Allemagne

 

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Débrayages dans l'industrie des machines en Allemagne
Le patronat à l'offensive

J.-F. Marquis

Une vague de grèves d'avertissements, organisée par le syndicat IG Metall, a lieu dans l'industrie des machines en Allemagne. L'enjeu immédiat est le renouvellement du contrat collectif (Tarifvertrag) réglant les salaires. Mais les patrons, réunis dans l'association patronale Gesamtmetall, sont à l'offensive. Ils ont saisi cette échéance pour mettre sur la table deux de leurs objectifs essentiels: l'affaiblissement des contrats collectifs de travail nationaux et l'augmentation du temps de travail, sans compensation salariale automatique, donc avec une baisse de salaire.

Des offensives analogues sont menées par les associations patronales dans d'autres secteurs, comme la presse et l'imprimerie. Cette confrontation est également incompréhensible si l'on ne la situe pas dans un double contexte: d'une part la débâcle de l'IG Metall, qui a interrompu fin juin 2003 la grève lancée pour les 35 heures dans les «Länder» de l'Est et qui a ainsi subi une défaite en rase campagne, d'autre part le paquet de contre-réformes conservatrices mises en úuvre par le gouvernement Schröder sous le chapeau de l'Agenda 2010.

Des débrayages, pas encore la grève

C'est le 28 janvier 2004, à minuit, que l'accord tarifaire réglant les salaires est arrivé à échéance dans l'industrie des machines allemande.

Les débrayages ont immédiatement débuté. Selon la tactique habituelle de l'IG-Metall, ils ont lieu dans des entreprises sélectionnées dans différents Länder. Formellement, les négociations contractuelles ont lieu dans les Länder ; mais une région est choisie comme «région-pilote» ; normalement, l'accord qui y est conclu est ensuite généralisé à l'échelle nationale.

Ainsi, selon l'IG Metall, 16000 travailleurs ont débrayé le 29 janvier, 50000 le 30 janvier, 12000 le 2 février, 43000 le 3 février.

Il s'agit d'une mobilisation qui est encore limitée. Ce n'est pas une grève proprement dite, pouvant prendre la forme d'arrêts de travail de plusieurs jours, comme cela avait eu lieu au printemps 2002. Il n'y a en effet pas encore eu de votation sur les mesures de lutte, indispensable pour qu'une grève, au sens propre du terme, soit décrétée.

Revendications salariales contraintes

L'enjeu immédiat est la question des salaires. La direction d'IG Metall a choisi de présenter une revendication de 4 % d'augmentation pour une période de 12 mois. Mesurée à l'aune helvétique, la somme peut sembler conséquente. Il faut se détromper.

La tradition est solidement établie en Allemagne de revendications nettement supérieures au résultat effectivement visé. De fait, ce chiffre de 4 % est le plus bas présenté par IG Metall depuis de nombreuses années. De plus, une augmentation de la masse salariale de 1,39 %, suite à une redéfinition de la grille des salaires, a déjà été décidée, lors du précédent renouvellement de l'accord tarifaire, en 2002. On prend ainsi mieux la mesure de l'«audace syndicale».

Cela ne veut pas dire que la question des salaires ne soit pas importante pour les travailleurs de la branche. Au contraire, une enquête menée en 2002 a montré que les salarié·e·s attendent en premier lieu du syndicat qu'il leur aide à obtenir de meilleurs salaires (en moyenne 2500 euros par mois).

Le patronat veut pousser l'avantage

En face, l'association patronale Gesamtmetall propose un accord valable deux ans, avec chaque année une augmentation de seulement 1,2 %.

Mais, surtout, Gesamtmetall fait une offre conditionnelle: cette augmentation n'interviendra que si le syndicat accepte, premièrement, que les entreprises le souhaitant puissent prolonger leur temps de travail de 35 à 40 heures et, deuxièmement, que la question du paiement de ces heures soit réglé au niveau des entreprises et que celles-ci aient la possibilité – avec l'accord du comité d'entreprise (Betriebsrat) bien entendu ! – de ne pas les payer, ou de n'en payer qu'une partie. Gesamtmetall résume ainsi son objectif, dans un argumentaire officiel: «Tâche la plus importante: baisser les coûts du travail et ouvrir les contrats.»

Avec cette exigence, le patronat veut donc faire coup triple: 1) augmenter le temps de travail, 2) flexibiliser les salaires horaires et les baisser 3) casser encore davantage la cohérence nationale des contrats collectifs et affaiblir le syndicat par rapport aux comités d'entreprise.

Coordination patronale

Ce n'est donc pas une petite affaire. D'autant plus que cette offensive n'est pas isolée. Ainsi, les éditeurs ont confronté les journalistes à des revendications de diminution des vacances (jusqu'à 5 jours), d'augmentation du temps de travail (2 à 3,5 heures par semaine) et de baisse des salaires. Les journalistes ont voté les mesures de lutte et plusieurs milliers d'entre eux ont commencé à participer à des grèves, fin janvier.

Dans l'imprimerie, où doit être renouvelé le contrat-cadre, les patrons veulent aussi pouvoir augmenter le temps de travail hebdomadaire de 35 à 40 heures, sans compensation salariale, et déléguer de nombreuses questions au niveau des entreprises. Ils exigent aussi des baisses de salaires, par le biais de la diminution des suppléments existant pour le travail de nuit, en équipe, le week-end, etc.

Quand IG Metall vante la flexibilité

La direction d'IG Metall rejette officiellement les revendications patronales. Mais de manière extrêmement défensive.

Ainsi, elle rappelle que l'actuel contrat permet déjà une extrême flexibilité en matière de temps de travail. Reinhard Bispinck, spécialiste des relations contractuelles à la Fondation Hans-Böckler (liée aux syndicats allemands) explique: «Le contrat de l'industrie des machines offre (presque) toutes les possibilités de flexibilité concevables en matière de temps de travail. A l'exception d'une chose: l'augmentation du temps de travail sans compensation salariale. Il faut qu'il en reste ainsi, dans l'intérêt des chômeurs comme des travailleurs de la branche.»

Voici le tableau dressé par la Fondation Hans-Böckler, édifiant:

• Le temps de travail hebdomadaire est réglementairement de 35 heures dans les Länderde l'ouest, de 38 heures dans ceux de l'est. Cette différence offre déjà une confortable marge de manúuvre aux employeurs.

• Le temps de travail hebdomadaire peut fluctuer et être annualisé (moyenne sur 12 mois). Cela a pour conséquence de faire disparaître les heures supplémentaires payées.

• Exceptionnellement, la période pour atteindre la moyenne (de 35 ou 38 heures) peut être étendue à 24 mois.

• Entre 13 % et 18 % des salarié·e·s (cela varie selon les régions) d'une entreprise peuvent être contraints de travailler 40 heures par semaine (avec augmentation correspondante du salaire).

• Le travail en équipe et de nuit peut être mis en úuvre sans autre. Le samedi est considéré comme un jour de travail normal.

• En cas de besoin, il est possible de demander 10 heures de travail supplémentaire par semaine, 20 heures par mois.

• Pour des groupes particuliers de travailleurs, il est possible d'ajouter à ce pensum un volume encore plus grand d'heures supplémentaires.

• La semaine de travail peut ainsi être portée jusqu'à 50 heures.

• En cas de nécessité, pour sauver les emplois, le temps de travail peut être réduit jusqu'à 29 heures hebdomadaires, avec baisse de salaires.

On comprend qu'en 2000, Dieter Hundt, le président de la Confédération des employeurs allemands, le BDA, ait pu déclarer: «Nous sommes désormais si flexible en matière de temps de travail que prétendre que les contrats collectifs de travail empêchent la mise en úuvre de solutions d'entreprise relève soit de la malveillance, soit de l'ignorance.»

Cette réalité n'a pas peu contribué aux conditions permettant à la Banque centrale allemande, dans son rapport d'octobre 2003, de distribuer un satisfecit éclairant: «En comparaison avec la fin 1998, les entreprises allemandes ont, à la mi-2003, nettement amélioré leur compétitivité prix (5 % environ) vis-à-vis de leurs concurrents de l'espace euro.»

Nouvelles reculades annoncées

Mais le nouveau président de l'IG Metall, Jürgen Peters, a déjà publiquement manifesté sa disponibilité à aller encore plus loin. Par exemple, à propos de la règle permettant à 13 % ou 18 % des salarié·e·s d'une entreprise de travailler 40 heures par semaine. IG Metall, comme les syndicalistes combatifs, constatent que le contrôle du respect de cette règle est de fait impossible, ce qui laisse une incroyable marge de manúuvre aux employeurs. Peters propose de «répondre» à cette situation par… davantage de souplesse. De même, dans des déclarations faites fin janvier, Peters a de fait admis la possibilité qu'il n'y ait bientôt plus de contrat collectif de travail national s'appliquant dans les Länder de l'est. Il a annoncé que, dans ce cas, IG Metall se battra pour des contrats d'entreprises.

Les objectifs patronaux

Fin octobre 2003, Michael Rogowski, président de la Confédération de l'industrie allemande, la BDI, déclarait: «Je me souhaite parfois un grand feu, pour y jeter la loi sur les conseils d'entreprise et les contrats collectifs de travail. Alors on pourrait recommencer à partir de zéro.» Voilà un propos qui, en Allemagne, ne manque pas de résonance historique.

Cela dit, tout indique que la stratégie de la bourgeoisie allemande est plus contournée, et peut-être plus dangereuse.

Cela fait bientôt deux décennies que le patronat fait, sans relâche, campagne sur le thème des contrats collectifs de travail trop rigides, obstacles à la compétitivité du «Standort Deutschland». Cette pression constante a permis, premièrement, d'imposer une dose de flexibilité redoutable dans cette prétendue rigidité, particulièrement en matière de temps de travail. Et, en même temps, de désorganiser la capacité des salarié·e·s à défendre collectivement leurs droits, en multipliant les situations différentes, en creusant les écarts, en valorisant les comités d'entreprise, en contribuant à affaiblir les organisations syndicales, saignées par ailleurs par d'importantes pertes de membres.

Se dessine ainsi l'objectif effectif du patronat allemand: d'un côté maintenir des contrats collectifs nationaux, garantissant la paix du travail et une prévisibilité des coûts, de l'autre, étendre la flexibilité au niveau des salaires et, enfin, offrir le maximum de marges de manúuvre aux entreprises, face à des syndicats et des salarié·e·s affaiblis. Bref, gagner sur tous les tableaux.

Peters-Huber: fausse opposition

La bataille pour les 35 heures, et la victoire en 1984, ont valu en Allemagne et en Europe une réputation combative à la direction de l'IG Metall. Au point de faire oublier ce qu'est le cúur de son appareil. Klaus Zwickel, président jusqu'à l'été 2003 de l'IG Metall, a fait partie du conseil de Mannesmann qui a attribué au PDG de ce groupe, Klaus Esser, un parachute doré de 40 millions de DM, après le rachat de Mannesmann par Vodafone en 2000, ce qui est au cúur du procès où est jugé aujourd'hui, notamment, Josef Ackermann, le patron de la Deusche Bank, collègue, dans ce cas, de Zwickel.

Mais la photographie des reculs en matière de flexibilité du temps de travail et de dérogations pour les entreprises, qui n'ont pas seulement été imposés à la direction de l'IG Metall, mais qui sont aussi présentés par cette dernière comme des réalités positives, met à jour une image plus proche de la réalité. Sans oublier le contenu des divers «modèles VW», véritables dispositifs d'adaptation des salarié·e·s aux exigences de la mise en valeur du capital.

Dans ce contexte, deux événements sont à mettre en lumière.

En juin 2003, l'IG Metall a lancé une grève dans les Länderde l'est pour la semaine de 35 heures. Cette grève s'est heurtée à un patronat déterminé à ne pas céder, conscient des faiblesses de la syndicalisation dans cette région de l'Allemagne, véritable «zone spéciale». Un patronat sachant aussi pouvoir compter sur l'appui du gouvernement Schröder.

Mais surtout, alors que la grève se prolongeait, des pans entiers des comités d'entreprises, et donc des appareils régionaux de l'IG Metall, se sont distanciés de la grève, sous prétexte qu'elle menacerait les emplois, dans l'industrie automobile par exemple, touchée par les goulots d'étranglement provoqués par les arrêts de travail.

Si bien qu'au bout de 4 semaines de mouvement, le président Zwickel a annoncé publiquement la fin du mouvement. Les instances n'ont plus eu d'autre choix que d'entériner ce coup de force. La lutte était cassée. Les syndicalistes des Länderde l'est se sont sentis trahis. Le patronat a engrangé face à l'IG Metall une victoire historique. Dont il cherche aujourd'hui à récolter tous les fruits.

C'est alors que s'est déclenchée une lutte ouverte pour la présidence de l'IG Metall entre Jürgen Peters et Berthold Huber. Peters, prince héritier désigné, est présenté comme plus combatif, ou comme une «tête de béton» par ses adversaires. Huber, dont la base est l'industrie automobile du Bade-Wurtemberg (Daimler, etc.), s'affiche moderniste. Peters, responsable de la politique contractuelle de l'IG Metall, fut rendu responsable de la débâcle de la grève à l'est par Zwickel et les partisans de Huber, qui exigèrent qu'ils renoncent à la présidence du syndicat. Au bout de quelques semaines, un accord a cependant mis un terme à cette bataille d'appareil: en novembre 2003, une co-direction Peters-Huber a été élue à la tête de l'IG Metall.

La conduite depuis lors de la bataille contractuelle confirme que les différences effectives d'orientation entre ces deux patrons du syndicat sont plus que restreintes, contrairement à l'image complaisamment répandue, y compris dans la presse syndicale helvétique. Tous deux s'intègrent au rapport de force négatif et proposent des adaptations à cette «réalité». Un syndicalisme combatif ne se développera qu'en s'émancipant de telles fausses oppositions.

Schröder à l'œuvre

La force de l'attaque patronale, enfin, renvoie à la portée de l'orientation économique, sociale et politique portée par le gouvernement Schröder. L'Agenda 2010 marque une vraie accélération dans les contre-réformes conservatrices en Allemagne. Pressions accrues sur les chômeurs, baisses d'impôts, coupes dans les retraites, attaques à l'assurance maladie ; le paquet est ample. Cet ensemble de 16 lois ne «laisse intacte pas une facette de l'économie sociale de marché allemande» (Financial Times, 25 novembre 2003). La CDU / CSU, ouvertement encouragée par de nombreux secteurs bourgeois européens, en profite pour pousser le bouchon: elle a par exemple lancé à l'automne 2003 une offensive contre les droits des organisations syndicales en matière de contrats collectifs de travail. Le patronat emboîte le pas. Et tous convergent pour infliger des défaites conséquentes aux salarié·e·s. Cette bataille, au cúur de l'Europe des 25, sera lourde de conséquences.

4 février 2004

 

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