production de soja. Il n’y a pas d'alternatives, en termes de rentabilité similaire, pour des exploitations de plus petite taille.

Il existe donc une rationalité économique guidée par la rentabilité de la culture. Vous soutenez que cela conduit à un déséquilibre productif et social. Les tentatives du secteur étatique de réguler ces déséquilibres se sont heurtées à une forte résistance de la part des «acteurs» (des grands producteurs). Les droits d’exportation (impôts sur les exportations que le gouvernement de Cristina Kirchner voulait imposer en 2008) constituent-ils la seule voie de régulation ?

Non, de toute évidence. C'est un outil très efficace dans la mesure où il modifie les prix relatifs, et par là il peut contribuer à égaliser les rentabilités des différentes productions. Néanmoins, cette action doit être complétée par d'autres instruments […].

La sojisation est-elle inévitable ?

La sojisation a été la réponse à une transformation dans la demande mondiale d'aliments. Dans ce sens, le processus aurait pu être différent si on n'avait pas laissé toute la régulation aux mains du marché, en particulier depuis l'adoption des transgéniques. Avec une autre régulation, on aurait pu atteindre, outre une augmentation des exportations, d'autres objectifs désirables pour le développement agricole. Tels que l'amélioration de l'approvisionnement d'aliments à des prix accessibles pour la population ; la promotion d'un développement plus intégré au niveau régional ; une défense de la valeur ajoutée locale et la protection de l'environnement.

Est-ce que la surface cultivée avec du soja continuera à augmenter ?

Elle a continué à augmenter, après le conflit de 2008 (entre le gouvernement et un secteur des producteurs). Les surfaces cultivées ont crû de quelque 400'000 hectares durant la campagne 2008-2009 par rapport à la précédente. Tout laisse prévoir que cette tendance se poursuivra.

Que pensez-vous du débat écologique au sujet desdits effets négatifs sur la santé humaine des transgéniques ?

Quand on parle des possibles effets sur la santé, il s'agit d'effets à long terme. Et leurs conséquences pourraient affecter les bénéfices immédiats de certaines firmes [Monsanto, Sygenta, etc.]. Ce qui apparaît clairement, c'est que l'étude de ces conséquences ne peut pas rester dans les mains des privés, mais doit être intégrée à l'action de l'Etat, qui devrait veiller à l'intérêt plus général.

Le problème réside-t-il dans la semence, dans son caractère transgénique ou dans le mode de production mis en place ?

De l'étude des «conséquences» d'un processus de diffusion d'un changement technologique, comme c'est le cas ici, il ressort que les résultats ont pris la tournure que l’on connaît ; cela sous l’effet de la régulation même du processus. Je crois donc que la clé du problème réside dans une discussion du contexte d’ensemble dans lequel s’est produite cette diffusion des transgéniques. C’est l’angle sous lequel pourrait surgir la possibilité d’obtenir des résultats différents.

Considérez-vous comme justes les patentes et les droits de redevance que réclament ceux qui ont développé ces nouvelles technologies ?

La question des patentes (brevets) et des redevances est très particulière en Argentine, à cause de la manière dont on a impulsé la diffusion des semences génétiquement modifiées. Le fait qu'initialement on [les transnationales] n'ait pas encaissé des droits pour ces semences a constitué une stratégie de diffusion extrêmement réussie. Mais à partir du moment où toute concurrence non transgénique a été éliminée, en particulier en ce qui concerne le soja, différentes mesures ont commencé à être prises par les transnationales tendant à faire payer ces droits.

Dans le cas du soja, un véritable monopole a été créé, maintenant, il n'est plus possible de trouver des semences non génétiquement modifiées. A partir de ce monopole, Monsanto a commencé à signer une série «d'accords privés» de droits étendus, surtout avec les grands producteurs. Cela est sans doute en contradiction avec la loi sur les semences actuellement en vigueur en Argentine.

Il est compréhensible que des études effectuées par des parties intéressées, comme des sociétés de grand producteur ou des entreprises biotechnologiques, soient strictement apologétiques. Mais il est plus étrange que rien ne soit dit sur les effets négatifs dans des travaux économiques, comme par exemple ceux effectués par le FAO (Food and Agriculture Organization des Nations Unies). Comment expliquer ces résultats ?

Le FAO a réalisé toute une série d'études sur la base d'une méthodologie «orthodoxe» (dominante), et à partir de ces prémisses les résultats vont dans le sens d'indiquer que tous les effets d'un changement technologique sont considérés comme positifs. Dans mon étude, je critique vigoureusement le cadre théorique dans lequel ces travaux ont été effectués. Il est nécessaire de le remettre en question, parce que c'est à partir de ce modèle que sont obtenus les résultats de ces études.

Ce qui est lamentable, c'est que c'est à partir de tels travaux qu’est mise en place la politique que les gouvernements doivent impulser: l’unique régulation consiste à accepter «les prix du marché» [c’est-à-dire ceux construits par les grandes firmes et les propriétaires dominants].

Cela aboutit à des effets opposés aux objectifs proclamés par la FAO elle-même ; cette dernière est supposée pourtant promouvoir «le développement économique des pays». (Traduction A l’Encontre)

(4 avril 2009)

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